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La formation, droit négligé par les conseillers

À la une | publié le : 03.12.2014 | Anne Fairise

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La formation, droit négligé par les conseillers

Crédit photo Anne Fairise

Bien peu de juges prud’homaux se forment au droit du travail. La réforme tente de remédier à cette carence en imposant un tronc commun initial sur la procédure et la déontologie, puis une formation continue.

C’est un chiffre glaçant pour les salariés et les employeurs qui demandent réparation devant leurs pairs siégeant au conseil de prud’hommes (CPH). Et une réalité très inconfortable pour les organisations syndicales et patronales, chargées de former ces juges non professionnels. Les conseillers prud’hommes, qui peuvent bénéficier de trente-six jours de formation financés par l’État pendant leur mandat de cinq ans, n’utilisent que… 36 % de leurs droits ! Un taux calculé par Alain Lacabarats, ex-président de la chambre sociale de la Cour de cassation, dans son rapport qui inspire la réforme. L’équivalent de deux jours et demi de formation par an, en moyenne, pour chacun des 14 512 conseillers. Rien de trop pour se tenir au parfum des multiples évolutions réglementaires, législatives et jurisprudentielles.

AUCUNE OBLIGATION

D’autant que la quasi-totalité des salariés, patrons de PME ou retraités élus pour faire fonctionner les tribunaux du travail de première instance, n’ont reçu aucune formation avant d’endosser le costume de juge. « La formation continue est obligatoire pour les magistrats [cinq jours par an depuis 2009]. Pourquoi les non-professionnels en seraient-ils dispensés ? La question des compétences se pose pour tous », martèle Alain Lacabarats, sévère sur le contenu des formations, sous-traitées par l’État aux partenaires sociaux depuis 1982. « Naturellement orientées », parfois partisanes sur les questions de procédure, légères sur les règles de rédaction de jugements… N’en jetez plus ! Le remède de cheval du rapporteur, auquel le gouvernement s’est rangé, est à la hauteur du diagnostic : les futurs conseillers désignés en 2017, et non plus élus, devront suivre un tronc commun obligatoire sur la procédure et la déontologie délivré par l’École nationale de la magistrature (ENM) et celle des greffes. Et s’astreindre à de la formation continue auprès des cours d’appel. En sus des formations existantes, maintenues.

C’était une exigence des organisations patronales et syndicales, qui accueillent globalement bien la réforme. Du moins, l’obligation de formation. « Tous les syndicats étaient partisans d’une formation d’au moins trois jours par an pour chaque conseiller, lorsqu’ils ont été consultés en 2013 », rappelle Jean-François Agostini, de la CFTC. Mais la volonté du gouvernement de la confier aux magistrats de l’ENM et des cours d’appel fait bouillonner le patronat et la CGT. Et ravive vite la défiance des « juges de terrain » à l’égard des pros du droit. « Si l’objectif est que tous les conseillers, patronaux et syndicaux, pensent la même chose, c’est non ! Alain Lacabarats a oublié que le conseil de prud’hommes est un organe paritaire, où s’affrontent des interprétations différentes du droit du travail », tempête Michel André, président Medef du CPH de Nanterre et formateur depuis vingt-cinq ans d’Entreprises et Droit social (EDS), dont les sessions sont ouvertes aux 7 000 conseillers employeurs. « Le regard du juge, professionnel ou pas, ne peut être neutre », renchérit Bernard Augier, président cégétiste du CPH de Lyon.

PEU DIPLÔMÉS

Un défi, aussi, pour les premiers intéressés. « Beaucoup me disent déjà : un enseignement à l’École nationale de la magistrature, ce n’est pas pour moi », souffle Anne Dufour, vice-présidente CFDT du CPH de Paris et formatrice en Ile-de-France. Syndicalistes aguerris et très investis dans l’organisation juridique de leur syndicat ou petits patrons de PME…, beaucoup de ceux qui « font » le tribunal du travail sont en effet peu diplômés, si l’on en croit une étude portant sur 800 conseillers réalisée par le sociologue Laurent Willemez (Curapp, CNRS) : 41,3 % des conseillers salariés et 23,2 % chez les employeurs n’ont pas le bac.

L’arrivée de magistrats dans la formation serait en tout cas une révolution. Hormis l’Association des employeurs de l’économie sociale, aucun organisme agréé ne recourt qu’à des avocats ou magistrats pour former. Et certainement pas les deux plus importants, le patronal EDS et le cégétiste Prudis. Le premier forme ainsi ses propres formateurs, conseillers aguerris et représentants des Medef territoriaux. « Nous ne voulons pas de gens extérieurs à notre doctrine et aux messages qu’on veut faire passer », précise Michel André, pour qui les juges patronaux doivent porter « les valeurs de l’entreprise » dans les CPH. Des journées annuelles nationales, rassemblant soit des conseillers – plus de 500 –, soit des présidents employeurs de CPH se chargent d’harmoniser les pratiques.

