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Décodages

Pas de miracle à la cour des accidentés du travail

Décodages | Justice | publié le : 03.04.2014 | Rozenn Le Saint

Quand une maladie professionnelle ou un accident du travail provoque une incapacité, l’Assurance maladie fixe un taux dont dépend l’indemnisation accordée. Les assurés qui veulent le contester doivent s’adresser à un tribunal spécifique. Reportage.

Ouf ! Aucune grande marche à monter qui mènerait à un palais de justice tel que Yasmine* l’imaginait. Juste une entrée d’administration lambda au fond de la petite cour Saint-Éloi, dans le 12e arrondissement de Paris. À 8 h 45, elle arrive en boitant d’Argenteuil (Val-d’Oise), soutenue par une canne et une ancienne collègue de La Poste qui traîne derrière elle une valise à roulettes. À l’intérieur, des kilos de paperasse : certificats médicaux, radios, fiches de paie… À l’accueil, c’est à peine si elle ne prend pas un ticket, comme à la Sécu. Si Yasmine a décidé de se présenter au tribunal du contentieux de l’incapacité, c’est justement parce qu’elle conteste le taux d’incapacité permanente partielle (IPP) que le médecin-conseil de la Sécurité sociale, via la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), lui a attribué après son accident du travail.

Elle se fait accompagner du docteur R. parce que son père, qui est déjà passé par la case TCI, avait déjà eu recours à un médecin expert. C’est son droit. Elle aurait aussi bien pu demander à être épaulée par un avocat, un conseiller juridique ou un représentant d’une association de victimes d’accidents du travail comme la Fnath. En l’occurrence, son médecin lui sert surtout à faire le tri dans son amas de papiers et à différencier les enjeux de l’autre procédure en cours au Tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass).

Juges retraités

Au TCI, « on discute le bout de gras pour déterminer le taux d’IPP », définit Michel Ledoux, l’avocat des victimes de l’amiante, un habitué de la procédure. Alors qu’au Tass Yasmine s’attardera sur la responsabilité de son employeur dans son accident du travail. En 2007, lors d’une tournée de distribution du courrier, elle tombe de sa moto sur les genoux. Un taux d’IPP de 5 % est fixé, ce qui revient à une compensation financière globale de 1 948 euros versée en une seule fois (voir l’encadré). « Ce n’est pas suffisant mais, forcément, c’est un médecin payé par la Sécu qui fixe les taux… Je suis obligée de vivre chez mes parents et je ne peux plus travailler », peste la jeune femme de 36 ans.

C’est son tour. La pièce s’apparente plus à une minuscule salle de classe qu’à une salle d’audience. Elle se présente devant la magistrate, encadrée de deux assesseurs représentant employeur et employé. Ces derniers sont élus pour quatre ans, respectivement par un syndicat patronal et une organisation de salariés. Ils portent une médaille autour du cou, comme aux prud’hommes. Annie Baland, qui préside l’audience ce jour-là, est une magistrate qui effectue des vacations. Comme elle, les juges du tribunal sont retraités. Quant au président du TCI de Paris, Jacques Michel, il a fêté ses 81 ans. Annie Baland et ses deux assesseurs interrogent Yasmine sur sa situation professionnelle : a-t-elle été licenciée pour inaptitude ou non A-t-elle retrouvé un emploi Son salaire antérieur à l’accident du travail est-il maintenu ? Ainsi, le tribunal décide d’attribuer ou non un coefficient professionnel en cas de détérioration de la situation. Parfois, la CPAM dépêche un représentant : c’est le cas ce jour-là. Patricia Di Mambro vérifie, dossier après dossier, que le délai de deux mois prévu pour contester le taux d’IPP est bien respecté et rappelle « l’état antérieur » des membres handicapés déjà affectés avant l’accident pour justifier le taux fixé. Pour la partie médicale, en général, les magistrats s’en tiennent à l’avis du médecin expert du tribunal. Car, une fois les présentations faites, Annie Baland invite l’assurée à passer dans la pièce d’à côté : « Mettez-vous en sous-vêtements, le médecin va vous ausculter. » Yasmine était prévenue, mais les assurés venus seuls ne s’imaginent pas devoir se déshabiller au tribunal. Pendant ce temps-là, de l’autre côté de la cloison, les dossiers précédents sont délibérés. Le compte rendu du docteur, généralement légiste de formation, est privé, car soumis au secret médical. À la sortie de l’audience, Yasmine n’est pas confiante. Le docteur R., lui, crie à qui veut l’entendre qu’« il faut absolument se faire assister d’un médecin pour avoir une chance de peser dans la décision ». Dans la file d’attente, les visages des assurés non accompagnés se décomposent. Mariam demande s’il ne peut pas assurer sa défense au pied levé. La réponse du praticien est confuse, mais il finit par refuser, « par honnêteté ». Pourtant, Marie-Claude Martin, une magistrate du TCI, compare ce prosélytisme médical dans les couloirs de son tribunal à « du racolage passif ». Sylvie Orio, greffière, informe les assurés qu’ils peuvent « tout à fait se défendre tout seuls, c’est tout ce que je peux faire », se désole-t-elle.

Car quelques professionnels de la santé peu scrupuleux profitent de la faiblesse des accidentés du travail accentuée par la complexité juridico-médicale dece tribunal. Lui, fait partie d’une association spécialisée sur le créneau. Pour cet accompagnement, il exige 360 euros. « Les honoraires de certains sont plus proches des 600 euros, parfois ils en enchaînent trois dans la matinée », témoigne Marie-Claude Martin. « Il y a un business de médecins véreux qui profitent des personnes perdues dans les procédures, surtout les étrangers », confirme Me Ledoux. Les avocats, de leur côté, demandent entre 1 000 et 1 500 euros d’honoraires mais interviennent le plus souvent quand les assurés ont obtenu une aide juridictionnelle, avec une prise en charge partielle ou totale, sous conditions de ressources « Nous essayons de préparer en amont les dossiers de nos adhérents et de les accompagner, indique, lui, Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fnath. Parfois, la présence d’un médecin peut être utile, mais pas toujours. Surtout, quand nous faisons appel à eux, les tarifs varient plutôt entre 100 et 250 euros. »

Pas de reclassement

Le docteur R. n’aura pas réussi à grappiller un seul pourcentage d’augmentation du taux d’IPP de Yasmine. Mariam non plus. « C’est injuste ! Ils font comme si c’était leur argent, mais c’est celui de tout le monde ! Je cotise aussi, et là j’aurais dû avoir droit à une compensation plus importante, mais ce n’est pas un examen médical de trente secondes qui va le déterminer », dénonce l’aide-soignante. Après son accident de trajet, son employeur s’est contenté de ne pas renouveler son CDD sans envisager un quelconque reclassement. « En même temps, je ne vois pas ce qu’il aurait pu vous trouver comme autre poste », s’interroge à voix haute la juge Baland. « Et pourquoi pas À l’accueil, je souffrirais moins qu’à porter des malades », lui rétorque cette mère qui élève seule ses trois enfants et a dû reprendre le chemin d’un autre hôpital malgré les douleurs cervicales. « Pas le choix. »

Parmi les huit affaires traitées dans la matinée, seuls trois licenciés pour inaptitude ayant subi une perte de revenus ont bénéficié d’un rehaussement du coefficient professionnel de 2 ou 3 %. Kouokam, renvoyé par Veolia, y a eu droit. « J’ai même proposé d’être reclassé en Afrique, mais mon employeur ne m’a soi-disant rien trouvé », témoigne-t-il lors de l’audience. Il est passé de 6 à 8 % d’inaptitude : en plus des 2 400 euros versés initialement par la Sécurité sociale, il bénéficiera de 1 077 euros supplémentaires. Une broutille, comparée au salaire mensuel de 2 200 euros qu’il touchait chez le géant de l’environnement. À présent, il doit se satisfaire de missions en intérim et du RSA. L’après-midi, dans le flot d’accents, le portugais est la langue qui s’impose dans la salle d’attente. Une juriste d’un cabinet spécialisé accompagne Alfonso. Comme les quelques avocats présents, elle est surtout là pour s’assurer, en amont, que le dossier est complet, pour « exposer le principal en une minute pendant l’audience, c’est très rapide », et faire la traduction… Thèmes franco-portugais, version « jargon langage courant ».

