logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

Pierre Rosanvallon Pauline Peretz

Actu | Entretien | publié le : 05.03.2014 | Emmanuelle Souffi, Sandrine Foulon

Pour aider les invisibles à sortir de l’ombre, retrouver une capacité d’action, s’insérer dans une histoire collective, ce sociologue et cette historienne entendent libérer leur parole. Et, à travers ces vies ordinaires où le travail est central, raconter le roman vrai de la société.

À travers « Raconter la vie », qui comprend une collection de livres et un site participatif, vous redonnez la parole à une France invisible. Pourquoi ?

Pierre Rosanvallon : Une impression d’abandon exaspère et déprime de nombreux Français. Le pays ne se sent pas représenté, il est miné par les peurs et les crispations identitaires. Le fossé s’est creusé avec les politiques, qui se sont professionnalisés. L’Assemblée nationale ne compte plus aucun député ouvrier. Même le Parti communiste n’en a plus. Les parlementaires ont fait Sciences po… Ils sont englués dans les batailles de courants, de luttes internes. Or la société a beaucoup changé. Elle s’est opacifiée. L’ouvrier d’aujourd’hui ne travaille plus seulement dans la sidérurgie ou l’automobile. Il est cariste, dépanneur, chauffeur-livreur. Il évolue dans des unités de travail plus petites où la conscience d’appartenir à une classe n’existe pas. Le capitalisme d’organisation a cédé la place à un capitalisme d’innovation. Pour aider le pays à sor­tir de l’ornière, il fallait prendre une initiative. Une formule d’Eugène Sue m’a inspiré : « À défaut de représentation politique, ces ouvriers ont créé une sorte de représentation poétique. » « Raconter la vie » veut construire une représentation narration. Donner la parole, rendre visible, c’est aider des individus à se mobiliser, à résister à l’ordre établi et à mieux conduire leur existence.

Les corps intermédiaires souffrent-ils du même discrédit que les politiques ?

P. R. : À l’image des élus, les syndicats se sont aussi professionnalisés. J’ai travaillé à la CFDT. Après Mai 68, le métier syndical était celui de la négociation collective, du développement de stratégies juridiques pour faire progresser le droit du travail, des conflits sociaux. Les lois Auroux ont marqué un tournant : plus besoin d’avoir des adhérents pour être représentatif. On est passés à une conception essentialiste de la représentation. Aujourd’hui les corps intermédiaires incarnent davantage la société d’hier que celle de demain. Les grands conflits du travail actuels sont ceux du passé. Qui est le porte-voix des zones déprimées, des salariés des centres logistiques ?

Les auteurs – des travailleurs qui témoignent de leur métier, des romanciers, des journalistes – s’expriment à la première personne. Faut-il être dans le « moi je » pour être dans le vrai ?

Pauline Peretz : Ces « gens d’en bas », comme Anthony, ouvrier de 27 ans dans la logistique qui a quitté l’école à 16 ans, ne sont plus entendus. Pourtant, ils incarnent l’actuel mouvement de reprolétarisation qui touche notamment les jeunes. Le récit à la première personne permet de faire comprendre de l’intérieur, de faire comprendre « avec ». Lorsque Anthony décrit le mirage du CDI, on saisit ce que cela signifie – l’acceptation d’horaires extrêmement contraignants, des conditions de travail dégradantes. Pareil dans le cas du reportage effectué par la journaliste Ève Charrin. C’est en accompagnant la tournée de Léon, chauffeur-livreur à Paris, que celle qui se présente comme bobo parisienne, énervée sur son Vélib par les camions de livraison, perçoit la réalité du métier. Lorsqu’elle explique que Léon a pour consigne de baisser les yeux face à un client mécontent, le lecteur mesure l’humiliation quotidienne qui est exigée de lui.

P. R. : Nous accueillons d’autres voix que celles des témoins. Les écrivains, d’abord. François Bégaudeau, qui décrit une journée entière avec une infirmière, touche la saturation absolue de cette femme. Annie Ernaux [dont Regarde les lumières, mon amour sort en mars, NDLR] raconte « son » hypermarché. Elle écrit d’ailleurs « voir pour écrire, c’est voir autrement ». Mais on ne cherche pas que du « beau style ». Les journalistes ou les sociologues ont une autre approche… Notre objectif est de montrer comment chacun essaie de composer avec sa condition sociale, de créer ses marges de liberté. Raconter des gens en rupture, à des tournants de la vie, permet aussi d’évoquer ces bifurcations clés de l’existence. Nous voulons sortir des stéréotypes, de l’abstraction, du fantasme sur autrui. La méconnaissance produit de la destruction du commun, du lien social. « Nous sommes dans une terrible ignorance les uns des autres », déplorait déjà Michelet en 1848.

