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Décodages

L’inexorable poussée des chômeurs… qui travaillent

Décodages | Emploi | publié le : 03.10.2014 | Stéphane Béchaux

Chaque mois, 1,7 million de personnes inscrites à Pôle emploi déclarent avoir travaillé. Les nouvelles règles de l’assurance chômage devraient encore faire grossir cette population en activité réduite. Un cumul dont on ignore l’efficacité.

Ouvrez les vannes ! Plus question désormais d’ennuyer les chômeurs qui, en parallèle de leur recherche d’emploi, exercent une activité professionnelle plus ou moins régulière. Négociée au printemps mais pleinement effective depuis le 1er octobre, la nouvelle convention Unedic supprime toutes les barrières entravant le recours à cette forme d’activité, dite « réduite ». Une révolution. Car voilà plus de quarante ans que les gestionnaires du régime s’efforçaient d’encadrer l’alternance entre chômage et emploi. En ins­taurant des seuils de rémunération ou de volumes horaires à ne pas dépasser. Datant de 2009, la réglementation précédente interdisait ainsi aux demandeurs d’emploi de percevoir le moindre euro d’indemnisation dès lors qu’ils travaillaient plus de 110 heures dans le mois ou touchaient plus de 70 % de leur ancienne rémunération. Et le cumul partiel était théoriquement interdit au-delà de quinze mois.

« Les partenaires sociaux cherchaient à éviter que les allocataires ne s’installent dans un système d’activité précaire. Cet objectif était louable. Mais on constate qu’un nombre important de personnes pratiquent le cumul pendant plusieurs années », note Pierre Cavard, directeur des études de l’Unedic. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Pôle emploi comptabilise près de 1,7 million de chômeurs déclarant une activité réduite – les catégories B et C des statistiques mensuelles –, dont 1 million ayant travaillé au moins 78 heures dans le mois. Une population en hausse quasi constante depuis le début des années 1990, qui a vu ses effectifs multipliés par 2,5 en vingt ans. Sous l’effet des crises à répétition. « Il serait inconcevable de bâtir un régime avec une étanchéité totale entre chômage et travail. Vu le niveau de chômage, personne ne veut décourager les temps partiels ou les contrats courts », analyse Bertrand Martinot, l’ancien délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle.

Optimisation et triche. Bien loin de freiner l’essor des chômeurs travailleurs, les barrières érigées jusqu’alors leur empoisonnaient surtout l’existence. « Le seuil des 110 heures incitait les employeurs à limiter la durée des contrats. Et les demandeurs d’emploi vivaient comme un drame de ne pouvoir cumuler plus de quinze mois », assure Bernie Billey, déléguée syndicale centrale CFDT de Pôle emploi. Les verrous contraignaient certains travailleurs précaires à renoncer à leur job pour ne pas perdre leurs allocations. Ils encourageaient aussi les comportements d’optimisation, voire la triche. « Dans la restauration ou l’agriculture, certains embauchaient pour 109 heures et payaient le reste en liquide. On le savait mais ces pratiques étaient parfaitement invérifiables », confie un spécialiste de l’indemnisation de Pôle emploi, qui a formé ses collègues à la nouvelle réglementation.

Au nom de la lutte contre la précarité et de l’incitation au retour à l’emploi, voilà donc les allocataires autorisés à travailler librement. Sans risque de perdre leur droit à indemnisation partielle, du moins tant que leur rémunération n’excède pas leurs revenus antérieurs. De quoi nourrir encore la hausse des catégories B et C, alimentée de surcroît par la mise en place des droits rechar­geables (voir encadré page 46). « Avec ces nouvelles règles, plus lisibles, les demandeurs d’emploi n’ont plus à se demander s’ils ont intérêt ou non à reprendre une activité. C’est toujours le cas. Ce qui permet de prévenir le chômage de longue durée », argumente Patricia Ferrand, présidente CFDT de l’Unedic. Une nouvelle mécanique approuvée par les experts. À l’image de l’économiste Bruno Coquet, auteur de l’Assurance chômage. Une politique malmenée, aux éditions de L’Harmattan (2013). « La formule est la bonne. Le dispositif attire les individus vers le marché du travail, il ne refrène plus leur appétence pour l’emploi. Par ailleurs, il s’autolimite, de telle sorte que l’allocation devient faible avec le temps, ce qui est sain », note-t-il.

Au sein de Pôle emploi, cette banalisation de l’activité réduite pose néanmoins question. « On encourage les gens à prendre tout et n’importe quoi, plutôt qu’à attendre un CDI à temps plein. Ça n’a aucun effet vertueux, ils le font juste pour payer leur loyer », affirme une conseillère en placement du Val-de-Marne. « Une frange de plus en plus grande de la population vit avec un minimum de travail et un minimum d’indem­nisation. Quand ces personnes perdent totalement leur activité, elles ont un salaire journalier de référence très faible, et donc des allocations extrêmement réduites », complète une de ses collègues de l’agglomération bordelaise. De l’aveu même des spécialistes, la mesure de l’efficacité du dispositif s’avère problématique. « D’un point de vue méthodologique, il existe très peu d’étu­des rigoureuses. Car on ne peut pas mener d’expérimentations aléatoires, en imposant l’activité réduite aux uns, et pas aux autres, pour comparer l’impact sur le retour à l’emploi », explique l’économiste Marc Ferracci.