Licencié pour inaptitude

Vers 16 heures, la fatigue se fait sentir. Mamadou propose un comprimé à son voisin, allongé sur les chaises, le visage crispé par la douleur. Depuis une chute dans les escaliers alors qu’il livrait de l’électroménager, il supporte un genou douloureux et des tambours dans la tête, par moments. « Peut-être que ça marche aussi pour la migraine, je ne sais pas. » Et pour cause, Mamadou ne sait ni lire ni écrire. Vingt ans à charger et décharger des caisses de poissons à Rungis et, une nuit, le pied qui glisse sur le sol mouillé. Arrêté deux ans puis licencié pour inaptitude, son taux est évalué à 15 %. En complément, il touche le chômage. À 61 ans, inutile d’envisager une reconversion.

La juridiction reste peu connue du grand public, « mais parfois un peu trop des assistantes sociales qui nous envoient régulièrement des assurés qui ressortent déçus », estime Corinne Berdeaux, assesseure représentant l’employeur. Caios quitte la salle d’audience en faisant « non » de la tête aux suivants, comme un candidat qui sortirait d’un examen peu convaincu de sa prestation. Car l’entretien avec le médecin laisse transparaître la délibération, qui tombe à la fin de chaque demi-journée.

À 17 h 30, Clara est la dernière à passer. Licenciée le soir même de son accident du travail dans un institut d’esthétique, elle a engagé une procédure aux prud’hommes. Déballer, à nouveau, cette histoire douloureuse, rappeler qu’elle élève seule son enfant, mettre le doigt sur le fait qu’elle ne peut plus exercer son métier et qu’à 44 ans elle ne sait pas quoi faire d’autre la fait fondre en larmes. « On comprend bien que 5 % d’incapacité, cela n’est pas représentatif de l’épreuve que vous avez subie », compatit Marie-Claude Martin, qui préside l’audience. Clara s’échappe en sanglots avant même le délibéré. Un courrier recommandé lui annoncera qu’elle a gagné 2 % d’IPP, soit 974 euros.

* Les prénoms des assurés ont été changés.

REPÈRES

1 815 € d’indemnité par an pour un salarié payé au smic avec un taux d’IPP de 10 %.

9 984 € d’indemnité par an si son taux d’IPP est de 70 %.

839 audiences ont été tenues par le TCI en 2013.

8 461 décisions ont été rendues, recours salariés et employeurs confondus.

Une indemnisation dictée par l’IPP

Pour compenser les séquelles d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, l’Assurance maladie verse une indemnité.

Elle prend la forme d’une sorte de prime de dédommagement versée en une seule fois quand le taux d’IPP est inférieur à 10 %.

Par exemple, 1 % d’incapacité donne droit à 410 euros ; 5 % à 1 948 euros et 9 % à 4 102 euros. À partir de 10 %, c’est une rente à vie.

Elle est calculée sur la base du salaire annuel de la victime, multiplié par le taux d’incapacité. Quand il est supérieur à 50 %, la rente est majorée pour que les victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle plus handicapante soient davantage indemnisées, et ainsi approcher des 100 % du salaire antérieur.

À titre d’exemple, le taux d’IPP fixé pour une amputation du bras tourne autour de 40 à 60 % d’IPP. Un salarié payé au smic dont le taux d’IPP est fixé à 10 % obtient une rente de 1 815 euros par an ; de 9 984 euros avec un taux de 70 %. D’où l’importance du taux d’incapacité fixé par les médecins-conseils de l’Assurance maladie…

Et l’enjeu des seuils clés – 10 %, 50 % et 80 % – à partir desquels les compensations sont dopées. D’ailleurs, le magazine Santé & Travail révélait en octobre que la Sécu inciterait ses médecins-conseils à minimiser les taux d’incapacité, et donc, automatiquement, l’indemnisation accordée. « Nous devons de plus en plus nous battre pour dépasser ces seuils en faisant valoir les coefficients professionnels », confirme Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fnath. Car les taux d’IPP peuvent être contestés par les salariés et les employeurs devant les tribunaux du contentieux de l’incapacité, régionaux : ce qui explique que parmi la pile de dossiers qui s’accumulent, nombreux sont ceux dont les taux approchent les fameux seuils qui déclenchent des compensations.

Auteur

  • Rozenn Le Saint

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