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Décodages

La “flexi pas très sécurité” polonaise

Décodages | International | publié le : 05.05.2014 | Emmanuelle Souffi

Derrière sa croissance insolente, la Pologne cache un chômage massif et une précarité galopante. Dix ans après son intégration européenne, moins d’un actif sur deux est en CDI, les autres enchaînent jobs et missions sans filet.

À Varsovie, quand le week-end arrive, les Polonais envahissent les shopping malls, ces temples de la consommation qui ont poussé au pied des tours de l’après-guerre. Les enseignes de luxe s’exposent comme autant de symboles de la réussite de l’ancienne république communiste. Dix ans après son intégration à l’Union européenne, la Pologne affiche une santé apparente. En 2010, quand la crise des subprimes emportait la Grèce et l’Espagne, le pays plastronnait à 3,9 % de croissance. En 2014, elle devrait atteindre 2,9 % selon la Commission européenne, trois fois plus qu’en France ! « 2013 a été une année difficile pour nous. Une croissance à 1,6 %, c’est peut-être bien pour les autres, mais pas pour un pays émergent comme le nôtre », nuance Wladyslaw Kosiniak-Kamysz, ministre du Travail et de la Politique sociale du gouvernement libéral de Donald Tusk.

Le champion polonais a ses failles. La fin des frontières a poussé près de 2,5 millions d’habitants, des jeunes diplômés surtout, à s’expatrier vers le Royaume-Uni ou l’Irlande, là où les salaires restent alléchants et les perspectives de trouver un job moins aléatoires. Et ce flot n’a pas tari malgré la crise. Car, du côté de la Balti que, le taux de chômage bat des records : 14 % début février selon le gouvernement – et même 22,4 % en Warminsko-Mazurskie, dans le Nord – contre 4,7 % en 2005. Les restructurations dans la sidérurgie ont eu un coût social. Et l’arrivée massive de près de 4,5 millions de nouveaux actifs sur le marché de l’emploi a précipité le pays dans une incertitude qu’il ne connaissait pas. « Chaque Polonais échangerait notre succès économique contre la crise française ! » ironise Jan Guz, président d’OPZZ, le premier syndicat avec 800 000 adhérents.

Le pays a certes surfé sur l’économie de marché, mais il en fait les frais aujourd’hui alors que son modèle social ne lui permet pas d’amortir les à-coups conjoncturels. C’est l’envers du miracle polonais. Le salaire minimum a doublé entre 2008 et 2013 (1 680 zlotys, soit 400 euros) mais il reste trop faible pour encaisser la hausse du coût de la vie. « N’importe quel travail à l’étranger permet de gagner un vrai salaire. En Silésie et dans les montagnes, les employeurs en profitent. Souvent, l’homme décide de partir et la femme reste à la maison s’occuper des enfants. Ce qui n’est pas bon pour la vie de famille », regrette Pawel, informaticien. Les avoirs transférés par les expatriés atteindraient 6 à 7 milliards d’euros par an… De quoi faire tourner la machine à consommer. Et compenser la faiblesse des aides sociales.

Législation très souple. 86 % des demandeurs d’emploi ne perçoivent ainsi aucune allocation. Pour toucher les 180 euros mensuels – la même somme pour tout le monde –, il faut avoir travaillé douze mois au cours des dix-huit derniers mois. Une gageure… D’autant que la Pologne a fait de la flexibilité son arme anti chômage. Si les investisseurs étrangers misent sur cette plaque tournante pour attaquer les marchés de l’Europe de l’Est, ce n’est pas simplement pour son coût du travail attractif. Mais encore pour la souplesse de sa législation (voir encadré page 50). « C’est aussi facile de recruter que de débaucher », confie un importateur français de vin. Ici, les embauches de gré à gré, prétendument ponctuelles mais en réalité faites pour durer, se sont multipliées. Contrat de mission, de chantier, statut d’autoentrepreneur… Plus d’un tiers de la population active est abonné aux CDD. Moins de la moitié bénéficie d’un contrat régulier qui lui assure une certaine protection sociale. « Depuis la transition, notre priorité, c’est la lutte contre le chômage plus que la qualité de l’emploi », reconnaît le ministre du Travail.

