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Décodages

Préjudice d’anxiété, le contentieux qui fait peur au patronat

Décodages | Santé | publié le : 04.11.2014 | Anne Fairise

Reconnu pour l’amiante, le préjudice d’anxiété lié au risque de développer une maladie professionnelle pourrait s’étendre à d’autres expositions. Et entraîner une explosion des recours. Un cauchemar pour les employeurs.

Nous sommes les premiers de cordée. La voie est difficile mais nous avons l’habitude des épreuves dans la du rée. » En entrant, le 3 octobre, au conseil de prud’hommes de Longwy (Meurthe-et-Moselle), entouré d’une centaine d’anciens du fer et du charbon, François Dosso, de la CFDT Mineurs, ne cache pas sa détermination. Ce vendredi, l’enjeu est considérable : faire reconnaître comme préjudice indemnisable non pas une maladie professionnelle comme la bronchite chronique du mineur, mais l’anxiété de dix « gueules jaunes ». Des anciens des puits d’extraction de fer de Giraumont et de Droitaumont, fermés en 1978 et 1987, qui craignent de développer une maladie mortelle pour avoir inhalé des produits cancérigènes pendant leur carrière sous terre.

En jeu, 30 000 euros de dommages et intérêts pour chacun des dix, obligés de vivre avec cette épée de Damoclès. Comme Edmond Kicinski, qui a vu disparaître huit des dix membres de son équipe, ou Serge Rousset, 73 ans « dont trente-deux au fond », qui compte trois ex-collègues atteints de plaques pleurales, attestant d’une exposition à l’amiante. « D’après nos études, ces travailleurs du fond ont été exposés à 11 produits cancérigènes différents », souligne François Dosso, pour qui la preuve de l’exposition est médicalement constatée. Les chiffres sont selon lui édifiants : le risque de développer une maladie professionnelle serait « 23 fois plus élevé pour les mineurs » et que celle-ci soit « évolutive et mortelle, 144 fois plus élevé ». Pourtant les plaignants semblent « en parfaite santé », relève pendant l’audience André Souman, le défenseur patronal, qui soulève l’indignation de la salle.

Un jugement test. Mis en délibéré le 19 décembre, ce jugement aura valeur de test. Parce qu’il influera sur le sort des… 760 dossiers en attente à 117 kilomètres de là, aux prud’ hommes de Forbach (Moselle), où les anciens mineurs des Charbonnages de France ont déposé une demande similaire. Parce qu’il est susceptible, aussi, de donner corps à l’un des pires cauchemars des juristes en santé et sécurité au travail. Depuis que la Cour de cassation a reconnu en mai 2010 le « préjudice d’anxiété » pour les travailleurs de l’amiante qui ne sont pas malades, ceux-là s’interrogent sur une possible extension du champ d’application de cette jurisprudence. Ouvre-t-elle la voie à l’examen des conditions de travail des salariés exposés aux rayons ionisants, au bitume ou aux solvants ? Dans la construction ferroviaire et navale, la métallurgie, les travaux publics, l’industrie chimique, pharmaceutique, pétrolière…, les victimes potentielles seraient légion. À Longwy, elles se sont organisées depuis deux ans. « C’est la première fois que la question dépasse la problématique des travailleurs de l’amiante », rappelle Jean-Paul Teissonnière, avocat parisien des mineurs.

Cette « première » intervient de surcroît alors que les entreprises impliquées dans les dossiers « amiante » sont en proie… à une sévère poussée d’anxiété. La jurisprudence de la Cour de cas sation, précisée en avril et juillet, leur est très défavorable. Leurs ex-salariés n’ont plus besoin de démontrer, individuellement, l’existence de leur anxiété par des examens ou des documents médicaux ni de prouver leur exposition. Peu importe qu’ils aient travaillé trente ans au contact de l’amiante ou un mois au service comptabilité : le simple fait d’avoir travaillé dans un établis sement porté sur les listes ouvrant droit à la préretraite amiante établit la réalité de leur préjudice d’anxiété !

