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Idées

Faut-il s’attaquer aux seuils sociaux ?

Idées | Chronique juridique | publié le : 03.10.2014 | Pascal Lokiec

Les seuils d’effectifs permettent, en France comme ailleurs, d’adapter la réglementation du travail à la taille des entreprises. Les partenaires sociaux devraient être conduits à revenir sur ce sujet controversé dans le cadre d’une négociation interprofessionnelle. Une partie du patronat y voit en effet un frein à l’embauche, en raison des contraintes supplémentaires qu’implique le franchissement des seuils.

Depuis quelques mois, un nouveau sujet de débat est apparu sur le devant de la scène politico-médiatique : les seuils sociaux. Selon une thèse défendue depuis longtemps par une partie du patronat, la perspective de franchir les seuils sociaux constituerait, pour nombre de PME, un frein à l’embauche. C’est ainsi que le gouvernement Valls évoque depuis quelques mois l’hypothèse d’une suspension des seuils. Concrètement, l’entreprise qui, à la suite d’une embauche supplémentaire, dépasserait le seuil de 10 ou 49 salariés ne serait pas tenue de mettre en œuvre les obligations nouvellement applicables. Que la mesure envisagée soit une suspension ou un relèvement des seuils, ses implications tant théoriques que pratiques sont particulièrement lourdes, pour des effets plus qu’incertains sur l’emploi. Ce qui invite à s’interroger sur l’opportunité de suivre une telle direction.

DE L’UTILITÉ DES SEUILS SOCIAUX

À force de critiquer les seuils sociaux en tant que freins à l’embauche, on en oublie qu’ils sont inhérents à la construction du droit du travail et qu’ils présentent une double utilité. Pour les PME tout d’abord. Si les seuils peuvent être compris comme une contrainte pour les entreprises qui, par crainte des effets de seuil, n’embaucheraient pas au-delà du 10e ou du 49e sala­rié, ils peuvent aussi l’être, inversement, comme exonérant les petites ou moyennes entreprises d’obligations supplémentaires. C’est ainsi que s’est posé le débat sur l’ObamaCare aux États-Unis où, pour ne pas imposer aux PME le financement de mesures de protection sociale, un seuil d’effectifs a été fixé à 50 salariés.

Une utilité pour les salariés ensuite. Les seuils sociaux déterminent l’application d’une série de dispositifs juridiques (comité d’entreprise, CHSCT, délégués du per­sonnel, délégués syndicaux, participation obligatoire, plan de sauvegarde de l’emploi, règlement intérieur…), dont certains garantissent l’exercice de droits protégés par la Constitution (principe de partici­pation, droit à la santé et à la sécurité…) et le droit de l’Union européenne (droit à l’information-consultation). Faut-il préciser que ces dispositifs sont indispensables au développement du dialogue social, dont on ne cesse de vanter les mérites jusqu’au sommet de l’État ?

DES EFFETS INCERTAINS SUR L’EMPLOI

On pourrait adopter un regard différent sur les seuils en se convainquant que leur suspension, ou toute autre mesure visant à supprimer ce qu’il est convenu de nommer les « effets de seuil », aurait un impact positif sur le taux de chômage. Il a certes été constaté, d’une part, qu’existeraient 2,4 fois plus d’entreprises de 49 salariés que de 50 salariés, d’autre part que les obligations associées à l’embauche d’un cinquantième salarié coûteraient à l’entreprise l’équivalent de 4 % de sa masse salariale. On ne peut cependant déduire de ces chiffres que la suspension des seuils sociaux créera de l’emploi. L’Insee n’y voit d’ailleurs qu’un effet marginal sur l’emploi. Comment s’en étonner ! La mesure ici discutée repose sur un postulat qui n’a jamais pu être vérifié : l’accumulation des droits accordés aux salariés serait un handicap dans la lutte contre le chômage. Cette philosophie, explicitée par Emmanuel Macron dans son interview au Point du 28 août 2014, porte en germe le détricotage de tout un pan du droit du travail, pour un impact très aléatoire sur l’emploi. On se souvient qu’elle avait conduit, il y a une dizaine d’années, au contrat première embauche (CPE) et au contrat nouvelles embauches (CNE), qui évinçaient pendant une durée de deux ans le droit du licenciement. On la retrouve peu ou prou dans les pro­positions de créer un smic intermédiaire, de libéraliser le travail dominical ou de remettre en cause les 35 heures, avec à chaque fois cette idée que la ré­gle­mentation du travail serait un frein à l’emploi.

QUELLES MESURES CONCRÈTES ?

