logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

Gilles Babinet

Actu | Entretien | publié le : 05.05.2014 | Emmanuelle Souffi, Catherine Abou El Khair

Le « digital champion » français nous annonce une révolution numérique encore plus détonante que la révolution industrielle, la fin des diplômes et du travail pour tous.

Pourquoi la révolution numérique va-t-elle transformer encore plus fortement le monde que la révolution industrielle ?

Elle pourrait compter parmi les trois grandes inflexions de l’humanité, au même titre que l’invention de l’écriture, et de l’imprimerie par Gutenberg. Certains en doutent, compte tenu du contexte économique. Mais dans les pays en développement, la croissance est massivement emmenée par le numérique. La distribution massive du savoir et des techniques de santé, l’émergence de la robotique… vont provoquer de forts changements. L’information est devenue ubiquitaire : un paysan au fond du Guatemala peut accéder aux mêmes contenus qu’un chercheur en physique quantique. Ce mouvement est puissant car il est très concentré dans le temps. La première révolution industrielle s’est étalée sur quatre-vingts ans. En 1995, tout le monde voulait faire du Web. En 2000, c’est l’explosion de la bulle Internet. C’était il y a à peine vingt ans. Et les vingt prochaines années vont être incroyables ! La première révolution industrielle, au xviiie siècle, a été concomitante de l’essor du Code civil, qui a permis de créer un environnement économique stable. À la deuxième, un siècle plus tard, est apparu le droit du travail : les acquis sociaux se dessinent et un système de qualification tayloriste est mis en place. La troisième, celle du digital, verra l’émergence du droit de la donnée, qui va révéler toute la richesse de l’individu. L’occasion de refonder le contrat social et de rééquilibrer la distribution des revenus.

Votre ouvrage l’Ère numérique, un nouvel âge de l’humanité pourrait aussi s’intituler « n’ayez pas peur de l’innovation »…

Cette crainte est très française. Je ne connais pas pays plus méfiant et pessimiste en l’avenir que le nôtre. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas. La deuxième révolution industrielle a été préemptée par les Français, alors les premiers à déposer des brevets. C’était l’explosion de l’innovation. Mais les avancées technologiques – qui ont conduit aux pires atrocités comme la Shoah et Hiroshima – nous ont amenés à nous interroger sur l’émergence du progrès comme bienfait pour l’humanité. Très colbertiste, le pouvoir hexagonal s’est emparé de la pensée et a dirigé le développement industriel (les Airbus, le Minitel…) alors que le fondement d’une société est de choisir ses formes d’innovation. Je ne nie pas les risques liés au développement numérique, notamment concernant les données individuelles exploitées improprement. Il est possible aujourd’hui d’établir des diagnostics sans la moindre utilisation de données médicales, sur la simple exploitation des informations personnelles que tout un chacun livre quotidiennement. Imaginez les avantages pour la Sécurité sociale en termes de prévention, de qualité des soins et d’économies ! Nous l’envisageons que très vaguement tant la peur prédomine. Nous préférons brandir un principe de précaution réactionnaire. Nos hommes politiques sont incapables de penser la rupture, ni de changer de logiciel.

Vous êtes très critique sur l’Éducation nationale, qui vous paraît inadaptée…

La machine républicaine est cassée. L’école n’intègre plus les minorités aussi efficacement que par le passé. L’École polytechnique intègre trois fois moins d’élèves issus de milieux modestes que dans les années 1950. Elle a également vieilli. Excepté le Japon, aucune des anciennes puissances économiques du xxe siècle ne parvient plus à se hisser dans les dix premiers pays du classement Pisa. Or le numérique a besoin d’expertise, de formations adaptées. Les tensions sur le marché de l’emploi y sont déjà fortes et vont vite devenir insupportables. Dans certains domaines, tel le big data, il n’y a simplement pas de compétences. L’école 42 fondée par Xavier Niel, le P-DG de Free, est salutaire. Cela prouve bien que le système éducatif est dépassé. On croit qu’il n’existe aucune solution car nous n’envisageons pas la pédagogie comme une science mais comme une idéologie, une école de pensée. Pourtant, plusieurs pays ont réformé largement leur système éducatif en mettant en place des approches scientifiques, comme l’Allemagne.

Le numérique peut-il favoriser l’égalité des chances ?

Avec le numérique, on peut envisager des modèles éducatifs différents, plus personnalisés, où chacun aurait sa chance. Moi, par exemple, je m’en suis sorti grâce à Internet ; j’ai passé mon bac en candidat libre car je n’entrais pas dans le moule de l’école, et cela ne m’a pas empêché de créer plusieurs start-up. La learning machine offre des perspectives d’apprentissage formidables car le numérique s’adapte au profil cognitif de chacun. De 7 à 20 % des élèves souffrent de dyslexie, et jusqu’à 60 % des décrocheurs auraient des problèmes de cet ordre. Or, avec les tablettes, on peut mettre en place des protocoles réduisant profondément ces troubles. Grâce à ses vidéos de résolution de problèmes de maths, la Khan Academy aide les jeunes à mieux appréhender la matière. En moyenne, un internaute arrêtera ou relancera onze fois la vidéo. C’est bien la preuve que nous avons besoin de temps pour assimiler les connaissances. Alors que le système, lui, n’est par essence pas adaptatif.

Est-ce la fin du diplôme ?

Ça peut ressembler à une provocation, mais oui, ces vestiges de la société tayloriste pourraient bien disparaître. Ce sont des grades qui ont pour but d’insérer les hommes dans l’outil productif et deviennent de plus en plus inadaptés. Car nous ne sommes plus dans le monde des OS, mais dans un univers plus complexe et plus personnel. Dans beaucoup de filières, à l’instar des industries numériques, recruter quelqu’un sur diplôme n’a déjà plus beaucoup de sens. Dès lors que le feed-back – c’est-à-dire la validation par des tiers de ce qu’on a fait, comme c’est le cas sur LinkedIn –, devient le mode de certification principal sur la Toile, la valeur d’un diplôme se révèle très relative. Dans un monde idéal, disposer d’une connaissance précise des compétences des uns et des autres permettrait d’accroître considérablement l’adéquation entre offre et demande de travail. Mais aussi de rendre plus pertinents les dispositifs de formation continue.

Le numérique crée de nouveaux métiers. Mais en détruit aussi. Demain, les robots nous auront-ils remplacés ?

Le numérique est destructeur d’emplois, c’est de plus en plus avéré. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, car cela nous oblige à repenser notre société. Les gains de productivité ont permis de sortir de l’esclavage. Regardez les États-Unis : depuis 2009, ils affichent des profits historiques, et c’est une des zones les plus avancées en matière de révolution numérique. Mais l’emploi a été fortement réduit. On parle de 400 000 postes créés dans la filière d’ici à 2015. Le chiffre est sans doute vrai, mais appliqué à l’ensemble de l’appareil productif, il ne prend pas en compte le glissement « schumpétérien ». Ce ne sont pas uniquement les start-up qui vont sauver la France. Elles ne sont pas pourvoyeuses d’emploi mais elles transforment la société. Le site de covoiturage BlaBlaCar fonctionne sur le partage et l’entraide. Mais l’évolution vers une usine sans hommes est déjà en route. Le numérique a un impact sur le contenu de l’emploi, y compris pour les postes les moins qualifiés. Un cariste manipule déjà des outils numériques. Lorsque les services commenceront à être robotisés, c’est la presque totalité de la production de richesse qui pourra être progressivement transférée aux machines.

Le travail pour tous est donc une douce utopie…

La « détaylorisation » est tellement forte qu’il va falloir repenser notre contrat social. C’est la fin du travail pour tous. Et les gens ne sont pas dupes. Ils sentent que les solutions politiques envisagées depuis quarante ans ne sont plus adaptées et l’expriment en votant ou en s’abstenant. Il y a une dictature de l’effort, de la réussite, une mythologie du travail libérateur de l’individu qui n’est jamais remise en cause alors que le plein-emploi, plus personne n’y croit. Même les Suisses, qui ont pourtant un taux de chômage de 3,4 % ! Le travail, c’est l’alpha et l’oméga de la vie. Or il se dégrade depuis trente ans : il perd en qualité et deviendra de plus en plus rare. Il faut repenser la société en dehors du travail. Je peux passer pour un doux rêveur. Des systèmes redistributifs comme le RSA, la retraite, existent déjà. Il y a tout un débat sur la création d’un revenu de subsistance. Un autre sur un accès citoyen à un outil productif déconcentré via les fab labs – ces laboratoires de fabrication ouverts au public –, les logiciels libres ou la cocréation. Dans certains pays, ces modèles d’économie circulaire prennent une ampleur considérable. La question du maintien du contrat de travail comme principal mode de rétribution et de relation entre l’individu et l’entreprise se pose fortement. Il faut y penser pour éviter de creuser les inégalités. Une société sans travail, sans patrons, sans horaires : si cette perspective semble aberrante, elle est probablement plus proche de nous que celle des voitures qui volent, avancée dans les années 1960.

CET ENTREPRENEUR AUTODIDACTE A CRÉÉ DE NOMBREUSES SOCIÉTÉS DANS LE BÂTIMENT (ESCALADE INDUSTRIE), LE DESIGN (ABSOLUT), LA MUSIQUE MOBILE (MUSIWAVE), LE BIG DATA (CAPTAINDASH), LA COCRÉATION (EYEKA). ÉLU PRÉSIDENT DU PREMIER CONSEIL NATIONAL DU NUMÉRIQUE CRÉÉ EN 2011 PAR NICOLAS SARKOZY, IL EST ENSUITE NOMMÉ « DIGITAL CHAMPION » PAR L’EX-MINISTRE FLEUR PELLERIN.

IL REPRÉSENTE LA FRANCE AUPRÈS DE LA COMMISSION EUROPÉENNE CONCERNANT LES ENJEUX DU NUMÉRIQUE.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi, Catherine Abou El Khair