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Les Gad, symboles de la galère bretonne

Décodages | Reconversion | publié le : 31.12.2013 | Anne Fairise

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Les Gad, symboles de la galère bretonne

Crédit photo Anne Fairise

La fermeture de Gad à Lampaul-Guimiliau enfonce encore un peu plus le Finistère nord dans la crise. Malgré un soutien local et national renforcé, le reclassement de ses 850 licenciés s’annonce difficile.

À Lampaul-Guimiliau, le « café commère » proposé les mardis matin aux 850 salariés licenciés de Gad n’usurpe pas sa réputation. Dans ce bourg du Finistère, 2 000 habitants, qui n’en finit pas de remâcher la liquidation judiciaire mi-octobre de son abattoir de porcs, on découvre vite le rendez-vous organisé par le comité de soutien, une fois longés l’église du xvie siècle, la place centrale qui enserre le calvaire et, 500 mètres plus bas, les bâtiments de l’entreprise assise sur 43 000 mètres carrés. Il suffit de repérer les voitures devant la salle polyvalente, au pied de l’usine. Ça discute ferme à l’intérieur, autour d’un café chaud et de far maison. De la soirée pour remercier les participants aux vingt jours de blocus qui ont permis de doubler la prime supralégale de licenciement (5 000 euros pour douze ans et demi d’ancienneté, la moyenne) ; de la disparition, cette nuit-là, du cochon rose en chocolat d’un petit mètre de haut offert par un pâtissier ; des randonnées sur les monts d’Arrée suggérées à l’instant par un ex-Gad pour ­briser le désœuvrement…

Avant de devenir le symbole d’un agroalimentaire breton qui dévisse sous les coups de boutoir de la concurrence internationale et du dumping social en Europe, la fermeture de l’abattoir qui comptait il y a six ans encore parmi les plus gros sites industriels du Finistère avec 1 200 salariés a fait ici l’effet d’un tsunami. « Rester enfermé chez moi à ne rien faire, je ne peux pas », lâche Bernard, 36 ans, un paquet de nerfs aux yeux vite mouillés dès qu’il évoque ses douze ans comme désosseur, son premier CDI après des années d’intérim et d’emplois saisonniers. Le corps n’oublie pas, qui continue de s’éveiller aux aurores : « 3 h 30 tous les matins. Je prenais mon poste une heure après », soupire la blonde Magali, depuis douze ans à la découpe.

« On se sent inutiles ». « Faut pas se voiler la face. On tient jusqu’à Noël, pour les enfants. En janvier, on se rendra compte de la galère. Des vieux comme nous, ça intéresse qui ? » lâche une quinqua serrée dans son loden bleu, vingt-huit ans de maison. Son mari en compte quarante-deux. « On se sent inutiles, bons à rien », résume une autre, qui en veut pour preuve de ne pas avoir été contactée par Altedia, le cabinet parisien chargé du reclassement. Trente consultants n’ont-ils pas investi, début décembre, le Pôle des métiers à Landivisiau, à 4 kilomètres ?

Ils ne repeindront pas en rose la conjoncture, de toute manière. À Poullaouen, au sud-est, le numéro un mondial du saumon, Marine Harvest Kritsen, fermera son usine de découpe fin mai (187 CDI et 100 intérimaires). À Guerlesquin, à quarante minutes à l’est, l’abattoir de poulets Tilly-Sabco, qui n’a pas assez anticipé la fin des subventions européennes à l’export, est en sursis. Les trois premières semaines de janvier seront chômées chez ce volailler qui a obtenu six mois de chômage partiel longue durée pour ses 340 salariés. « Ça nous laisse jusqu’à juin, calcule la déléguée CGT, Corinne Nicole. On peut débattre sans fin de la faillite du modèle breton, productiviste et nourri par les aides, que fait-on pour les salariés dont l’emploi est menacé ? » Ici, ils manifestent avec le patron pour défendre leur poste, malgré le salaire horaire, 10 centimes au-dessus du smic, et des conditions de travail éprouvantes. Surtout, il y a le précédent Doux. Chaque Gad a en mémoire la mise en garde de Nadine Hourmant, la déléguée Force ouvrière du producteur de poulets, qui a mis des chiffres sur les promesses des ministres. En un petit mois, la Bretonne Marylise Lebranchu (Réforme de l’État), Guillaume Garot (Agroalimentaire) et Michel Sapin (Travail) se sont succédé dans le bourg, avec le même discours pansement : « personne ne sera laissé au bord de la route ».

Frères d’infortune. C’est tout sauf vrai pour les 873 salariés du pôle frais de Doux, licenciés en septembre 2012. Le dernier bilan de la préfecture de Bretagne, début octobre, parle de 37 % de retour à l’« emploi durable ». « Seulement 87 ont retrouvé un CDI », martèle la syndicaliste FO qui ne décolère pas d’avoir crié dans le désert. « On les connaît les salariés. Ils n’ont eu aucune formation dans l’entreprise, hormis celle sur les gestes et postures. Ajoutez-y une ancienneté de vingt à vingt-cinq ans en moyenne et des conditions de travail très dif­ficiles. Au moment du licenciement, ils se sont retrouvés perdus. La plupart n’avaient pas connu l’ANPE, alors Pôle emploi ! » « Ils étaient KO debout », reconnaît Stéphane Lavigne, directeur de l’agence qui a suivi, dans le Morbihan, 353 salariés de Doux, 50 ans en moyenne. Il leur a fallu trois à quatre mois pour réaliser. » Aux Gad, Nadine Hourmant n’a pas tenu de grand discours. Elle a dit « par où les collègues de Doux étaient passés. Ils ont bien compris ». « La majorité n’a pas de gros bagage, pas même le BEPC », souligne un syndicaliste de Gad.

Beaucoup de ces frères d’infortune se connaissent. Les Gad, les Doux, les Tilly-Sabco étaient du même cortège de 500 personnes qui, le 2 août à Guiclan, a mis à bas le premier portique écotaxe de Bretagne. Conduite par des paysans et des ouvriers de l’agroalimentaire emmenés par FO, l’opération, passée inaperçue en plein été, tricotait pourtant les premiers Bonnets rouges de la révolte protéiforme qui a embrasé, deux mois plus tard, la Bretagne. Au nom du « Vivre, décider et travailler en Bretagne ». Les Gad ont adhéré en masse : « Quatre cars ont été affrétés pour la première manifestation régionale à Quimper », début novembre, rappelle le maire du village, Jean-Marc Puchois. Ils s’en sont détournés, lui le premier, quand la fronde est devenue un amalgame de mécontentements, sans mot d’ordre précis. Fin novembre, à Carhaix, les Gad n’étaient plus que 30, dont Olivier Le Bras, le leader FO, fils de paysan, qui est monté sur l’estrade. « Si tous les salariés se retirent, qui portera leur parole ? » souffle l’ouvrier, depuis dix-neuf ans à la découpe des carcasses.

Expérimenter. Tout cela fait beaucoup pour un bourg-étape sur le chemin des trésors séculaires de Bretagne et un bassin d’emploi rural au taux de chômage alors plancher. Lorsque le Premier ministre Jean-Marc Ayrault a lancé mi-octobre l’élaboration d’un « pacte d’avenir pour la Bretagne », il a souligné la situation « insupportable » des Gad, s’engageant à ce que chaque salarié puisse bénéficier d’un « contrat de sécurisation professionnelle renforcé ». Personne n’en avait entendu parler. Début décembre, plus de 95 % des Gad ont adhéré au dispositif qui leur assure, pendant un an, un maintien quasi intégral de leur salaire net et un accès facilité à la formation. « D’après les études des observatoires des métiers, 70 % des compétences des métiers concernant le process industriel sont transférables à d’autres secteurs », rassure Jean Bussery, de l’Opcalim Ouest. « L’important, c’est ce qu’on a dans l’assiette. Les salariés ont un an pour se retourner », souffle Jean-Marc Détivelle, délégué FO. Rien de trop, notamment pour les 70 couples qui travaillaient chez Gad.

La nouveauté du dispositif tient dans le suivi très intensif : un professionnel du reclassement suivra 20 salariés, contre 50 dans un contrat de sécurisation professionnelle (CSP) classique. Nous voilà revenus au temps du contrat de transition professionnelle, expérimenté dans 40 bassins d’emploi entre 2006 et 2011 : 61,4 % des licenciés économiques suivis avaient retrouvé un emploi durable, quelles que soient les difficultés de leur territoire. Deux fois mieux que chez Doux ! « Après un an, le taux de sorties positives des ex-salariés de Doux est sensiblement le même que celui observé lors de sinistres industriels comparables, tempère Patrick Vet, directeur de l’unité territoriale du Finistère, qui attend, dans un an, « des résultats de reconversion bien supérieurs pour les Gad ». Les enseignements de Doux ont été tirés. Les Gad se verront proposer un accompagnement social payé par l’État, contrairement aux Doux qui n’ont eu, selon FO, « qu’une cellule d’aide psycho­logique, pendant un mois après la réception de la lettre de licenciement ». Et la pression a été mise sur l’entreprise, qui finance, dans le cadre du plan social, une cellule de reclassement pendant quinze mois. Les Doux n’en ont bénéficié que pendant un an. Face aux faibles résultats, les mesures de leur plan social ont été prolongées jusqu’en juin 2014.

