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À Nancy, traque au dumping social

À la une | publié le : 03.09.2014 | Anne-Cécile Geoffroy

En 2013, la Lorraine décomptait plus de 15 000 salariés européens détachés. Pas tous légalement. Reportage sur un chantier avec des inspecteurs du travail et de l’Urssaf qui débusquent les irrégularités.

Ils nous ont repérés ! » croit comprendre Sylvie Finot, inspectrice du travail à la Direccte Lorraine. Dès son arrivée sur le chantier de construction d’un site universitaire, des ouvriers semblent donner l’alerte en s’éloignant vers les Algeco, téléphone portable en main. Sur le parking, une camionnette de transport international de personnes stationne. « Il faut la prendre en photo. Au moins, on sait que les salariés sont présents », poursuit Sylvie Finot. Avec son collègue Michael Robin et deux inspecteurs de l’Urssaf Lorraine spécialisés dans le travail illégal, Philippe Béard et Martin Kuijlaars, ils viennent contrôler une entreprise roumaine qui intervient pour le compte d’un donneur d’ordres français. Leur objectif : repérer d’éventuelles fraudes au détachement.

Les inspecteurs se connaissent bien. « Nous avions déjà réalisé une inspection en 2012 suite aux déclarations de détachement de cette société », rappelle Michael Robin, inspecteur du travail. « À l’époque, il manquait les documents qui attestent que les salariés roumains étaient bien rattachés à la sécurité sociale de leur pays d’origine. Nous ne les avons jamais reçus », ajoute Martin Kuijlaars. Un « certificat A1 », dans le jargon des Urssaf, pourtant très important. Il permet à ces salariés de se faire soigner en France s’ils sont malades ou victimes d’un accident du travail. Mais aussi de savoir si l’entreprise verse bien les cotisations sociales dans son pays. Dans le cas contraire, elle serait en infraction. Depuis la directive européenne de 1996 qui encadre la prestation de services internationale – revue en 2006 sous le nom de « directive Bolkestein » –, les entreprises de l’UE doivent adresser à l’Inspection du travail du pays dans lequel elles interviennent une déclaration de détachement. Un document qui précise la nature de la prestation, l’identité du donneur d’ordres, celle des salariés concernés ainsi que leur rémunération brute.

QUÊTE DU PLUS OFFRANT. Ces dernières années, la crise aidant, le nombre de déclarations a explosé. Dans tous les secteurs, les donneurs d’ordres vont chercher le plus offrant. En l’occurrence, les pays où les taux de cotisations sociales sont moindres, tels le Luxembourg, la Pologne, la Roumanie… Une démarche qui n’a rien d’illégal sauf si l’entreprise ne respecte pas la législation du travail française. En 2013, la Direction générale du travail comptabilisait 66 000 déclarations de détachement pour 210 000 salariés déclarés détachés, contre 169 613 en 2012. Des chiffres sans doute très en deçà de la réalité. Le ministère du Travail ne dispose pas encore d’un système d’information qui permet de bien consolider ces données.

En Lorraine, la Direccte s’est concocté son tableau Excel pour ne rien laisser passer. En 2013, ce sont 10 717 déclarations qui ont été enregistrées pour 15 141 salariés détachés, dont 5 300… Français. « La proximité avec le Luxembourg explique cette particularité régionale, décrypte Philippe Béard, inspecteur Urssaf. Les Français s’inscrivent dans les entreprises de travail temporaire luxembourgeoises qui les affectent ensuite sur des missions en Lorraine. »

Sur le chantier de Nancy, les quatre inspecteurs repèrent l’entreprise qu’ils cherchent. Perchés sur une nacelle, des ouvriers roumains terminent le parement d’une façade. « Nous devons réunir très vite tous les ouvriers pour éviter qu’ils ne s’évaporent dans la nature », commente Sylvie Finot. Un interprète les accompagne pour assurer la traduction. « Mon rôle est avant tout de rassurer. Je commence par expliquer aux travailleurs que les inspecteurs sont là pour faire respecter leurs droits », explique Vadim Gavriluta, interprète assermenté.

