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Le patronat face à la colère de sa base

À la une | publié le : 03.02.2014 | Anne Fairise, Emmanuelle Souffi

Pétitions, manifs, collectifs… la sphère patronale connaît de nombreux remous alimentant les idées populistes. La crainte des organisations ?Que des chefs d’entreprise figurent sur des listes FN.

À Biars-sur-Cère, dans le Lot, la colère s’affiche toujours haut sur les commerces du centre bourg barrés d’un « Sacrifié mais pas résigné ». Avec la hausse de la TVA, le 1er janvier, de 7 % à 10 % sur certains produits, les affichettes de la campagne UPA ne sont pas passées de mode. Depuis mi-novembre, elles dénoncent « l’avalanche de prélèvements fiscaux et sociaux en train de tuer l’économie de proximité ». Ici, la pétition qui les accompagne a vite fait le plein, griffée de 1 200 signatures, autant que d’habitants ! « La marmite bout dans le monde rural », martèle Pierre Delpeyroux, charcutier-traiteur, qui les a portées à Paris, cravaté de noir, le 19 décembre. Comme tous les présidents des UPA territoriales et de ses organisations membres, le bâtiment, la fabrication et les services, l’alimentation…, venus manifester au ­Trocadéro. Une première à laquelle l’organisation n’a pu échapper, dépassée par l’ampleur prise par la pétition. Loin des 100 000 signatures escomptées, elle en rassemblait mi-décembre plus de 700 000, rien qu’en ligne.

« Je tiens le couvercle des deux mains mais pour combien de temps ? En jouant l’indifférence face à nos problèmes immédiats, le gouvernement prend le risque d’une éventuelle violence physique dans la rue », met en garde Jean-Pierre Crouzet, le président de l’UPA, sorti bredouille et furax de la rencontre concédée par Matignon après la manifestation. Un tour sur les réseaux sociaux suffit à comprendre sa colère. Quand les internautes n’interrogent pas l’efficacité de l’UPA, ils appellent les « sacrifiés » à rejoindre les nouveaux collectifs, les « moutons » (mouvement des contribuables en colère) et autres « tondus », vent debout contre un État qui les spolie. 378 000 TPE auraient déjà rallié le second fin 2013, selon son fondateur Guillaume De Thomas, un patron de saunas libertins (19 salariés) qui ne paie plus ses charges patronales depuis le 13 juillet. « On ne s’en sort pas ! Mais si on supprime la part patronale, vous créez 750 000 emplois et augmentez les salaires de 23 % ! » argue cet avocat de formation. Mi-décembre, il a lancé son propre syndicat – le « 97 % » – pour représenter les microentreprises délaissées par les grandes fédérations patronales.

GRÈVE DES IMPÔTS. De leur côté, le Medef et la CGPME ont choisi de faire brandir des cartons jaunes à 2 000 patrons lyonnais lors d’un meeting, le 8 octobre, avant d’essayer de canaliser « l’énergie négative » libérée, selon les propres mots de Pierre Gattaz. Car ils ont vite été accusés d’alimenter le populisme ambiant. Marine Le Pen n’a-t-elle pas lancé, en février 2012, une opération cartons rouges contre Nicolas Sarkozy ? Pour éviter une radicalisation dangereuse, la CGPME, confrontée aussi à des fédérations locales menaçant de faire la grève des impôts, a incité ses adhérents à s’engager sur les listes municipales. Une « première », dont personne ne mesure les effets. Avant Noël, le Medef a lancé une opération doléances, demandant à ses adhérents dans les départements d’interpeller les préfets sur la gravité de la situation.

Avec succès, estime l’Avenue Bosquet, qui juge que le Pacte de responsabilité de François Hollande, qui doit troquer baisse des charges contre créations d’emplois, va contenir la grogne. Même si les effets réels ne se feront pas sentir avant 2015. « Les chefs d’entreprise savent très bien distinguer les mesures relevant du court terme de celles relevant du long terme », avance Jean-François Pilliard, vice-président du Medef. On est plus circonspect à l’UPA, qui appelle ses adhérents à poursuivre la mobilisation « jusqu’à obtenir la plus grande pétition jamais menée en France ». Cela n’ira pas plus loin, aux yeux de Michel Offerlé. « Il n’est pas question pour les organisations traditionnelles d’ouvrir la boîte de Pandore de la protestation. Elles sont déjà fragilisées par la réforme de la représentativité patronale qui s’ouvre et veulent préserver leur crédit face aux pouvoirs publics », estime le sociologue spécialiste du patronat, auteur de Les patrons des patrons. Histoire du Medef (Odile Jacob, 2013).

Inhabituelle, cette explosion de manifestations patronales protéiformes n’est pas nouvelle. En 1953, l’exaspération des commerçants contre les hausses d’impôt avait provoqué l’ascension fulgurante de Pierre Poujade, papetier de Saint-Céré (Lot), qui a pris la tête de manifestations de plus en plus importantes. Jusqu’à faire entrer, en 1956, 52 députés poujadistes à l’Assemblée, dont un jeune de 27 ans, Jean-Marie Le Pen… En octobre, Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président délégué du Medef, s’est le premier alarmé d’un risque de vague Bleu Marine chez les chefs d’entreprise. À raison. Un quart des artisans, commerçants et petits patrons ont glissé dans l’urne un bulletin FN lors de la dernière présidentielle. Le discours anti-État et anti-Bruxelles de Marine Le Pen, qui a fait du « national-libéralisme » sa nouvelle profession de foi, a porté.

« Plus que le coût du travail qui plombe, c’est l’euro qui appauvrit tout le monde, clame Thierry Rogister, tête de liste FN à Royan et ancien patron de Buena Vista Home Entertainment France. Si un chef d’entreprise gérait sa boîte comme l’Europe, il serait accusé d’être totalitaire ! » Parmi ses colistiers figurent un patron dans l’automobile, une gérante de société et même le directeur de l’hôpital de Royan. Tous ne sont pas forcément encartés, mais attirés par son ancrage local, son franc-parler. La méthode frontiste qui consiste à agréger les mécontentements les plus variés séduit ces petits patrons qui se sentent méprisés par l’élite parisienne et pas représentés par le patronat traditionnel.

Surtout le Medef. « C’est un appareil de lobbying au service du CAC 40 », accuse le Charentais. Ancien responsable de la CGPME et du Medef Moselle, Alain Séris est sur la liste Rassemblement Bleu Marine de Françoise Grolet à Metz. « Il manque aux organisations patronales un pilier fondamental : l’humain », pointe cet imprimeur. Tels Thibaut de La Tocnaye, patron de start-up à Brest, ou Jean-Michel Dubois, ex-vice-président de la CGPME de Seine-Saint-Denis, la moitié de l’état-major frontiste serait issue du monde de l’entreprise.

PARADOXES ET CONTRADICTIONS. La lutte contre la mondialisation et le retour au franc ne sont pourtant pas très business compatibles. « C’est totalement paradoxal, tempête Michaël Zenevre, président de la CGPME Lorraine. C’est le rejet du “tous pourris”. » Alain Séris fait partie de ces ­déçus de la gauche qui veulent donner sa chance au troisième parti de France. « Si le PS et l’UMP avaient été bons, le FN ferait 2 % ! » est-il persuadé. Les agriculteurs vivent aussi avec leurs contradictions. Ils perçoivent des aides européennes, mais votent massivement pour le FN, pourtant prompt à dénoncer la politique agricole commune. « Les plus frontistes sont les gros céréaliers, les exploitations rentables surtout dans le nord du pays, alors que Marine Le Pen tient un discours “petits contre nantis” », souligne Joël Gombin, doctorant en science politique à l’université de Picardie Jules-Verne. Elle a tenté un rapprochement avec la Coordination rurale, la plus à droite des organisations. Marine Le Pen a ensuite essayé, avec la frange des plus radicaux à l’extrême droite, de surfer sur la colère des Bonnets rouges. Et de récupérer celle des Tondus. Sans succès.

Au Medef et à la CGPME, on redoute de voir des membres s’afficher sur des listes FN aux élections. « Si cela se produit, on fera en sorte qu’ils n’aient plus de responsabilités dans nos antennes régionales », affirme un collaborateur de Pierre Gattaz. À la CGPME, on est plus ambivalents. « Le FN représente une partie des Français ; un chef d’entreprise doit militer à droite ou à gauche en fonction de sa sensibilité », estime Jean-François Roubaud, son président. Les adhérents sont trop précieux pour leur montrer la sortie.

378 000

TPE qui ont rejoint le mouvement des Tondus ne paieraient plus leurs charges sociales.

9 454

entreprises du commerce et de l’artisanat ont disparu depuis mi-novembre

(source : UPA, au 17 janvier 2014).

Auteur

  • Anne Fairise, Emmanuelle Souffi