Un séisme pour les employeurs. « La Cour de cassation s’affranchit des principes du droit commun de la responsabilité civile. Elle crée un régime juridique autonome avec une responsabilité objective, le salarié n’ayant plus à faire preuve de l’anxiété et de son étendue. Cela conduit à l’évaluation d’un préjudice subjectif de manière arbitraire et forfaitaire, martèle Joumana Frangie-Moukanas, avocate chez Flichy Grangé. C’est critiquable : la simple inquiétude peut-elle donner lieu à réparation ? » De quoi alimenter encore la peur patronale d’une extension non contrôlée du préjudice hors de l’amiante. À juste titre : des dossiers concernant des fonderies, des aciéries et des verreries ont été déposés. L’inquiétude des employeurs est telle qu’ils s’en sont ouverts à la ministre des Affaires sociales, à l’automne dernier, lors de l’examen de la réforme des retraites créant le compte de pénibilité. Afin de s’assurer que la fiche de prévention, où chaque employeur recense les expositions aux risques de ses employés, ne peut être utilisée comme preuve lors de futurs contentieux. Marisol Touraine s’est alors prononcée pour une dissociation des sujets…

Une ardoise colossale. Aujourd’hui, les entreprises redoutent avant tout les incidences financières de l’indemnisation automatique accordée aux travailleurs de l’amiante. À raison. Car elles affrontent un contentieux de masse : 23 000 dossiers, déposés par les seuls cabinets Teissonnière et Ledoux, embouteillent les prud’hommes, partout en France, depuis l’an passé. Sachant que les dommages et intérêts réclamés par salarié peuvent atteindre 15 000 euros, l’ardoise est colossale. Certaines grandes sociétés ont provisionné des fonds, tel Valeo. « Beaucoup de PME ne pourront payer et vont déposer le bilan », pronostique l’avocate Joumana Frangie-Moukanas. Au régime de garantie des salaires (AGS), qui hérite des créances des entreprises défaillantes, l’addition était de 698 millions d’euros fin août. « Si toutes les affaires étaient gagnantes aujourd’hui, l’AGS basculerait dans le rouge. La seule issue serait d’augmenter la cotisation dont s’acquittent seuls les employeurs pour financer le régime. C’est impensable alors qu’ils ploient déjà sous le poids de la crise ! » souligne Thierry Méteyé, directeur du fonds patronal.

Dans les faits, l’ardoise AGS devrait diminuer. En juillet, la Cour de cassation a jugé que le régime patronal n’avait pas à garantir la réparation du préjudice d’anxiété des ex-salariés des chantiers navals de la Normed. Au motif que leur inscription sur les listes des établissements classés amiante, en 2000, est postérieure à leur liquidation… intervenue en 1989 ! « Un imbroglio juridique, dénonce le cégétiste Henri Tite-Grès, cheville ouvrière de ce combat. Les ex-salariés sont doublement pénalisés. Leur préjudice d’anxiété a été reconnu mais il manque un payeur. »

Lettres à François Hollande, à l’Unedic, aux parlementaires…, la résistance s’organise depuis que d’ex-salariés de La Ciotat ont reçu de l’AGS, en septembre, une demande de remboursement des 10 000 euros perçus. Les associations de défense menacent de réintroduire tous les dossiers devant les tribunaux administratifs, pour faire reconnaître la responsabilité de l’État et l’obliger à payer. En parallèle, elles ont lancé une campagne auprès des parlementaires pour élargir le champ de garantie de l’AGS lors des débats sur le projet de loi de finances. Le combat ne fait que commencer. À Longwy, les mineurs n’espèrent pas une décision définitive, après appel et cassation, avant 2019.

REPÈRES

23 000 demandes de reconnaissance d’un préjudice d’anxiété déposées.

698 millions d’euros : c’est ce que devrait payer le régime de garantie des salaires (AGS) si toutes les actions en réparation du préjudice d’anxiété étaient gagnées.

Auteur

  • Anne Fairise