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Idées

Déjudiciariser les relations de travail ?

Idées | Chronique juridique | publié le : 31.12.2013 | Jean-Emmanuel Ray

Le droit ne représente pas la vie, et le contentieux reste la pathologie du droit. Problème : pour le monde judiciaire (avocats, magistrats et autres professionnels) le pratiquant tous les jours, l’appel au juge est le réflexe naturel. Mais il faut rendre à César ce qui est à César, et ne pas confondre juridicisation et judiciarisation.

La juridicisation est la multiplication des règles applicables, et ce resserrement des mailles du filet du droit est hélas général : transposition de directives communautaires, volonté de chacun des ministres de laisser son nom à la postérité. Mais elle est aggravée en droit du travail par sa forte visibilité qui en fait un marqueur politique : toute alternance politique commence ainsi par l’abrogation de textes du régime précédent, quitte à le regretter ensuite (défiscalisation des heures supplémentaires), et la présentation de nouveaux, marquant symboliquement la rupture.

Augmentation de la quantité, donc, mais aussi baisse de la qualité des lois, souvent rédigées dans l’urgence : l’insécurité n’est pas seulement due au juge devant ensuite appliquer ces textes à l’obscure clarté. Pis : la portée réelle d’une loi n’étant vraiment fixée en France que lorsque la Cour de cassation s’est prononcée (l’arrêt du 23 mai 2013 a ainsi conforté la rupture conventionnelle du 25 juin 2008), lors­qu’elle tranche cinq ans plus tard un point délicat, son arrêt n’apporte parfois rien car une nouvelle loi est venue abroger l’ancienne. Il faut ressusciter les demandes d’avis.

La judiciarisation, c’est l’appel plus fréquent aux nombreux juges chargés du droit du travail, officiellement pour leur demander de trancher un litige individuel et collectif. Mais, comme dans d’autres branches du droit (comme le droit des affaires), il s’agit parfois de chercher une position de force avant de négocier, voire d’une pratique dilatoire au sens étymologique du terme : obtenir des délais pour, par exemple, mobiliser salariés et médias. Sans oublier le « pluralisme syndical » français, qualifié de division à l’étranger, permettant à un syndicat non signataire d’attaquer un accord d’entreprise, et la politique jurisprudentielle de la chambre sociale, très favorable aux opposants (voir chambre sociale, 11 juin 2013 : un syndicat non signataire d’un accord peut en demander l’exécution). La chute de leurs effectifs les conduit aussi à devoir abandonner le rapport de force sur le terrain au profit du rapport de droit dans le prétoire.

Connaissant enfin le rôle créateur de la Cour de cassation en droit du travail, des syndicats usent de tactiques judiciaires (voir, malgré la loi du 14 juin 2013, les contentieux actuels devant les TGI sur la contestation de PSE), voire de stratégies collectives et concertées pour tenter d’obtenir une « évolution positive » du droit du travail, qui avance à coups d’arrêts.

Last but not least : le droit très singulier, pour n’importe quel juge, d’écarter une loi française au motif qu’elle lui semble contraire à un traité international : une situation presque unique au monde, hors droit communautaire, qui est le droit interne d’une communauté d’États. Le conseil de prud’hommes de Longjumeau se payant le CNE ! Le tribunal d’instance de Brest torpillant à lui tout seul la loi du 20 août 2008 en invoquant un traité international… Bien sûr, plusieurs années plus tard, la Cour de cassation dira le droit. Mais est-ce bien raisonnable, y compris pour la crédibilité des juges ?

EFFETS NÉGATIFS DE LA JUDICIARISATION

Entendons-nous bien : spécialement en temps de crise où réapparaît le granit social et se multiplient les licenciements, qu’un salarié ou un syndicat puissent saisir une juridiction pour se voir rendre justice est un minimum pour le droit du travail placé sous le signe de l’ordre public de protection.

Mais pour résoudre un différend, l’appel au juge est-il la voie normale ? Cet appel bien français à papa juge n’est-il pas aussi le signe d’une défaillance des modes de régulation interne ?

Cette judiciarisation n’est pas non plus sans effet sur la vie sociale des entreprises : à commencer par la nécessaire « jurification » des services RH – et donc en amont du côté des meilleures formations universitaires – et des négociateurs des accords devant être mieux sécurisés juridiquement, au détriment des marges de manœuvre d’accords plus politiques.

Cette judiciarisation n’est pas non plus sans risques pour les acteurs eux-mêmes, parfois dépossédés par les professionnels du droit les recentrant sur les procédures au détriment du fond, voire les emmenant dans le dédale des appels ou des pourvois à l’insu de leur plein gré ! Avec, in fine, une désynchronisation assurée entre la vie sociale et le résultat judiciaire (même en référé : durée moyenne de deux mois aux prud’hommes), lorsque la négociation a pu finalement débloquer le conflit mais qu’un jugement remet tout en cause.