À ces doutes sur l’efficacité de la réforme s’ajoutent des difficultés de mise en œuvre concrète. L’hypothèse de base étant de neutraliser les effets de seuil, est visée l’entreprise qui entend passer de 10 à 11, ou de 49 à 50 salariés. Cependant, que faire de celle qui, après une fusion, passe de 49 à 150 salariés ? Il est peu concevable de la dispenser de mettre en place un comité d’entreprise ou un CHSCT. Il faudra beaucoup d’ingéniosité aux concepteurs de la réforme pour ne s’attaquer qu’aux effets de seuil et ne pas toucher l’entreprise qui, en raison d’une modification juridique de sa structure, voit ses effectifs passer très largement le cap des 50 salariés. L’autre voie, qui consiste non pas à suspendre mais à augmenter les seuils, outre l’arbitraire tenant à la détermination de nouveaux seuils, s’expose au même grief. Fixer un nouveau seuil, même plus élevé, ne réduira pas les effets de seuils.

On peut aussi s’interroger sur l’issue de la période de suspension, dès lors que la mesure aura été présentée comme expérimentale. Selon François Rebsamen, le ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, « si cela crée de l’emploi, tant mieux ; sinon, on remettra les seuils en vigueur ». Force est d’admettre qu’il sera très difficile de revenir en arrière et d’imposer à l’employeur qui, plusieurs années durant, aura pu librement franchir les seuils de les appliquer à nouveau pour toute embauche supplémentaire. Sachant qu’il faudra un jour ou l’autre modifier les règles de décompte des effectifs, déclarées par la Cour de justice de l’Union européenne incompatibles avec le droit de l’Union europé­enne (CJUE, 15 janvier 2014, C-176/12). Cela signifie que les entreprises seront à court ou moyen terme amenées à réintégrer les apprentis et les titulaires de contrats aidés dans le décompte des effectifs.

LES ALTERNATIVES

Faciliter les franchissements de seuils, en particulier pour les PME, ne passe pas nécessairement par des mesures aussi radicales qu’une suspension ou un relèvement des seuils. On tend à oublier que la question a d’ores et déjà été traitée par l’article 17 de l’ANI du 11 janvier 2013 et la loi de sécurisation de l’emploi qui accordent plus de temps (un an) aux entreprises qui franchissent les seuils de 11 et 50 salariés pour s’acquitter de leurs nouvelles obligations en matière d’institutions représentatives du personnel. Si les partenaires sociaux entendaient aller plus loin que ce qui a été acté en 2013, la réflexion ne devrait pas porter, nous semble-t-il, sur le principe des seuils, dont on a vu qu’il est indispensable à l’architecture même du droit du travail, mais tout au plus sur leur cohérence. Est-il pertinent d’exiger 50 salariés pour le comité d’entreprise et les plans sociaux et 51 salariés pour les consignes incendie, ou encore d’utiliser des modes de calcul différents (effectifs tantôt en moyenne sur douze mois, tantôt sur la moyenne de douze mois consécutifs dans les trois dernières années…) ? On touche ici authème essentiel de la simplification du droit. Un thème essentiel mais redoutable lui aussi car, malgré les apparences, l’objectif de simplification est tout sauf politiquement neutre.

Surtout, si l’on entend favoriser l’emploi dans les PME, il faut continuer à favoriser leur développement économique dans le prolongement d’un certain nombre de dispositifs récents, dont la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 qui organise un traitement préférentiel pour les PME innovantes dans l’accès aux marchés publics.

Si on élargit le spectre, la question se pose de l’adoption d’un véritable « Small Business Act » français, comme l’ont fait les États-Unis et l’Union européenne (voir ma tribune « Le dialogue social n’est pas un frein à l’embauche », dans Libération du 9 septembre 2014). L’objectif, que révèle notamment la lecture des différentes communications des instances de l’Union européenne autour du Small Business Act pour l’Europe, est de renforcer l’attractivité économique des PME, leur accès aux marchés publics et aux financements, non de rogner les droits des salariés de ces entreprises.

FLASH
Les seuils en chiffres

Les seuils d’effectifs traversent l’ensemble de la législation du travail. Ils déterminent d’abord la création des institutions représentatives des salariés. Les délégués du personnel doivent être mis en place à partir de 11 salariés, le comité d’entreprise, le CHSCT et les délégués syndicaux à partir de 50 salariés. Ils conditionnent ensuite le déclenchement des obligations de négocier : la négociation annuelle obligatoire a lieu dans les entreprises où sont constituées une ou plusieurs sections syndicales d’organisations représentatives et dans lesquelles est présent au moins un délégué syndical ; à partir de 300 salariés, des négociations supplémentaires doivent être prévues, sur la GPEC, la formation professionnelle ou encore le contrat de génération. L’élaboration du règlement intérieur et du plan de sauvegarde de l’emploi en cas de licenciement économique s’impose, respectivement, à partir des seuils de 20 et de 50 salariés. Les seuils déterminent enfin toute une série d’obligations financières et administratives : la participation aux résultats, les cotisations pour les travailleurs handicapés, la participation des employeurs à l’effort de construction, le taux de cotisation à la formation professionnelle… C’est dire leur importance !

Auteur

  • Pascal Lokiec