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NorbertAlter

Actu | Entretien | publié le : 03.04.2014 | Sandrine Foulon

Selon le sociologue, les dirigeants hors norme, qui ont inversé leur destin par le travail, sont à la croisée de plusieurs univers. À la fois impliqués et distants, ils ont un vrai talent pour l’innovation.

Pourquoi vous intéressez-vous aux managers atypiques ?

Sans nier les phénomènes de reproduction sociale qui restent fortement à l’œuvre et qui favorisent les managers blancs, masculins, issus des bonnes écoles et du bon milieu, ce qui m’intéresse est de comprendre les processus qui ont permis aux atypiques d’inverser leur destin par le travail. Rencontrer ces managers, handicapés, homosexuels, enfants d’immigrés, autodidactes ou femmes, amène à mieux comprendre que la différence peut être une force. Parce qu’ils ont été stigmatisés pendant leur jeunesse, parce qu’ils ont été considérés comme étant porteurs de tares, ils ont développé une vision acérée sur le monde qui les entoure. Ils regardent droit dans les yeux, n’ont pas de langue de bois. Ils ont surmonté les obstacles sociaux mais gardent la blessure de leur origine. Plus largement, ces analyses amènent à comprendre que, pour chacun d’entre nous, ce qui nous définit est notre différence, autant que notre place sociale.

Dans les atypiques, vous mélangez les autodidactes qui n’ont pas eu les codes sociaux et les femmes qui ont souvent tout le capital social nécessaire…

Les dirigeants femmes partagent avec les autres atypiques la caractéristique d’avoir réussi à prendre une place là où on ne les attendait pas. Comme le patron homosexuel ou autodidacte, elles ont dû en faire beaucoup plus que les « normaux » pour y arriver. Tous ont dû accepter les missions pourries, risquées, sans reconnaissance, qui créent de l’incertitude dans la carrière. Ces managers « différents » sont à la fois plus impliqués dans leur travail puisqu’ils doivent constamment faire leurs preuves mais aussi plus distanciés. Un entrepreneur noir m’a expliqué qu’à sa première rencontre avec un banquier il a dû lui parler pendant quinze minutes de choses et d’autres, le rassurer en quelque sorte, pour qu’il oublie la couleur de sa peau. Un dirigeant homosexuel m’a confié être toujours sur le quivive. Quand il observe ses congénères masculins hétérosexuels se raconter leurs week-ends, se flatter, se faire des « mamours » au bureau, il sait qu’il ne peut se le permettre sous peine qu’on lui renvoie sa préférence sexuelle à la figure. C’est cette sociologie de l’étranger qu’il me paraît intéressant d’étudier. À l’inverse des « normaux » qui sont dans la culture de l’appartenance, ces dirigeants sont dans la distance. Ils se savent surveillés, alors ils analysent, décodent les situations. Ils possèdent une grande intelligence sociale. Ils se voient en scène, pas dans le rôle.

Comment se définit leur management ?

Le fait qu’ils soient différents les amène en permanence à concevoir leur position professionnelle comme non légitime. Ils ont une capacité plus forte que les autres à se remettre en question, à donner le meilleur d’eux-mêmes. Et surtout à prendre des décisions non conventionnelles. Un patron autodidacte me disait que la plupart des cadres aiment bien se fier au tableau de bord, lui préfère regarder la route. Ces managers ont un vrai talent pour l’innovation. Ils sont congruents et préservent leur jugement indépendamment de la majorité. Face à la nouveauté, ils ne cèdent pas à la tentation générale de répondre : si c’était mieux, ça se saurait déjà… comme si nous connaissions tous les meilleurs états du monde à tous les instants. Ces personnalités prennent également plus de risques que les autres. C’est une façon pour elles de ne pas mettre en péril leur destin social, de ne pas rester dans leur état. Elles se disent que puisqu’elles n’ont rien à perdre elles ont tout à gagner.

Ces profils différents ont-ils des alliés dans l’entreprise ?

On ne construit pas sa vie tout seul. Ces personnes ont toujours, au moins une fois dans leur parcours, rencontré une « fée » qui les a aidées. Dès lors, elles vont se montrer généreuses et rendre aux autres ce qu’on leur a donné sur une autre scène. En anthropologie, cela s’appelle le concept de réciprocité élargie. Les managers atypiques sont empathiques et comprennent qu’il est vital de créer un réseau. Ils ont un talent particulier pour identifier les ressources, mobiliser les autres et parfois manipuler. Sans oublier d’où ils viennent, ils donnent une chance aux autres, à ceux qui pensent différemment.

Les « normaux » doivent-ils oublier toute leur éducation pour être plus innovants ?

Parmi les managers atypiques, tous ne sont pas autodidactes, beaucoup ont d’excellents diplômes. Mais la créativité, y compris celle des « normaux », heureusement, vient de la capacité à ne pas confondre les principes de gestion avec la réalité, à ne pas appliquer aveuglément les normes établies, mais à tenter de voir où il y a du jeu, de la marge. La crise des élites françaises provient du fait qu’elles ont une vision unilatérale et univoque de la société. Elles n’ont pas eu d’expériences sociales multiples. Si on est logiquement socialisé, on ne se représente pas le monde autrement. On n’en a pas besoin.

Ces managers sont-ils capables de provoquer des changements dans les modes de management ?

Les changements se produisent toujours en périphérie du système et non par le cœur. Au centre, on est étouffé par les normes, à la marge, on peut sentir le vent du large… Pour être un bon manager, il faut accepter de ne pas respecter les croyances du management à la lettre. Il est indispensable de valoriser la différence, l’impertinence. Le problème, dans nos organisations, c’est que nous apprenons à les faire taire. Le management français souffre de deux croyances. La première consiste à penser que les salariés résistent au changement. C’est une hérésie. Il suffit d’interroger une personne sur les changements qu’elle a vécus au cours de ces dix dernières années. Elle n’a fait que s’adapter à un mouvement continu de ruptures. La deuxième est de croire qu’une bonne décision est une décision bien conçue. Rien n’est plus faux. Une bonne décision est une décision que les pratiques du terrain rendent finalement bonne, en corrigeant la conception initiale. Cela explique le fossé grandissant entre des dirigeants technocratiques et des managers opérationnels. Le management devrait être aussi bien montant que descendant.

Voyez-vous le management évoluer ?

Ces vingt dernières années, une critique des modèles managériaux dominants a émergé. On commence à comprendre la relation entre le don et le management. Les organisations ne peuvent pas fonctionner si les individus ne donnent pas plus que ce qui est prévu dans leur contrat de travail. La compétence collective n’est pas contractuelle. Et elle n’existe que si les salariés ont le temps de vivre ensemble. Mais au lieu de tirer profit du trésor que représente l’engagement des salariés, les techniques de management s’évertuent à les démobiliser avec cette injonction de ne plus perdre de temps. Or les gens réclament une pause. Ils saturent, ne supportent plus le mouvement. Si tout est incertain, on ne peut plus se construire d’identité professionnelle. Le management doit favoriser les appropriations du changement par les salariés pour le rendre intelligent.

Ces managers atypiques parviennent-ils à trouver leur place ?

Ils sont dans un entre-deux. C’est une position inconfortable qui crée de l’anxiété mais qui est aussi un moteur puissant et qui peut rendre heureux. Les chercheurs ont du mal à théoriser cette position d’étranger. On considère trop souvent que les individus qui sont sortis de leur milieu, et qui ont réussi socialement, ont trahi leurs origines et en souffrent éternellement. Or cette place intermédiaire peut être assumée, revendiquée. Tout en restant loyal à son passé, il est tout à fait possible d’occuper un espace intermédiaire, et d’être soi. Être à la croisée de plusieurs univers permet par ailleurs d’être un « passeur », de mettre en relation des individus qui se rencontrent peu. Cela est une ressource et un plaisir..

Les lois et les politiques de diversité des entreprises vous semblent-elles efficaces pour promouvoir les « atypiques » ?

Évidemment, toutes les initiatives qui luttent contre les discriminations sont une bonne chose. Mais il est tout aussi important de montrer des gens qui ont réussi malgré leurs différences et de les valoriser. Se battre contre les stéréotypes va dans le bon sens. Mais dès qu’on en identifie un, on contribue aussi à focaliser le débat dessus. En cette période de crispation sur le genre ou les origines, il serait sans doute plus judicieux de s’ouvrir à la différence plutôt que de concevoir des politiques qui la favoriseraient. C’est dans la pratique que les choses évoluent.

SOCIOLOGUE DES ORGANISATIONS, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ PARIS-DAUPHINE, NORBERT ALTER A BEAUCOUP TRAVAILLÉ SUR L’INNOVATION ET LA RELATION ENTRE LE DON ET LE MANAGEMENT. IL A PUBLIÉ EN 2012 LA FORCE DE LA DIFFÉRENCE (ÉDITIONS PUF). POUR CET OUVRAGE, IL A RENCONTRÉ UNE SOIXANTAINE DE PATRONS ATYPIQUES DONT LES VERBATIM, COMMENTÉS PAR L’AUTEUR, ÉCLAIRENT LEUR RELATION AU MANAGEMENT.

Auteur

  • Sandrine Foulon