ÉROSION EN FIN DE MANDAT

Idem pour l’organisme de la CGT. Prudis, qui s’appuie sur 200 formateurs internes, a un objectif clair. « Notre démarche vise à former des conseillers prud’hommes à l’exercice de leur mandat syndical et non à former des juristes », peut-on lire dans le bilan d’activités 2012, que Liaisons sociales magazine s’est procuré. Quant au cursus proposé aux conseillers, il vise à « faire acquérir au plus grand nombre […] des capacités de mise en œuvre de nos stratégies dans les conseils ».

Sauf que le militantisme manque de têtes assidues. Et toutes les organisations se creusent la cervelle pour pousser les conseillers à se former. D’autant plus aujourd’hui que la réforme prolonge le mandat des élus de 2008 jusqu’en… 2017. La réalité, c’est plutôt le nombre croissant de conseillers, surtout employeurs, qui jettent l’éponge. « En fin de mandat, il y a toujours une érosion du nombre de stagiaires. Cela nous impose beaucoup de relances et de trouver des thèmes sexy, d’actualité et novateurs », explique Albane Boulay, de l’Association de formation des employeurs de l’économie sociale (478 conseillers). Résultat, aucun organisme ne consomme la totalité des crédits auxquels il pourrait pré tendre…

Pas même Prudis : ses 2 853 élus n’ont utilisé que 48,87 % de leurs droits entre 2008 et 2012. Ce qui n’empêche pas la CGT, discrète sur le sujet, de réclamer un doublement des droits à la formation ! Côté patronal, l’assiduité est encore moindre. Dans les Hauts-de-Seine, à peine la moitié des 192 conseillers employeurs se forme au moins… un jour par an. Un chiffre constant depuis des lustres, selon Michel André, formateur EDS, qui a même tenté des sessions de 13 heures à 21 heures pour que les employeurs puissent bosser le matin. Sans plus de succès.

Les récalcitrants types sont connus : des DRH, des avocats, de « vieux » conseillers qui croient tout savoir… « Les conseillers salariés se forment plus parce qu’ils sont indemnisés », plaide Richard Muscatel, président CGPME de la section commerce du CPH de Paris et ex-DRH dans la restauration. Pas le temps, pas de besoin particulier, lieu de formation trop éloigné…, dans le questionnaire que l’Association des employeurs de l’économie sociale fait remplir à ses stagiaires, les mêmes raisons sont toujours évoquées pour expliquer les refus.

UNE OBLIGATION MORALE

« Être conseiller, c’est une activité à temps très partiel. On peut n’assister qu’à 12 audiences d’une demi-journée par an. Certains ne voient pas l’intérêt de se former pour siéger si peu », renchérit la cédétiste Anne Dufour. En l’absence de formation obligatoire, les arguments pour convaincre manquent. « Un syndicat ne peut retirer un mandat à un élu. Et les présidents de conseil n’ont pas de pouvoir disciplinaire sur ce sujet », poursuit-elle. Ce qui ne les empêche pas de battre le rappel, en fin d’année. Et contraint toutes les organisations à répéter que la formation est une obligation morale. « Cela fait partie du contrat de mandatement », précise Jean-François Agostini, conseiller cadre CFTC au CPH de Bordeaux et formateur.

Ce faible investissement interroge la capacité des organisations à déployer des formations de proximité. Et à bâtir une offre attrayante. Toutes n’ont pas investi également ou ne trouvent pas, en interne, les relais. Comme le rappelle Laurent Loyer, secrétaire confédéral CFDT : « Si le lien est distendu entre l’union régionale et ses conseillers, les formations seront peu nombreuses. Le mandat prud’homal n’est pas celui où le syndicaliste est le plus impliqué dans son organisation. » À tel point que la CFDT a créé un module « identitaire » pour ses conseillers ! C’est un souci, aussi, à la CGT, qui s’appuie sur ses unions départementales. Rien de commun entre la mobilisation du Nord avec 2 663 jours de formation de 2008 à 2012 pour ses 133 élus et le Gers, qui n’en décompte que sept pour ses neuf élus…

14 512 conseillers élus en 2008

36 jours de formation sur cinq ans finançables par l’État, dont 36 % seulement sont consommés

18 associations de formation sont agréées, dont 12 rattachées à des organisations syndicales ou patronales.

55 millions C’est le budget, en euros, prévu par l’État pour la formation sur 2009-2015.

Source : rapport Lacabarats (juillet 2014) ; projet de loi de finances 2015.

Auteur

  • Anne Fairise