Plus de consensus et d’accords collectifs, pour moins de contentieux : l’idée de la déjudiciarisation portée par la loi de ­sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, elle-même issue de l’accord du 11 janvier 2013, doit donc être approuvée (voir le Flash ci-après).

PRUD’HOMMES : LE CHANGEMENT, C’EST BIENTÔT

Depuis 2008, 62 conseils de prud’hommes ont été supprimés : l’institution a donc ­largement pris sa part à la réduction des déficits publics. Mais à celui de Paris, les 832 conseillers se partagent toujours les 12 Codes du travail à jour, et les six juges départiteurs à temps plein continuent à crouler sous les 3 100 dossiers en stock. C’est peu dire que les juridictions du travail n’ont jamais passionné les gouvernements français, et le dernier en date ne fait pas exception. Jusqu’à remettre en cause leur existence ?

Pour leur désignation, la messe est dite à la lecture du budget de l’État : les 91 millions d’euros nécessaires au financement des prochaines élections prud’homales, déjà reportées à 2015, n’y figureront pas et ce n’est une surprise pour personne. Car, d’une part, le taux de participation ayant chuté de 63 % en 1979 à 35 % en 1997 puis à 25 % aux dernières élections de décembre 2008, fallait-il attendre le ridicule d’un taux à 18 %, avec donc un coût supérieur à 20 euros par suffrage exprimé ? D’autre part, et surtout, car la loi du 20 août 2008 oblige désormais le ministère du Travail à collecter puis à consolider les résultats de toutes les élections professionnelles en entreprises pour fixer le poids respectif de chaque confédération : elle permettra à ces dernières de désigner au prorata leurs conseillers prud’hommes. Reste cependant la désignation des conseillers employeurs, au menu de la réforme de 2014, légitimement inspirée par l’intelligent car réaliste rapport rendu par Jean-Denis Combrexelle le 23 octobre dernier.

S’agissant du fonctionnement des prud’hommes, les statistiques récentes semblent cruelles : taux d’échecs record des concilia­tions (de 50 % en 1960 à 7 %) et augmentation des départages : 21 % en 2011. Taux d’appels de 61 % (contre 13-15 % pour les tribunaux de commerce, composés eux aussi de juges non professionnels), seulement 21 % des décisions prud’homales y étant totalement confirmées. Enfin, la Cour de cassation, elle-même submergée (3 575 arrêts rendus en 2012), a un taux de cassations qui a doublé en dix ans, passant de 20 % en 2002 à 39 % en 2012 (contre 20 % à la chambre criminelle, 29 % à la chambre commerciale et 31 % à la première chambre civile), dont 35 % avec renvoi devant une autre cour d’appel… Mais ces moyennes nationales sont fort trompeuses : ainsi du taux de conciliations allant de 3 à 40 %, à l’instar du taux de départages : 1 % à Cherbourg, 3 % à Aix-les-Bains, 43 % à Bobigny et Pau, voire 62 % à Calais. Chiffres posant alors la question du maintien de la phase de conciliation, et du paritarisme lorsque l’on sait que l’envoi en départage allonge la procédure d’un an, le délai moyen atteignant alors 27,3 mois.

Le sujet est tabou. Mais dans notre monde qui se juridicise à grands pas, les conseils de prud’hommes doivent eux aussi se professionnaliser (procédure pour les débats et la rédaction des jugements, fond avec formation obligatoire dès la prise de fonction) ou disparaître au profit de magistrats professionnels spécialisés : ce qui limiterait pour le salarié justiciable les incertitudes de ce long steeple-chase judiciaire.

FLASH
Loi du 14 juin 2013

Cinq ans après la création par les partenaires sociaux de la rupture conventionnelle, reprise par la loi du 24 juin 2008 et qui a connu un succès exceptionnel (1,4 million depuis août 2008, avec un rythme moyen de 27 000 homologations par mois, le nombre d’assignations aux prud’hommes ayant curieusement baissé de 23 % entre 2009 et 2012), la loi du 14 juin 2013 a pris trois types de mesures destinées à limiter l’appel au juge.

Les mesures de long terme sont destinées à créer un dialogue moins conflictuel en entreprise : transmission des orientations stratégiques et banque de données unique, mais aussi intervention en temps réel de la Direccte tant sur la procédure que sur le contenu des PSE.

De moyen terme : l’obligation d’accords vraiment majoritaires pour les PSE négociés paralyse certes l’exercice du droit d’opposition. Elle rend aussi politiquement délicate une contestation en justice, qui interviendra devant le juge administratif : dissuasif.

De court terme, enfin, avec la discrète réduction des délais de prescription (salaires : de cinq ans à trois ans), ou la « barémisation » des dommages et intérêts devant le bureau de conciliation, afin de favoriser cette dernière.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray