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Les ravages de l’open space

Dossier | publié le : 03.10.2014 | S. G.

Censé favoriser la communication et le travail d’équipe, l’open space est en réalité un facteur de stress pour bien des salariés. Car il est souvent mal conçu et, surtout, ne convient pas à tout le monde.

Six ans après la parution de l’ouvrage caustique d’Alexandre des Isnards et de Thomas Zuber sur les nouvelles modes managériales (L’open space m’a tuer), les espaces collectifs de travail sont plus critiqués que jamais. À juste titre, estime Jean-Luc Reneiro, président du Cinov Ergonomie, le syndicat professionnel des consultants en ergonomie, qui y voit trop souvent un faux nez de la taylorisation des services. « Voyez ces centres d’appels qui rassemblent plusieurs dizaines d’opérateurs sur un immense plateau : celui qui lève la tête pour souffler un peu est immédiatement repéré ; son voisin, qui pousse un cri de joie après avoir décroché un contrat, met la pression à toute l’équipe ; la surveillance et la délation règnent en maîtres. » Un comble alors que l’open space est censé favoriser la commu­nication et le travail en équipe. « C’est ce qu’on a vendu aux jeunes loups ambitieux auxquels ils étaient initialement destinés, ironise Jean-Luc Reneiro. Mais en réalité, le décloisonnement ne convient pas à tout le monde. Et il apparaît clairement comme un facteur de stress. » Ce n’est jamais qu’« un facteur parmi d’autres », tempère Odile Duchenne, directrice générale d’Actineo, l’observatoire de la qualité de vie au bureau, en insistant sur le caractère généralement multifactoriel des risques psychosociaux. Il n’empêche. L’enquête menée depuis dix ans par cet observatoire (voir encadré page 64) montre que les personnes travaillant en open space sont moins satisfaites (67 %) de leur espace de travail que celles qui bénéficient d’un bureau individuel (88 %).

Elles pointent en premier lieu les nuisances physiques, notamment le bruit. Graphiste dans une grosse agence de publicité, Stéphane travaille dans un espace design et chic qui ne déparerait pas dans un magazine de déco. Mais il a un mal fou à se concentrer au milieu de ses 50 collègues qui vont et viennent, téléphonent, s’interpellent d’un bureau à l’autre… « Pour m’isoler, j’écoute de la musique. À la maison, ma femme me reproche de ne pas répondre quand elle m’appelle : est-ce parce que je ne l’entends pas ou parce que j’ai pris l’habitude de m’isoler mentalement Je commence à m’inquiéter. »

Bruit et promiscuité

« Mal conçu, l’open space a un véritable impact physique sur ses occupants, confirme Stéphanie Guemmi, ergonome et psychologue du travail au sein du cabinet Technologia, où elle est notamment chargée d’accompagner les entreprises et les CHSCT dans leurs aménagements d’espaces de travail. Le bruit, la promiscuité, les interruptions de tâches sont perturbants. Ils génèrent de la fatigue, du stress, mais aussi des pertes de productivité pouvant atteindre 30 %. » Décloisonner les espaces de travail pour réduire le coût de l’immobilier est « un mauvais calcul », selon Odile Duchenne. « Entasser les salariés sur la base d’un ratio de 6 à 7 mètres carrés par personne est une bombe à retardement : plus vous êtes proche de votre voisin, plus vous le haïssez ! Il faut compter au moins 10 à 12 mètres carrés par personne. » Et même 14 à 15 mètres carrés si l’on respecte les normes de sécurité qui imposent de prévoir des circulations d’au moins 1,40 mètre de large. C’est-à-dire autant que pour des espaces cloisonnés en bureaux individuels.

Lésiner sur les aménagements est un tout aussi mauvais calcul. Humaniser un open space représente un surcoût de l’ordre de 15 % dans le budget. « À moyen terme, c’est une broutille », estime Odile Duchenne. Traitement acoustique sur tous les revêtements (sol, murs, plafonds), semi-cloisons pour créer des espaces plus conviviaux, éclairages individuels, espaces de rangement adaptés aux besoins de chacun… « Je suis effarée de voir à quel point les projets d’aménagement sont peu réfléchis, observe Stéphanie Guemmi. Sur 100 projets qui me sont soumis, l’écrasante majorité, sans doute 97 ou 98 %, est en open space. Mais dans 80 % des cas il n’y a aucune réflexion sur les métiers. »

C’est pourtant le point le plus critique : « L’open space ne convient pas à tout le monde, poursuit Stéphanie Guemmi. Certains métiers requièrent de l’isolement et de la concentration : les juristes, par exemple, passent l’essentiel de leur temps à lire, écrire ou parler au téléphone. Les installer dans un espace collectif est une hérésie. » Autre aberration : les entreprises ont tendance à accorder une surface proportionnelle au niveau de responsabilité. « Mieux vaut réfléchir en termes de mobilité, conseille Odile Duchenne. Les métiers sédentaires ont besoin d’espace : plus un poste est répétitif et ennuyeux, plus celui qui l’occupe a besoin d’avoir de surface, de confort et de calme. » Sous-entendu : placer les assistantes près des toilettes ou de l’ascenseur est un véritable pousse au crime…

Personnalisation proscrite

Tout comme interdire de personnaliser son espace de travail. Chef de projet marketing dans un groupe de cosmétiques, Isabelle se réjouissait de déménager dans un immeuble flambant neuf, dont l’open space design et HQE (Haute Qualité Environnementale) a été présenté en détail à l’ensemble des équipes. Un mois après, elle déchante : « Chaque soir, notre bureau doit être impeccablement rangé, sans le moindre papier qui traîne. On nous a également expliqué qu’en vertu du standard Breeam (l’équivalent anglo-saxon du label HQE) nous ne devions apporter aucun objet personnel : photos, plantes vertes, éléments décoratifs sont formellement interdits. De toute façon, le revêtement des cloisons est si lisse qu’il est impossible d’accrocher quoi que ce soit. Même le planning marketing, que j’aime avoir sous les yeux en permanence. »

« Les normes environnementales n’ont jamais interdit de personnaliser un espace de travail, commente Jean-Luc Reneiro. Il s’agit là d’une véritable prise de contrôle de la direction. Une façon de marquer son pouvoir sur ses collaborateurs. » Résultat : à défaut de pouvoir personnaliser leur bureau, les salariés sont tentés de se créer des espaces personnels sur leur ordinateur en navigant une heure par jour sur les réseaux sociaux. « Ils perdraient moins de temps à punaiser quelques photos ou à arroser leurs plantes qui leur permettraient, de surcroît, de créer du lien avec leurs collègues », ajoute Jean-Luc Reneiro, convaincu que les salariés doivent trouver dans leur espace la marge de manœuvre qui leur manque de plus en plus dans leur travail. « Prenons le cas de l’assurance : les gestionnaires s’inscrivent dans une chaîne de production sans avoir leurs clients ou leurs dossiers attitrés. Ils ne voient plus la finalité et le sens de leur travail. Si, en plus, on les dépossède de leur espace, on les pousse au désengagement. »

La bonne nouvelle, c’est qu’après une quinzaine d’années d’« open-spacisation » à marche forcée les entreprises commencent à se rendre compte de leur erreur. Les gigantesques plateaux sont réaménagés avec des semi-cloisons recréant des espaces plus conviviaux de cinq à sept personnes au maximum. Notamment quand un audit sur les risques psycho­sociaux fait apparaître les dangers liés à l’aménagement de l’espace de travail : « Les directions sont alors très sensibles à nos recommandations, observe Stéphanie Guemmi. Car il est toujours plus facile de monter quelques cloisons que de repenser son organisation ! »

Bientôt, la sonnette d’alarme sera tirée face au développement du desk sharing, ces bureaux partagés et non affectés qui ne cessent de gagner du terrain : en 2011, seulement 5 % des salariés étaient « sans bureau fixe » ; ils sont aujourd’hui 11 %. « C’est une véritable atteinte au collectif de travail », prévient Stéphanie Guemmi. Le problème, c’est que ses effets ne se feront sentir que dans quelques années, quand le phénomène aura pris de l’ampleur… et déjà fait quelques dégâts.

Le décloisonnement gagne du terrain, ses nuisances aussi

Le bureau collectif est en train de devenir le modèle dominant. L’Observatoire Actineo de la qualité de vie au bureau* révèle que, sur les deux tiers de salariés travaillant dans un espace collectif, 38 % sont dans n bureau de deux à quatre personnes et 17 % dans un espace de plus de quatre personnes. La tendance va au décloisonnement.

Alors que la part de bureaux individuels décroît (- 7 points par rapport à 2011), les espaces décloisonnés (+ 3 points) ou non affectés (+ 6 points) augmentent. Or les salariés placent la qualité de vie au travail (45 %), devant le niveau de rémunération (41 %), parmi les critères les plus importants de leur quotidien au bureau. Qualité de vie qui passe par les relations avec les collègues (78 %), mais aussi par l’espace dont ils disposent pour travailler (48 %), la qualité de l’aménagement de leur bureau (30 %), l’absence de bruit (27 %), la climatisation (13 %), l’état du mobilier (11 %).

De ce point de vue, 78 % des salariés se disent satisfaits de leur espace de travail. Un score en baisse de 5 points par rapport à 2011. Les nuisances sonores, citées par 52 % des salariés en 2013 contre 34 % en 2011, sont clairement le principal facteur d’inconfort, de gêne et de perturbation quotidiens.

* Enquête menée par CSA du 23 septembre au 13 octobre 2013 auprès de 1 208 actifs travaillant dans un bureau, issus d’un échantillon de 5 000 personnes représentatives de la population française.

Auteur

  • S. G.

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