Public hétérogène. En octobre 2013, l’Unedic a bien publié une vaste étude sur les béné­ficiaires du système, portant sur des volumes et non des trajectoires individuelles. Mais l’organisme refusait de s’y prononcer clairement sur l’efficacité, ou non, de l’activité réduite dans le retour à l’emploi, préférant en appeler à « des travaux ultérieurs ». « Les publics de l’activité réduite ne sont pas homogènes. Certains sont dans une précarité longue, d’autres de passage entre deux contrats durables. Mesurer un comportement moyen n’a pas beaucoup de sens », confie Pierre Cavard. De fait, près de deux tiers des chômeurs indemnisés exercent un jour ou l’autre une activité réduite. Mais 10 % concentrent à eux seuls plus de la moitié du total de mois de recours au dispositif…

Parmi les travaux scientifiques les plus robustes figurent ceux de Florent Fremigacci et d’Antoine Terracol. De leur étude, publiée en 2009, il ressort que l’activité réduite freine le retour à l’emploi pendant les huit premiers mois puis génère des effets positifs entre le dixième et le quinzième. À un « effet d’enfermement », dû à une moindre intensité de la recherche d’emploi pour cause d’activité professionnelle, succéderait ainsi un « effet tremplin », efficace pendant six mois. Au final, l’efficacité serait très légèrement positive, mais surtout pour les chômeurs les plus en difficulté. « Nos résultats suggèrent qu’une voie d’amélioration du dispositif serait de le cibler davantage sur les individus les plus défavorisés sur le marché du travail et d’adapter les incitations financières de façon à favoriser une plus grande sélectivité des bénéficiaires », conclut Antoine Terracol dans une note pour l’Institut des politiques publiques parue en février 2013.

Des secteurs en ligne de mire. Un choix non retenu par les signataires de la nouvelle convention, qui ont opté pour un assouplissement général de l’activité réduite. Mais gare aux possibles effets collatéraux ! « L’amélioration de la couverture du risque chômage contribue indirectement à diminuer la responsabilité des employeurs à l’égard de la carrière des individus. Le danger, c’est que ce mécanisme d’imbrication entre emploi et chômage se diffuse au-delà de certains métiers peu qualifiés », prévient le sociologue Pierre-Michel Menger. « L’activité réduite crée potentiellement des comportements d’engagement tacite entre demandeurs d’emploi et employeurs pour faire payer une partie du salaire par l’assurance chômage. C’est aujourd’hui une boîte noire sur laquelle il faut faire la transparence », ajoute Marc Ferracci. Des menaces que les gestionnaires assurent prendre en compte. « Il existe un risque non négligeable de structuration de quelques secteurs autour de l’activité réduite, convient Patricia Ferrand. Mais on a prévu un dispositif de suivi et d’évaluation de la convention, y compris par secteur, qui doit permettre de regarder le comportement des entreprises. » En ligne de mire, notamment, la restauration, l’hôtellerie, la propreté ou certains travaux saisonniers agricoles.

Pour responsabiliser les acteurs et limiter les dérives, le remède est déjà connu. Violemment combattu par le Medef, il fait pourtant l’unanimité parmi les spécialistes. Son principe actif Moduler les cotisations chômage des entreprises. « En contrepartie de la flexibilisation du marché du travail, il faut mettre en place des comptes assurantiels pour les employeurs. Dès lors qu’on pratiquera une tarification ajustée aux pratiques, les comportements abusifs diminueront », explique Pierre-Michel Menger, parfait connaisseur du régime des intermittents du spectacle et de ses abus. Un petit pas dans cette direction a bien été fait en juillet 2013 avec l’instauration d’une surtaxation des contrats courts. Mais son ampleur – seuls les CDD de moins de trois mois sont visés – et son niveau s’avèrent trop faibles pour décourager les recours abusifs.

Révolutionnaires, les “droits rechargeables” ?

Actée lors de la négociation sur la sécurisation de l’emploi, la mise en œuvre des « droits rechargeables » est présentée par les syndicats, CFDT en tête, comme une grande avancée. Mais leur mise en œuvre, depuis le 1er octobre, signe surtout la fin d’une aberration. Jusqu’à maintenant, les demandeurs d’emploi qui, en cours d’indemnisation, reprenaient provisoirement un travail perdaient une partie de leurs droits. Tout au moins ceux – les plus nombreux – qui avaient la mauvaise idée de sortir des listes de Pôle emploi. À la fin de leur contrat, ceux-ci pouvaient alors prétendre soit à leurs anciens droits non consommés, soit aux nouveaux qu’ils avaient générés. Mais pas aux deux, la plus faible des deux enveloppes étant supprimée. Désormais, ils conservent le bénéfice de l’ensemble de leur couverture : l’Unedic leur verse d’abord le reliquat de leur ancien capital puis recharge leurs droits à hauteur des nouvelles périodes travaillées. Une disposition… dont bénéficiaient déjà les chômeurs qui, bien informés, avaient pris soin de rester à Pôle emploi malgré leur reprise d’emploi ! « Il a fallu sept ans pour résoudre ce défaut de gouvernance majeur. Alors qu’il ne s’agissait pas d’un sujet de négociation, mais de bonne application de la réglementation », observe l’économiste Bruno Coquet. Déjà appliqué dans la plupart des régimes d’assurance chômage européens, ce mécanisme devrait entraîner un surcoût de 380 millions d’euros par an, selon l’Unedic. Et profiter à près de 1 million d’allocataires qui verront leurs droits prolongés. Une bonne nouvelle pour eux ?

Oui, mais à long terme. « Le fait de verser le montant relatif au reliquat de droit, plutôt que l’allocation maximale, se traduit dans un premier temps par une baisse de l’indemnisation pour environ 500 000 allocataires », peut-on lire dans l’étude d’impact de la nouvelle convention.

Auteur

  • Stéphane Béchaux