Au pied du bâtiment en construction, Petru *, chef de chantier roumain, sonne le rappel de ses troupes. Les inspecteurs relèvent l’identité de chacun. « L’entreprise a déclaré 17 salariés. Ils sont 23 apparemment », constate Michael Robin. Petru explique que plusieurs ouvriers d’un chantier basé à Strasbourg sont arrivés la veille pour donner un coup de main. Prévenu par Petru, le conducteur de travaux du donneur d’ordres rejoint l’équipe de contrôle. « Nous cherchons à vérifier que ces salariés sont traités sur le même pied que les salariés français, en termes de durée du travail et de conditions de travail, de rémunération également. Ce que nous appelons le noyau dur de règles impératives, garanti par la directive détachement », lui explique Michael Robin. « Nous voulons également comprendre la relation commerciale qui lie le donneur d’ordres à son sous-traitant. Acheter une prestation de services internationale, ça n’est pas simplement trouver une main-d’œuvre moins chère », ajoute Sylvie Finot, qui cherche à savoir si la nacelle est fournie par l’entreprise roumaine ou le donneur d’ordres.

Car c’est bien dans un ensemble de détails que se cache la fraude au détachement et, derrière, le travail dissimulé, le prêt de main-d’œuvre illicite ou le marchandage. Les trois infractions les plus courantes dans ce cadre. Réunis dans un Algeco, quatre salariés pris au hasard vont répondre tour à tour aux questions de Michael Robin et Philippe Béard. Dans une pièce à côté, Sylvie Finot et Martin Kuijlaars interrogent déjà le conducteur de travaux et Petru. Ces derniers se montrent coopératifs. Ils transmettent les dossiers de chaque salarié avec contrat de travail, déclaration de détachement et montant du salaire versé. En apparence, tout est conforme. À deux détails près qui font tiquer les inspecteurs : les certificats A1 ne sont toujours pas ­disponibles et tous les salariés gagnent 2 000 euros net par mois.« C’est toute la difficulté des fraudes complexes. Nos interlocuteurs nous présentent des pièces dont l’apparence de légalité peut laisser penser que l’entreprise roumaine est exemplaire et le donneur d’ordres vigilant. Si on ne creuse pas, on passe à côté des fraudes potentielles », soulignent-ils.

600 EUROS EN CASH. « Depuis quand travaillez-vous pour votre employeur ? Avez-vous un contrat de travail, des fiches de paie ? Quels sont vos horaires ? » Dans la pièce attenante, Valeriu * commence à raconter une autre histoire en répondant aux questions de Michael Robin. Le menuisier dit gagner « 600 euros en cash et 600 euros versés sur [son] compte en Roumanie tous les mois », pour quarante-huit heures par semaine, sans jamais recevoir de fiche de paie. Au fil des entretiens, Michael comprend que les ouvriers roumains ne bénéficient pas d’indemnités de repas, contrairement aux salariés français. Et que le conducteur de travaux du donneur d’ordres vérifie chaque jour le travail réalisé, au mépris du respect de l’autonomie qui doit être garantie au sous-traitant.

De retour à l’unité territoriale, les inspecteurs débriefent. En consultant Internet, ils se sont rendu compte que l’entreprise roumaine était en liquidation judiciaire. « Ça expliquerait pourquoi elle n’a jamais fourni les certificats A1 que doit délivrer l’administration roumaine », avance Martin Kuijlaars. « Je vais consulter les dispositions de la convention collective appliquée par le donneur d’ordres pour m’assurer que les salariés roumains en bénéficient. Si nécessaire, je saisirai nos homologues roumains pour une analyse plus poussée des conditions d’emploi des salariés détachés, explique Michael Robin. Nous irons sans doute vers une infraction présumée de prêt de main-d’œuvre illicite, voire de travail dissimulé. »

Sur la base de cette dernière infraction, l’Urssaf pourra redresser l’entreprise. Et si elle est insolvable, par ricochet, le donneur d’ordres. Des démarches qui pourront aussi appuyer l’Inspection du travail si elle décide de porter l’affaire en justice. « Sans cette coopération, nous ne pourrions jamais aller au bout d’une fraude complexe », assure Philippe Béard. L’enquête ne fait que commencer. Elle devrait durer quatre mois. Un délai qui pourrait être raccourci avec la loi Savary pour le renforcement de la lutte contre le dumping social et la concurrence déloyale votée en juin.

* Les prénoms ont été changés.

Ce que va changer la loi Savary

• Consécration de la déclaration de détachement avec la création d’une sanction administrative de 2 000 euros par salarié dans la limite de 10 000 euros, opposable au donneur d’ordres.

• Instauration d’une responsabilité solidaire du donneur d’ordres à l’égard de l’employeur des salariés avec sanction administrative et pénale (amende de 3 750 euros et peine d’emprisonnement de six mois).

• Création d’une liste noire. Le juge pénal pourra prononcer une peine complémentaire en inscrivant les entreprises condamnées sur une liste accessible sur Internet pendant deux ans.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy

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