Solidarité. Surtout, il y a la « bourse d’emplois des industries agroalimentaires », annoncée par le chef du gouvernement. Pôle emploi a installé un numéro Vert pour recueillir les offres. Il a été pris d’assaut. Tout comme la cagnotte du comité de soutien des Gad s’est très vite remplie, de 25 000 euros de dons en un mois et demi. Carrefour, Brittany Ferries, les tomates Savéol…, la liste comptait 518 postes début décembre, « de toute la région, dans tous les secteurs, majoritairement pour des emplois n’exigeant pas de qualification », souligne Anne Danycan, responsable de l’agence qui suit à Brest les adhérents à un CSP du « 29 ». Autre « première », l’Opcalim Ouest a sollicité 400 adhérents installés dans un rayon de 40 kilomètres autour de l’abattoir. Spontanément, l’UIMM locale a recensé 50 postes dans les entreprises de son ressort situées dans le bassin d’emploi. Les initiatives de ce type sont nombreuses. « Un retour d’ascenseur logique » pour René Talarmin : « Il y a dix ans, nous avons vécu 3 000 licenciements parmi les entreprises sous-traitantes de la DCN. Une partie des salariés a retrouvé un emploi dans l’agroalimentaire », rappelle le responsable de la chambre syndicale, très liée au secteur « agro-agri ». Reste que ces offres ne peuvent être sanctuarisées pour les Gad, qui l’ont compris.

Plus tangible, Gad propose 343 CDI en reclassement interne à l’abattoir de Josselin, à 170 kilomètres, avec une prime de mobilité de 3 000 euros à l’appui. Seuls 26 salariés licenciés s’y étaient résolus, en décembre. Pas seulement parce que des coups de poing ont été échangés avec les salariés du seul abattoir breton épargné dans le groupe. « Peu croient à la viabilité du site », note Olivier Le Bras, délégué FO. Et beaucoup sont attachés au pays. Plus près d’ici, à Landivisiau, il y aura peut-être, dans l’année, 80 CDI chez le numéro un du saumon, Marine Harvest Kritsen : proposés en reclassement interne aux licenciés de Poullaouen, ils attirent peu, malgré la prime de mobilité de… 15 000 euros. Vingt seulement avaient opté pour le déménagement en décembre. « Et ils seront peu nombreux à faire des allers-retours. La route, qui traverse les monts d’Arrée, est très enneigée l’hiver. Ces postes doivent être proposés aux intérimaires licenciés du site de Poullaouen. Pourquoi ne pas les soumettre, ensuite, aux salariés licenciés de Gad ? » interroge le délégué CGT de Marine Harvest Kritsen, Patrick-Guy Leveille.

Mais, en ce début décembre, c’est le cabinet Altedia qui est au centre des conversations du café commère. On se raconte l’histoire de cette salariée sortie en pleurs d’un atelier CV. « On lui a montré des CV indiquant des BTS, des stages… Elle n’a rien de tout ça ! » assène un Gad. « Les salariés attendent qu’on les aide ; on leur demande de se prendre en charge », soupire un membre du comité de soutien qui maintiendra le café commère tous les mardis, le temps du ­reclassement. Certains Gad ont déjà des pistes d’emploi ou des idées. Mais le 17 novembre, ils ont perdu un des leurs, un père de famille de 48 ans, retrouvé pendu. « Beaucoup se sont dit que c’était le premier d’une longue liste », lâche un ouvrier. D’ici à la fin mars, l’étude d’impact social et territorial de la fermeture de l’abattoir sera connue. Les plus optimistes estiment à près de 3 000 les pertes d’emplois indirectes.

REPÈRES

Avant la liquidation de l’abattoir Gad, le bassin d’emploi de Morlaix affichait un taux de chômage de 10 %.

Un petit volet social

Combien, parmi les 2 milliards d’euros du « pacte d’avenir pour la Bretagne », sont dédiés à son volet social et aux mesures d’urgence pour les licenciés, que la fermeture de Gad a inspirées ? Il y a des nouveautés, telle cette plate-forme d’appui aux mutations économiques (3 millions d’euros en 2014-2017) dans le bassin d’emploi de Morlaix, appelée à devenir « une référence », qui doit articuler les dispositifs d’accompagnement prélicenciement et mieux coordonner les acteurs pour sécuriser les parcours. Mais personne ne sait différencier ce qui relève des fonds mobilisés par anticipation de ce qui est nouveau. Et le volet social ne satisfait pas. Même la CFDT et la CGT, qui ont donné un avis positif le 10 décembre quand le Conseil économique, social et environnemental de Bretagne a approuvé le pacte. La CFDT est pourtant restée sur son jugement initial : « insuffisant et trop flou ». Elle n’a pas été entendue sur l’élargissement du CSP renforcé (proposé aux Gad) à tout le territoire et à la filière, avec un accompagnement au-delà d’un an, sur l’analyse des offres d’emplois vacants, sur l’assujettissement des nouvelles aides aux entreprises à des contreparties sociales (formation), sur le renforcement des moyens de Pôle emploi. Révélateur, les ex-Gad en CSP renforcé sont accompagnés par le seul cabinet Altedia, payé par l’entreprise, Pôle emploi ayant déjà à faire avec 1 148 Finistériens en CSP classique, fin novembre.

La CGT, qui demandait le maintien du contrat de travail des licenciés « pour sécuriser les salariés dans la mutation », n’a pas eu gain de cause. FO, qui exige l’arrêt des licenciements, a voté contre, comme Solidaires et la CFTC. Lorsque le Premier ministre a signé mi-décembre le pacte d’avenir, approuvé par la région (PS), les Gad, FO et SUD battaient le pavé.

Auteur

  • Anne Fairise