Ne poussez-vous pas à une vision individualiste de la société ?

P. R. : Nous ne vivons pas qu’un individualisme du repli sur soi, mais ce que nous connaissons, c’est aussi un individualisme de la singularité, de la construction personnelle. La société n’est plus un bloc, mais une somme d’individus différents. Sortir de l’ombre et de l’anonymat, c’est pouvoir inscrire sa vie dans des éléments de récit collectif. Affirmer sa singularité, ce que chacun recherche pour compter aux yeux des autres, permet de retrouver dignité et capacité d’action. Montrer la façon dont s’organisent les micro­résistances, les formes d’émancipation même partielles où se construisent les revanches sociales, c’est offrir de l’espérance. Face à la montée des « anti », cette démocratie du ras-le-bol, nous pensons que la connaissance de soi et des autres peut retisser du lien social.

Pourquoi le travail est-il peu évoqué dans la littérature française ?

P. P. : Au xixe siècle, le monde du travail était un grand thème littéraire. Citons les journaux ouvriers (l’Artisan, la Ruche), Zola et Au bonheur des dames, Balzac et la Comédie humaine… Mais cette tradition ne s’est pas perpétuée. La France n’a pas vu l’émergence dans l’entre-deux-guerres d’une grande littérature sociale comme Orwell en Grande-Bretagne, Steinbeck aux États-Unis ou le projet fédéral américain de soutien aux écrivains lancé par Roosevelt en 1935. Par la suite, le roman français des années 1960 a privilégié les thèmes intimistes, même s’il y a eu des exceptions : Élise ou la Vraie Vie, de Claire Etcherelli, les Choses, de Georges Perec. Le cloisonnement entre les genres a empêché la constitution d’une tradition de grandes enquêtes ou de grands reportages sur la société, même s’il y a eu des initiatives notables comme la Misère du monde, de Pierre Bourdieu, ou plus récemment l’ouvrage collectif la France invisible, du côté des sciences sociales, et le Quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, du côté du journalisme. Notre ambition est de creuser ce sillon.

Serait-il souhaitable que l’État soutienne de grands projets littéraires comme l’ont fait les États-Unis ?

P. R. : Ce serait une très bonne idée…

P. P. : Pendant la Grande Dépression, l’idée était non seulement de décrire la réalité de l’Amérique pauvre, mais de redonner du travail aux nombreux artistes et écrivains qui étaient au chômage. Ces programmes de soutien aux arts ont permis l’éclosion de grands écrivains, de grands photographes… Depuis le lancement du projet, nous nous réjouissons de l’engouement de romanciers mais aussi de photographes et d’artistes. Nous sommes aussi galvanisés par les microsolidarités qui s’organisent autour de ces tranches de vie sur le site Internet.

L’extrême droite et le populisme se font le porte-voix des petits et des oubliés. Ne risquez-vous pas de leur faire écho ?

P. R. : Les discours populistes sont dans la répétition des stéréotypes, ils plaquent des mots-valises sur une réalité. Ils parlent de « peuple », d’« élite » comme des blocs de marbre. Jamais vous ne verrez un parti d’extrême droite avoir le souci du vécu. Ils ne disent pas la société. Ils sont dans la mise en scène.

L’écrivain et chercheur Christian Salmon vous reproche de céder à « l’air du temps » en mobilisant « le même fantasme des invisibles » que le FN…

P. R. : Nous ne menons pas un projet de storytelling, qui est un discours de communication, qui reconstruit une réalité, enjolive, met des paillettes. Les invisibles sont pour nous tout sauf un fantasme ! Nous descendons dans la soute, donnons un contenu, élaborons un langage, décrivons une réalité précise trop longtemps déformée et niée. Être le porte-parole d’une expérience est une forme de militantisme.

L’HISTORIEN ET SOCIOLOGUE PIERRE ROSANVALLON ET L’HISTORIENNE PAULINE PERETZ ONT LANCÉ LE PROJET « RACONTER LA VIE ». DOUBLÉE D’UN SITE INTERNET PARTICIPATIF, CETTE COLLECTION D’OUVRAGES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS DU SEUIL ACCUEILLE RÉCITS, ANALYSES, LITTÉRATURE… CINQ LIVRES, DONT LE PARLEMENT DES INVISIBLES, SONT PARUS EN JANVIER. UNE DEUXIÈME SÉRIE EST ATTENDUE POUR AVRIL.

www.raconterlavie.fr

Auteur

  • Emmanuelle Souffi, Sandrine Foulon