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Décodages

Le retour au pays du textile américain

Décodages | Industrie | publié le : 31.12.2013 | Caroline Crosdale

L’industrie du textile et de l’habillement reprend lentement pied sur les terres de l’Oncle Sam. Mais elle a bien du mal à trouver localement les petites mains expertes dont elle a besoin.

De vieilles machines Singer sont posées le long des murs. Une longue table pour couper le tissu occupe le centre de la pièce. Quelques mannequins grandeur nature attendent qu’on les drape. C’est le tout nouveau cadre de Manufacture New York, l’incubateur de designers qui vient d’ouvrir ses portes dans le Garment District, l’équivalent new-yorkais du Sentier parisien. Ce modeste espace de 180 mètres carrés au cœur de Manhattan est temporaire. Bob Bland, la fondatrice d’entreprises en série à l’origine de l’incubateur, va bientôt déménager vers Brooklyn pour accueillir ses 20 designers dans 14 400 mètres carrés de bureaux, ateliers et showroom. Manufacture New York veut être en 2014 un lieu de rencontre unique où les créateurs mettent sur pied leurs collections, réalisent leurs échantillons, apprennent à gérer leurs finances… Bref, le lieu où se coud le made in New York. Car Bob Bland, elle-même créatrice de la ligne de sportswear Brooklyn Royalty, surfe avec délectation sur la nouvelle vague du retour au pays du textile et de l’habillement.

On croyait ces industries américaines agonisantes, sacrifiées sur l’hôtel de la productivité chinoise. Et pour cause, entre 1990 et 2012, la branche a perdu 76,5 % de ses postes, laissant au bord du chemin 1,2 million de salariés. Le Garment District lui-même s’est horriblement rétréci, de 200 000 emplois dans les années 1960 à 21 500 aujourd’hui. Mais l’industrie frémit. Elle remonte tout doucement la pente du made in America. Pat Tabassi, de la PME californienne Design Knit Inc. (40 salariés), avoue que la fabrication de ses belles mailles destinées aux lignes contemporaines aurait sans doute coûté moins cher de l’autre côté du Pacifique, mais elle préfère « tout garder à Los Angeles » et y faire croître lentement l’entreprise familiale bientôt trentenaire. Même son de cloche chez Darlington, un fabricant de matières élastiques de Rhode Island. Le groupe (150 salariés) a fermé cet été son site du Salvador et a embauché une dizaine de personnes aux États-Unis pour répondre à la demande croissante de tissus Stretch. Dix autres embauches sont prévues.

Mike Miller, le patron d’Airtex Design Group (20 salariés), un fabricant de linge de maison de Minneapolis, a multiplié par deux sa force de frappe depuis un an. Et Ricky Schiffer vient d’ouvrir Keff NYC (20 salariés), un atelier au cœur du Garment District, après avoir joué les globe-trotteurs pendant une bonne dizaine d’années. Welcome back !

Fini, les ateliers vétustes et sales. Pourquoi ce changement de stratégie ? Le coût du travail en Chine ne cesse de croître. « Il y a beaucoup d’inefficacité dans la chaîne de production chinoise, affirme David Sasso, le vice-président des ventes du groupe Buhler Quality Yarns, en Géorgie. Leur énergie est plus coûteuse. » Grâce à leur gaz naturel, les États-Unis produisent « plus propre, moins cher et sans interruption ». Le made in America, ajoute Bob Bland, permet d’éliminer les « frais de transport, les dépenses juridiques, la douane ». Et le fa­bricant se rapproche de son client. « Je fais du brainstorming avec mes acheteurs », explique Pat Tabassi, qui discute avec eux ses mélanges de matières et vérifie la qualité du produit. Et les livraisons sont plus rapides. « J’envoie en moyenne 20 rouleaux de tissu dans les quatre à six semaines », précise-t-elle. Le made in China serait arrivé quelques mois plus tard.

Les donneurs d’ordres américains ont aussi été choqués par l’écroulement cette année d’un immeuble au Bangladesh, dans lequel plus de 1 000 ouvriers ont trouvé la mort. Ils se sont dit qu’ils pouvaient offrir de meilleures conditions de travail. « Nos filatures n’ont plus rien à voir avec les usines d’autrefois, assure David Sasso. L’air est propre et les règles de sécurité sont respectées. » Ricky Schiffer insiste lui aussi sur la qualité de son outil de travail. Il vient d’acheter des machines à tricoter allemandes Stoll, capables de faire des pulls aussi beaux qu’en Italie. La technologie high-tech réduit ses besoins en personnel. « Un homme gère huit machines, reconnaît-il. Ce que l’on aurait produit avec 60 personnes en 2000 est réalisé aujourd’hui avec 20 salariés. » La force de travail s’est réduite, mais elle est bien traitée. « Nos salaires sont meilleurs, le point de départ est à 12-16 dollars l’heure », précise Ricky Schiffer.

Recherche couturiers hmong. Malgré tout, les patrons ont beaucoup de mal à trouver leurs cousettes. Les personnels des années 1990 se sont reconvertis dans d’autres métiers, bien obligés. Et ceux qui ont survécu à la lame de fond chinoise « vont bientôt partir à la retraite », s’inquiète Jennifer Guarino, respon­sable des accessoires en cuir du groupe Shinola à Detroit. Les industriels multiplient donc les initiatives. La New-Yorkaise Bob Bland s’est associée avec la Red Hook Initiative pour mettre sur pied un programme d’apprentissage après l’école dans les lycées du quartier de Red Hook. Jennifer Guarino a organisé The Makers Coalition, une réunion d’une cinquantaine de fabricants. Ces patrons ont expliqué leurs besoins au Dunwoody College of Technology, à Minneapolis. Et l’école, qui avait abandonné ses leçons de coupe, a lancé un tout nouveau cycle de cours du soir sur vingt-deux semaines pour enseigner le b. a. ba de la couture industrielle.

Les employeurs fournissent les tissus, les cuirs, les fourrures. Les collectivités locales apportent leurs subventions et l’association Lifetrack recrute les futurs élèves chez les lycéens, les mères célibataires, les réfugiés… Certains étrangers sont très prisés, indique Debra Kerrigan, la doyenne du collège, car « ils ont appris à coudre dans leur pays ». Du coup, Asiatiques, Latino-Américains, Européens de l’Est et Américains pur beurre apprennent tous ensemble l’art de la couture. « 100 % des premiers élèves diplômés ont trouvé un emploi », se félicite Debra Kerrigan, ravie de voir ses anciens gagner à l’heure 5 dollars de plus que le salaire minimum.

Mais la bouffée d’air de Dunwoody n’est pas suffisante. Pour assurer son développement, le patron d’Airtex Design fait de la publicité dans les journaux des minorités – les couturiers hmong sont particulièrement recherchés. Il offre aussi des récompenses aux salariés qui amènent des amis. Sa PME au milieu du territoire américain « ressemble à un minisommet des Nations unies », plaisante-t-il. Airtex emploie « des hispaniques, des Chinois, des Cambodgiens et une Russe sourde excellente dans son travail », énumère Mike Miller. Les amateurs d’exotisme n’ont décidément plus besoin d’aller en Chine pour se dépayser. L’aventure est dans l’usine.

REPÈRES

1 200 000 emplois supprimés dans le textile américain entre 1990 et 2012.

20 salariés suffisent aujourd’hui pour produire autant que 60 en 2000.

12 à 16 dollars l’heure, c’est le salaire moyen des ouvriers du secteur.

Auteur

  • Caroline Crosdale