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Idées

Le droit du travail nouveau est arrivé

Idées | Chronique juridique | publié le : 03.09.2014 | Jean-Emmanuel Ray

Une croissance de 5 %, 350 000 chômeurs conjoncturels… Construit sur le modèle des Trente Glorieuses, période de croissance forte finançant un progrès social ininterrompu avec la création de l’ordre public du même nom, le droit du travail a beaucoup évolué depuis 1982. Avec la loi de mars 2014 sur la représentativité patronale, le puzzle est juridiquement terminé.

Âgés, pour la plupart d’entre eux, de 50 à 70 ans, nos décideurs politiques et syndicaux sont évidemment nostalgiques des Trente Glorieuses, cette période exceptionnelle sur le plan économique qui a façonné notre Code du travail mais aussi leur façon de penser le social. Or c’est aujourd’hui un tout autre exercice que de vouloir réduire le chômage avec une croissance quasi nulle, ou d’assurer le maintien de l’employabilité de millions de salariés dont les compétences sont devenues obsolètes avec l’irruption des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), pour l’instant plus destructrices que créatrices d’emplois. Seul problème : si notre Code du travail a beaucoup changé, notre mode de penser l’avenir reste bloqué sur ce glorieux passé.

CE QUI EST DÉJÀ FAIT

1.Plus de consensus, pour plus de compétitivité et moins de contentieux. Comme l’explique Jean-Denis Combrexelle dans sa belle synthèse sur les lois de 2012-2014, « la sécurisation de l’emploi n’est possible que si l’on sort d’une vision juridico-contentieuse du droit du travail pour donner toute sa place à une régulation faite par les accords collectifs » (JCP Social, 15 avril 2014).

Caractérisée sur le plan individuel par la rupture conventionnelle née le 25 juin 2008, cette recherche d’un consensus collectif a fait un grand bond en avant avec la loi du 14 juin 2013 : information-consultation du comité d’entreprise sur les options stratégiques, création d’une banque de données unique car il faut jouer la transparence pour anticiper d’éventuelles restructurations tout en limitant le recours à papa juge, présence de représentants des salariés au conseil d’administration des grandes entreprises… Individuels ou collectifs, les conflits font bien sûr partie de la vie : mais le droit n’a pas à les encourager, ni a fortiori à les susciter.

2. Flexibilité négociée. Le changement est considérable : de l’aménagement du temps de travail à une mobilité bien au-delà du secteur géographique en passant par la réduction d’une prime de branche au profit de trois jours de RTT, une large flexibilité interne, et donc une compétitivité accrue, est offerte au chef d’entreprise capable de signer un accord. Accord qui peut être dérogatoire à la loi depuis 1982, mais également à sa convention de branche si les salaires minima et les classifications ne sont pas impactés (loi du 4 mai 2004). Mais cette flexibilité pouvait-elle résulter de la signature de syndicats dont la représentativité était faible, alors qu’en France un accord s’applique à 100 % du personnel ?

3. Nécessaire légitimité. C’est l’apport principal de la loi du 20 août 2008 qui a provoqué un séisme juridique et social.

– Pour les acteurs. « Désormais, chacun pèse le poids de ses godasses. » Avec la réforme de la représentativité patronale du 5 mars 2014, la boucle est bouclée : tous les acteurs doivent avoir fait la preuve de leur représentativité sur le terrain, dans le cadre considéré.

La présomption irréfragable de représentativité liée à leur affiliation au club des cinq grandes confédérations a disparu pour les syndicats de salariés. Tous les quatre ans et à tous les niveaux, ceux-ci doivent démontrer qu’au moins 8 % (au niveau interprofessionnel et des branches par consolidation) ou 10 % (entreprise) des salariés s’étant déplacés ont voté pour eux. Ces seuils d’ordre public n’ont pas eu toujours l’effet escompté (rassembler autour de la CGT et la CFDT), mais parfois conduit à de singuliers mariages et à une baisse du nombre de délégués syndicaux.

Côté patronat, aussi divisé que nos confédérations syndicales de salariés, au niveau interprofessionnel comme des branches, la reconnaissance mutuelle ne suffit plus. La loi du 5 mars 2014 a tranché : les critères sont les mêmes que pour les confédérations, mais les élections prud’homales devant disparaître, l’audience électorale a été écartée au profit d’un nombre minimal d’adhérents, dûment contrôlé. Résultats en juin 2017.

– Pour les accords. Le double verrou fixé par la loi du 20 août 2008 (seuil de 30 % minimal pour signer, de 50 % minimal pour s’opposer, la jurisprudence ayant rappelé le 4 février 2014 qu’ils étaient d’ordre public) confère une nécessaire légitimité aux accords d’entreprise, souvent dérogatoires. Une légitimité renforcée loi après loi par le choix d’un seuil majoritaire réel, fixé à 50 % minimum : il en va ainsi des PSE négociés et des accords de maintien dans l’emploi et, depuis mars 2014, de l’accord de synthèse sur la qualité de vie au travail permettant de regrouper quatre négociations. Le puzzle est constitué : reste à le faire vivre.

CE QU’IL RESTE À FAIRE…

Il faut trancher le conflit d’impératifs entre convention collective et contrat individuel de travail. Car les deux se heurtent de plus en plus souvent. « Et moi, et moi, et moi » : accompagnant un mouvement général d’individualisation, la jurisprudence a voulu, en application de l’article 1134 du Code civil, faire du contrat de travail un donjon inexpugnable (« Un accord collectif ne peut, sans l’accord des salariés concernés, modifier les droits qu’ils tiennent de leur contrat de travail », chambre sociale, 14 mai 1998), alors que, dans le même temps, les lois de 2000, 2004, 2008 puis juin 2013 faisaient de la négociation la base de la régulation sociale en entreprise. La décision du Conseil constitutionnel du 15 mars 2012 n’ayant pas exclu la primauté de l’accord collectif s’il existe un motif d’intérêt général suffisant, une loi pourrait unifier les solutions ponctuelles adoptées au fil du temps.

Et aussi convaincre la chambre sociale de la Cour de cassation – largement renouvelée avec un nouveau président et deux nouveaux doyens – que le logiciel du droit du travail a changé, comme le notait fin 2012 un conseiller d’État qui en faisait alors partie : « Le juge doit nécessairement définir un nouveau référentiel assurant une conciliation entre l’impératif de légalité inhérent à tout État de droit et l’autonomie des parties à la négociation, laquelle est renforcée par les nouvelles règles de validité des accords collectifs. » (Y. Struillou, SSL, 15 octobre 2012.)

Or la lecture des arrêts fait douter que la chambre sociale ait vraiment perçu le profond changement opéré depuis 1982 dans l’agencement des sources du droit du travail, même si elle évoque dans son rapport annuel 2014 sa « recherche de solutions en harmonie avec la volonté des partenaires sociaux », ce qu’elle a incontestablement fait pour la rupture conventionnelle ou la loi d’août 2008. Mais, depuis l’arrêt EDF du 5 mai 1998, elle continue d’analyser un accord collectif comme une mesure patronale unilatérale déguisée : « La décision du chef d’entreprise doit être précédée par la consultation du comité, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que la décision en cause est une décision unilatérale ou prend la forme d’une négociation d’un accord d’entreprise portant sur l’un des objets soumis légalement à l’avis du comité d’entreprise. » Elle ne prête donc guère d’attention à la différence fondamentale entre les deux, existant dans tous les pays du monde : l’accord de volontés, et l’échange global qui en résulte.

Bien dans la ligne régalienne à la française et du sachant des grandes écoles, la chambre sociale s’institue juge de la légalité (c’est son travail, et les partenaires sociaux n’ont pas le droit infus), mais aussi de la légitimité sociale d’accords collectifs au nom de principes qu’elle a parfois créés, de l’incontestable chasse aux discriminations à la créative égalité de traitement. N’hésitant pas alors à annuler des articles de conventions de branche couvrant des centaines de milliers de salariés (exemple : le forfait jours) ou à remettre en cause le savant équilibre politique, économique et social d’accords d’entreprise (exemple : les avantages conventionnels catégoriels). « L’esclave de la loi » s’est lui-même affranchi.

FLASH
La CFE-CGC, le beurre et l’argent du beurre

« En application du principe de spécialité, un syndicat représentatif catégoriel ne peut négocier et signer seul un accord d’entreprise intéressant l’ensemble du personnel, quand bien même son audience électorale, rapportée à l’ensemble des collèges électoraux, est supérieure à 30 % des suffrages exprimés. » Le 2 juillet 2014, la Cour de cassation a rappelé qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre : faire le plein de voix dans le collège cadres pour ensuite prétendre parler au nom de tous les salariés. Même si un score soviétique dans son collège, ou une forte proportion de cadres, lui fait atteindre plus de 30 % des suffrages exprimés, tous collèges confondus. À moins que la très divisée CFE-CGC ne reprenne son idée, exprimée au lendemain de la loi du 20 août 2008, de fusionner avec l’Unsa et de devenir intercatégorielle. Elle aurait bien tort, vu les beaux scores qu’elle engrange du fait de la montée en puissance structurelle de l’encadrement. Ainsi, chez EDF, entre les élections de novembre 2010 et celles de novembre 2013 – 6 000 départs et 13 000 embauches, souvent de jeunes cadres, dans cette période –, la CGT est passée de 42 % à 37,5 % des voix, la CFE-CGC de 18 % à 23,3 %.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray