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Décodages

Recul social généralisé en Espagne

Décodages | International | publié le : 03.04.2014 | Cécile Thibaud

L’économie espagnole commence à sentir les premiers frémissements d’une reprise. Mais la crise a entraîné des régressions importantes sur les salaires, les conditions de travail et les droits des salariés. Et ça continue.

C’est la première bonne nouvelle venue de Bruxelles depuis des mois, sinon des années. La Commission européenne a revu à la hausse les prévisions de croissance de l’Espagne pour 2014, de 0,5 % à1 %. Hier maillon faible de la zone euro, le pays amorce enfin son redémarrage, après plus de deux ans de récession. Les exportations décollent et les investisseurs sont de retour. Les efforts ont payé, triomphait le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, lors du grand débat parlementaire sur l’état de la Nation, le 25 février. « Mais qui peut parler de sortie de crise alors que le pays compte plus de 26 % de sans-emploi et peu de perspectives de voir baisser notablement le taux de chômage d’ici à la fin de la décennie » proteste Carlos Bravo, le responsable des politiques publiques du syndicat Commissions ouvrières (CCOO). Qui peut crier victoire alors que les salaires ont baissé de 12 % en moyenne depuis le début de la crise, selon Eurostat, et que l’emploi est de plus en plus précaire ?

Tandis que le FMI, l’OCDE et la Commission européenne font l’éloge des profondes réformes structurelles entreprises par l’Espagne qui ont permis de réduire le déficit et de remettre le pays sur les rails, les syndicats, eux, dressent un portrait préoccupant de la situation. Avant la crise, la renégociation d’une convention collective était la promesse d’amélioration des conditions de travail ou de nouveaux avantages sociaux. Aujourd’hui, elle signifie souvent un tour de vis supplémentaire. Les temps sont durs pour les salariés espagnols. « Pour remonter la pente, le pays a sacrifié son système de protection sociale et démonté la législation du travail. Ce sont les salariés qui paient la facture, affirme Joaquin Pérez Rey, professeur de droit du travail à l’université de Castilla-La Mancha, à Tolède. Non seulement ils gagnent moins, mais ils travaillent plus et dans des conditions de plus en plus précaires. » Pour le ministre des Finances, Cristobal Montoro, c’était la seule option possible : puisque la monnaie unique empêche l’Espagne de jouer avec le levier de la dévaluation de la peseta, le pays n’a pas eu d’autre solution que de se soumettre à une « dévaluation interne », en baissant les salaires pour gagner en compétitivité.

Ce sont les fonctionnaires qui ont été les premiers touchés, dès 2010, avec les mesures d’austérité du gouvernement socialiste de José Luis Zapatero : baisse de 5 % sur leurs feuilles de paie, suppression de primes… Au total, les employés publics auraient subi une perte de 30 % de leur pouvoir d’achat, calcule Miguel Borra, le président du syndicat des fonctionnaires CSI-F.

Pouvoir syndical bridé

Dans le secteur privé, la portée des baisses de salaire est plus difficile à chiffrer, d’autant qu’elles ont souvent été effectuées tacitement au sein des PME. « Les entreprises se sont adaptées à la baisse de leur activité et les salariés ont été mis au pied du mur : être licenciés ou accepter des conditions de travail et de salaire à la baisse, explique Joaquin Pérez Rey. La crise a été le déclencheur d’une série de changements légaux qui ont permis de satisfaire les revendications patronales. » À commencer par la réforme du travail de février 2012. Au nom de la flexibilité interne, la nouvelle loi bride le pouvoir des syndicats et permet aux employeurs de revenir sur les conventions collectives et les accords déjà négociés. En invoquant la perspective de mauvais résultats économiques, ils peuvent réviser les salaires à la baisse, réorganiser le travail ou ne plus compenser les heures supplémentaires ou les jours fériés. Près d’un tiers des entreprises de plus de 250 salariés en aurait fait usage dès 2012, selon le ministère du Travail.

Au dernier trimestre 2013, le nombre des heures supplémentaires non payées aurait ainsi augmenté de près de 30 %, selon l’Institut national de la statistique. « Il s’agit de fait d’une baisse de salaire, même si elle n’apparaît pas directement sur la feuille de paie », estime l’économiste José Ignacio Conde-Ruiz, sous-directeur de la Fondation d’études d’économie appliquée (Fedea), qui souligne combien l’écart se creuse entre les gros salaires, peu affectés, et les plus modestes, qui subissent fortement les baisses de pouvoir d’achat.

Les grands accords conclus dans l’automobile sont révélateurs du climat social. Chez Renault, comme chez Ford ou Opel-GM, les syndicats ont joué le pragmatisme et la sauvegarde de l’emploi. Ils ont accepté de négocier une plus grande flexibilité du travail, des jours de congé en moins, une plus grande mobilité et la disparition de certaines primes. Ils entérinent aussi, chez Nissan, l’apparition d’une double échelle des salaires, moins favorable aux nouveaux embauchés qui toucheront 20 à 30 % de moins que les autres, avec la promesse en retour de bénéficier d’une formation pour faciliter leur promotion dans les cinq premières années.

Dévaluation du travail

Dans le secteur du commerce, la nouvelle convention collective des grandes surfaces a été nettement moins favorable aux salariés. Alors que la consommation est en berne, les organisations patronales ont non seulement imposé l’allongement annuel du temps de travail, mais aussi une plus grande disponibilité les week-ends et la fin des primes de dimanches et de jours fériés travaillés. Certaines entreprises infligent des baisses de salaire drastiques, jusqu’à 25 % dans le cas du fournisseur de matériaux de construction Cemex. Mais beaucoup optent pour d’autres biais. Elles profitent de la crise pour désindexer les salaires de l’inflation, à l’instar des super­marchés Mercadona, pourtant en pleine expansion ; elles suppriment l’apport patronal aux plans de pensions des employés, comme chez Bridgestone, ou rayent les cotisations à la mutuelle santé, comme à la Fnac. Les primes d’ancienneté se réduisent, les bonus fondent, les heures supplémentaires sont payées en heures ordinaires, et les titres-restaurants, considérés comme des compléments de salaire, sont désormais imposables. « Nous subissons toute une série de petits reculs qui conduisent à une dévaluation du travail et des droits des salariés », affirmait le syndicat CCOO dans un récent document constatant le terrain perdu.

« Les emplois peu qualifiés sont ceux qui souffrent le plus. Face à la peur du chômage, les employeurs ont tous les atouts en main », constate Elisa Garcia, responsable du département de la femme du syndicat UGT, qui note comment les luttes contre les inégalités entre les sexes ou l’aide à la conciliation sont en train de passer au second plan. « Les femmes sont doublement pénalisées : elles occupent souvent des emplois peu valorisés en subissant des temps partiels imposés et elles sont les premières affectées par la réduction des services sociaux, qui touche l’aide à la garde d’enfants et l’assistance aux personnes âgées. »

Auteur

  • Cécile Thibaud