Les Polonais ont bien compris le choix qui s’offrait à eux : enchaîner les minijobs ou rester sur le carreau. Pas besoin de motif, aucune durée maximale… Au troisième CDD, c’est, aux yeux de la loi, le CDI assuré. Rarissime. Dans les faits, les CDD peuvent s’étaler sur plusieurs années sans que personne n’y trouve rien à redire. Sauf la Cour de justice européenne qui vient d’épingler l’État polonais. Les partenaires sociaux avaient pourtant signé en 2009 un accord prévoyant de les limiter à deux ans. Mais le gouvernement ne l’a pas entériné. Même tolérance à l’égard de ces fameux contrats de droit civil qui pullulent depuis cinq ans. Baptisés « contrats poubelle », ils offrent un filet de sécurité plus que light car ils sont très peu chargés. On les conclut aussi vite qu’on les rompt.

Le prix à payer. À la demande de son employeur – une société française… –, Paulina a dû se déclarer autoentrepreneur et signer un obscur « contrat de coopération » pour moins de 2 500 zlotys par mois (600 euros). Alors qu’elle travaille dans les locaux de l’entreprise huit heures par jour, la jeune femme doit payer un comptable, une assurance et a tout un tas de frais. Elle n’est pas indemnisée les jours fériés ni en cas d’arrêt maladie. Mais elle a pu royalement bénéficier de vingt jours de congé par an en vertu d’un « accord oral ». « C’est le prix à payer pour trouver un job ou le garder. Si vous refusez, il y a des milliers de candidats pour vous remplacer, confie cette sociologue. Entre le stress, la fatigue, la peur de perdre son travail et donc de fonder une famille, on vit au jour le jour. »

Dans des métiers hyperrecherchés comme l’informatique, les plus expérimentés réussissent à tirer leur épingle du jeu. Comme Pawel. Cet ingénieur de support technique a fait ses calculs : avec son contrat de service, il gagne près de 1 500 euros, plus que s’il était permanent. Mais il bénéficie d’une faible couverture santé et retraite, et n’a pas les mêmes droits que les autres (prime de vacances, accès au CE…). « Nous avons les mêmes obligations, mais en cas de litige on a beaucoup plus de mal à se défendre devant les tribunaux », déplore-t-il. Les nostalgiques du communisme regrettent l’époque où l’emploi était garanti à vie. « Les changements ont été très profonds, remarque Monika Constant, directrice générale de la Chambre de commerce et d’industrie française en Pologne. Notre société s’est beaucoup américanisée, c’est un peu la débrouille. »

Face à ce chantage à l’emploi, les 1 570 inspecteurs du travail ont peu de moyens de pression. « Une entreprise est en moyenne contrôlée tous les sept ans », calcule Krzysztof Kowalik, porte-parole du département de la surveillance et du contrôle. Dépendante de la Diète (le Parlement), l’Inspection du travail a dressé 10 600 injonctions de payer des prestations à 120 400 salariés pour un montant total de 47 millions d’euros en 2013. « Quand on entre dans un bureau, il nous arrive de voir deux travailleurs occupés à la même tâche, soumis au même lien de subordination. Mais avec deux contrats différents. Ce n’est pas normal », pointe Malgorzata Staszewska, responsable du pôle légalité de l’emploi.

Rigidités. Pour les employeurs, le Code du travail reste un carcan qui agit comme un repoussoir à embauches. « Il date de 1974 et a été amendé un millier de fois ! vilipende Zbigniew Zurek, vice-président du Business Centre Club, la deuxième organisation patronale. Si on veut employer quelqu’un, on en devient un esclave. Les frais de licenciement sont exorbitants. Les syndicats nous parlent toujours de votre pays. Mais nous ne sommes ni la France ni l’Allemagne ! Ces rigidités contribuent à augmenter le chômage et à plomber notre croissance. » Le patronat plaide donc pour une vaste recodification. « Le Code du travail reflète une époque où l’État était massivement propriétaire des entreprises du pays, souligne Henryka Bochniarz, présidente de Lewiatan, le Medef polonais. Il ne tient pas compte des directives européennes ni des évolutions du marché du travail. »

Pour donner des gages aux entreprises, le gouvernement libéral a engagé une série de réformes sociales. L’âge de départ à la retraite a été repoussé de 65 à 67 ans. Et, à la demande des constructeurs automobiles, le calcul des heures supplémentaires a été annualisé – avant, il portait sur les quatre derniers mois. « Un salarié pourra travailler douze heures par jour sans compensation », s’insurge Jerzy Wielgus, vice-président de Solidarnosc. Ces assouplissements ont précipité près de 100 000 Polonais dans la rue en septembre 2013. Et les syndicats ont quitté la commission tripartite pour le développement social et économique, instance de dialogue avec les pouvoirs publics. Du jamais-vu !

Afin de redresser une cote de popularité en chute libre alors que les élections municipales se dérouleront en novembre, la majorité a donc mis un coup de braquet à gauche en décidant début mars de renchérir le coût des contrats précaires. Avant, seul le premier contrat de droit civil signé dans le mois était chargé. Dès l’été prochain, ils le seront tous, avec un plafond de cotisation équivalent au salaire minimum. En cas d’appel d’offres, l’entreprise devra prouver qu’elle dispose bien de permanents et/ou que le coût horaire n’est pas inférieur à 2 euros l’heure. « Cela évitera le dumping et la concurrence déloyale, se félicite la patronne de Lewiatan. Car, c’est toujours le moins-disant qui gagne. » Entre normalisation sociale et sauvegarde de la compétitivité, la Pologne est à la croisée des chemins. Jouer l’alternance politique, subir ou partir… Pas sûr que les Polonais soient prêts à tout sacrifier pour rester au pays.

REPÈRES

38

millions d’habitants.

14 %

de taux de chômage en février.

2,5

millions de Polonais expatriés.

Sources : PWC, Palilz.

Bangalore baltique

La Pologne ne veut plus être seulement le fief des call centers mais aussi celui des prestataires d’externalisation de services informatiques ! Depuis 2012, le secteur, qui emploie 120 000 salariés, croît de 20 % par an, avec 23 500 postes créés. « C’est devenu notre première source en termes d’investissements étrangers », note Iwona Chojnowska-Haponik, directrice à l’Agence polonaise pour l’information et l’investissement étranger. La France et ses homologues trouvent ici une main-d’œuvre moins chère et qualifiée. Entre 2007 et 2011, le nombre d’étudiants en école de technologie a en effet bondi de 50 %. Au passage, les entreprises bénéficient d’un taux d’impôt sur les sociétés hypercompétitif, à 19 %. Créée en 2009, l’Association of Business Service Leaders in Poland (ABSL) n’a de cesse de militer pour assouplir la législation sociale. « Dans les années 1990, après l’arrivée de Tesco et d’Auchan, le Code du travail s’est adapté à la grande distribution. Aujourd’hui, il faut faire des efforts en direction des sociétés informatiques, surtout dans un contexte de crise de l’emploi », estime Pawel Panczyj, directeur général. C’est sous sa pression que le travail du dimanche et des jours fériés sera libéralisé en juin uniquement dans les entreprises étrangères de services. « L’Inde ou les pays arabes ne comprennent pas qu’en Pologne on ne travaille pas ces jours-là », argumente le directeur général. L’ABSL souhaiterait également pouvoir consulter le casier judiciaire et l’historique de crédit des futures recrues. Question de confiance, dit-il. Pour l’heure, le gouvernement fait la sourde oreille…

Auteur

  • Emmanuelle Souffi