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Décodages

La face noire du désamiantage

Décodages | Santé | publié le : 03.09.2014 | Rozenn Le Saint

Pour préserver l’environnement et la santé des travailleurs, les contraintes sur les chantiers de désamiantage augmentent. Mais les devis explosent. Résultat : des friches sont laissées à l’abandon, d’autres détruites sans aucune précaution.

L’ancienne usine de brique rouge s’étale sur 7,5 hectares en plein centre-ville de Wattrelos, une commune de l’agglomération lilloise. L’amiante se cache dans tous les recoins : sur les toits des hangars, dans les faux plafonds, l’isolation, les joints des verreries… Cette usine désaffectée, comme en témoignent les tags sur les murs des entrepôts, est devenue le terrain de jeu favori des adolescents et des amateurs d’exploration urbaine, inconscients du danger. Quatre jeunes y sont morts en mai 2013, asphyxiés par des fumées toxiques dues à un incendie. L’usine a été abandonnée pendant près de dix ans, comme tant d’autres dans le Nord. Pourtant, plus on tarde à extraire l’amiante des friches, plus les difficultés s’accumulent avec une dégradation des matériaux et des risques d’effondrement des toits qui compliquent la tâche des démolisseurs… Et plus la facture s’envole. Ce chantier titanesque coûtera 2 millions d’euros et occupera 15 désamianteurs pendant un an et demi.

Depuis cinq ans, l’entreprise de démolition chargée du désamiantage, Alisa D, est une des rares à avoir anticipé l’évolution de la réglementation : elle respecte déjà la valeur limite d’exposition professionnelle applicable au 1er juillet 2015 (voir encadré page 40), incitée par les préconisations de Qualibat, l’organisme qui délivre les certifications aux sociétés réalisant des travaux de traitement de l’amiante, obligatoire depuis 2008. Pour rester dans les clous, les opérations de désamiantage les plus dangereuses, de niveau 3, imposent tout un dispositif : un sas de décontamination, une combinaison intégrale de cosmonaute ventilée par une bonbonne d’oxygène, similaire à celle utilisée dans les centrales nucléaires, et un masque que l’on change toutes les deux heures trente. Derrière des pancartes « Danger amiante » restreignant l’accès aux personnes munies d’équipements de protection individuelle (EPI), deux douches. L’une de décontamination, que les désamianteurs prennent tout habillés après avoir été en contact avec la fibre létale, puis une autre, sans les vêtements. « Le plus grand danger, c’est la banalisation du risque, les gars qui disent qu’il ne leur est jamais rien arrivé depuis quinze ans qu’ils sont dans le métier », estime Olivier Rio, le patron d’Alisa D.

Protection améliorée. D’autant plus que les maladies de l’amiante surviennent à retardement, en moyenne vingt à quarante ans après l’exposition. Les cas de désamianteurs ayant développé un cancer sont trop peu nombreux pour refroidir les imprudents, qui ne respectent pas à la lettre les mesures de protection, individuelles mais aussi collectives. En effet, « il est possible d’augmenter le nombre et la qualité des EPI à l’infini mais en plus de la protection du travailleur, celle de l’environnement est en jeu, rappelle Anita Romero-Hariot, ingénieure spécialiste de l’amiante à l’INRS. C’est pourquoi il faut avant tout insister sur la protection collective en amont, comme l’imprégnation à cœur des matériaux, sur le choix des techniques et des outils les moins émissifs. Les fabricants de matériels ont encore des efforts à fournir ». Avant d’extraire l’amiante de l’un des bâtiments de l’ancienne filature, il a fallu confiner la zone en montant des échafaudages à plus de 10 mètres de hauteur et en les entourant de bâches en plastique scotchées avec minutie pour éviter au maximum que la poussière blanche, d’une extrême volatilité, ne s’échappe. Un travail de fourmi d’une semaine pour seulement quatre petites heures d’extraction de l’amiante à l’intérieur… Et au moins deux jours pour retirer l’installation éphémère.

Des précautions dont les démolisseurs moins scrupuleux ne s’embarrassent pas. « Parfois, nous répondons à des appels d’offres que nous chiffrons à 1,5 million d’euros et c’est une entreprise qui propose un chantier à 900 000 euros qui l’emporte. Comment peut-elle entrer dans ses frais avec l’augmentation des coûts de laboratoire ? s’interroge Jean-Marie Fraboul, chargé d’exploitation à FP Environnement, spécialisé dans le désamiantage. Les clients ne comprennent pas que nos frais ont augmenté et que nous avons besoin de délais plus longs. » Depuis le premier abaissement des seuils en 2012, les devis ont flambé de 40 à 50 %. Notamment parce que la nouvelle réglementation impose d’incessantes mesures sur les chantiers. « Les labos qui en sont chargés ont multiplié leur chiffre d’affaires par dix, selon Yves Benita, président de Snadec Assainissement, un autre démolisseur. En plus, ils sont engorgés et cela retarde nos chantiers. »

D’abord, « les maîtres d’ouvrage doivent faire établir un diagnostic amiante par des bureaux de contrôle pour déterminer où il se trouve et en quelle quantité, explique Dominique Florio, fondateur du Réseau des techniciens du désamiantage Tempo. Ensuite, ils doivent s’assurer que l’entreprise de désamiantage à laquelle ils ont recours est couverte par une responsabilité civile d’atteinte à l’environnement et intervient avec du personnel formé au risque amiante ». Une formation qui dure cinq jours pour les opérateurs (pour un coût d’environ 1 800 euros), dix pour l’encadrement (3 500 euros environ), renouvelable tous les trois ans. « Rien que le diagnostic revient à 2 300 euros pour une grange de 80 mètres carrés, 500 000 euros pour un ancien hôpital. Dans un tiers des cas, on s’arrête à cette étape, les collectivités locales n’ayant pas les moyens d’aller plus loin », témoigne Didier Vilain, directeur de l’Établissement public foncier de Bretagne, missionné par les municipalités et les communautés de communes pour réhabiliter les friches. Selon lui, les frais de désamiantage, compris entre 100 et 200 euros le mètre carré, ­représentent au moins la moitié du coût total de déconstruction.

Tentation du moins-disant. « Les maîtres d’ouvrage ont vite fait de tomber dans un cercle vicieux, selon Michel Ledoux, un des avocats des victimes de l’amiante. Plus il y a de précautions à prendre, plus c’est cher et plus la tentation est grande pour les donneurs d’ordres de confier le chantier aux moins-disants et donc à des bricoleurs. » Il attaque justement l’un d’entre eux, l’ancien dirigeant de la SAS CDEC, un démolisseur basé à Bain-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), au nom de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) et d’anciens salariés. « Malgré sa mauvaise réputation, personne n’a jugé bon de vérifier son casier judiciaire », dénonce Me Ledoux. Il portait pourtant trois condamnations, dont deux pour infractions à la réglementation sur la sécurité au travail, en 2001 et 2002, et une pour dépôt illégal de déchets en 2007. Soit quatre ans après l’interdiction de l’amiante, au moment où les entreprises de désamiantage ont fleuri, flairant le bon filon à une période où la certification n’était pas encore obligatoire.

Dans l’ordonnance de renvoi au tribunal de grande instance de Rennes, le cabinet Ledoux l’accuse d’avoir parfois changé les masques de ses salariés tous les deux jours seulement, et non pas après chaque exposition, par souci d’économie ; de ne pas avoir confiné entièrement les zones de retrait ni maintenu les douches en état de fonctionnement. Il l’attaque aussi pour avoir démoli des collèges, des hôpitaux et autres bâtiments sans qu’ils soient totalement désamiantés, enfoui des tonnes d’amiante un peu partout dans le Grand Ouest, notamment sous le terrain adjacent à son entreprise, entre 2005 et 2007. L’ancien étang a été comblé de gravats et de palettes portant la lettre A, signifiant la présence d’amiante, selon ses anciens salariés. Gérard Pigeon y a été chauffeur à partir de 2005 : « Aucun papier de traçabilité n’était fait. On me demandait de transporter des gravats sans protection. On se moquait de moi parce que j’avais ajouté un vieux filet pour éviter que la poussière s’envole trop, et encore, je ne savais pas qu’il y avait de l’amiante ! » L’ancien entrepreneur devrait être jugé dans l’année pour avoir laissé la fibre s’immiscer dans les poumons de milliers de riverains. Me Philippe Olive, qui le défend, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Travail au noir. Autre dérive : le travail au noir se développe pour se débarrasser de la poussière blanche. « Un coup de bulldozer pendant la nuit et, le lendemain matin, le bâtiment a disparu, l’amiante est enterré », confirme Didier Vilain, directeur de l’EPF de Bretagne. Des commandes passées par des particuliers et des commerçants, dont les comptes ne permettent pas un désamiantage en bonne et due forme, et même des mairies.« Il faudrait donner des moyens financiers aux collectivités locales, et surtout aux petites communes, pour désamianter sur le principe du pollueur payeur, via les premiers responsables, les industriels de la fibre. Je connais des élus qui réalisent eux-mêmes des travaux de désamiantage faute de budget ! » s’indigne Roland Hottelard, président de l’Addeva 44, partie civile dans l’affaire de l’enfouissement d’amiante dans l’Ouest, dont la majorité des chantiers étaient des commandes publiques.

Le délai de trois années supplémentaires accordé aux entreprises pour respecter la valeur limite d’exposition professionnelle de 10 fibres par litre (voir encadré) ne sera pas de trop pour réfléchir à « un éventuel assouplissement de la réglementation », comme le préconise Didier Vilain, et à l’octroi de budgets dédiés au désamiantage pour les collectivités locales.

Sur ce point, le consensus est assez général : plutôt que d’imposer une réglementation sévère trop vite, au risque de la voir totalement inappliquée, mieux valait y aller progressivement. Seule la CGT s’est distinguée en déposant une plainte en avril 2014 – finalement classée par la Cour de justice de la République – contre François Fillon et Xavier Bertrand, anciens Premier ministre et ministre du Travail, pour « mise en danger d’autrui » en raison de l’allongement du délai de mise en œuvre. Le syndicat a déposé plainte au moment même où Martine Aubry passait devant le juge pour son éventuelle responsabilité, en tant que directrice des relations du travail entre 1984 et 1987, dans le scandale de l’amiante. Comme pour rappeler que les erreurs du passé se paient encore aujourd’hui. Mais le 27 juin, la cour d’appel de Paris a annulé la mise en examen pour homicides et blessures involontaires de l’actuelle maire de Lille.

LES DATES CLÉS

1997

Interdiction de l’amiante.

2008

Obligation de certification pour les entreprises de retrait d’amiante.

LES CHIFFRES

7 SUR 10

C’est le nombre de HLM qui seraient amiantés, soit environ 3 millions d’appartements, selon l’Union sociale pour l’habitat dans une étude réalisée en 2013.

Un projet de réhabilitation sur quatre est abandonné après la découverte de la fibre. En cause, un désamiantage trop coûteux, selon l’Union sociale pour l’habitat. Le désamiantage multiplie par deux les budgets de réhabilitations et rallonge les délais. Invisibles, les fibres d’amiantes sont 400 à 500 fois moins épaisses qu’un cheveu. Elles se déposent au fond des poumons.

Plus de règles pour davantage de précautions

Depuis le 1er juillet 2012, les mesures de l’empoussièrement de l’amiante ont changé, après les recommandations de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). La valeur limite d’exposition professionnelle a été abaissée à 100 fibres par litre. Et, le 1er juillet 2015, le seuil sera encore divisé par dix. Par ailleurs, depuis le 1er juillet 2014, « les entreprises traitant de l’enveloppe extérieure des bâtiments ainsi que celles de génie civil réalisant les travaux d’encapsulage en milieu extérieur sont soumises à une certification obligatoire. Cela constitue une évolution réglementaire très importante », assure Dominique Payen, responsable du pôle risques chimiques et environnement à la direction technique de l’OPPBTP. Sauf que peu de couvreurs s’en préoccupent. « La démarche est longue, il faut six mois pour obtenir la certification. Cela ne m’étonnerait pas que la grande majorité des couvreurs ne se lancent pas dans la démarche, estime Jean-Marie Fraboul, chargé d’exploitation à FP Environnement. Pour les grandes entreprises, dotées de responsables qualité, c’est plus facile, mais pour les PME, c’est une autre histoire. »

Auteur

  • Rozenn Le Saint