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Cécile Renouard

Actu | Entretien | publié le : 31.12.2013 | Éric Béal

Cette religieuse, philosophe et enseignante appelle les entreprises à plus d’éthique afin d’aller vers une société plus soutenable et plus égalitaire.

Votre dernier livre s’intitule Éthique et entreprise. De quel genre d’éthique les entreprises ont-elles besoin ?

L’éthique n’est pas un surplus anecdotique ou un ensemble de discours et de bonnes pratiques marginales. C’est la condition, à la fois, du vivre ensemble et de notre survie sur la planète, vu l’ampleur des problèmes écologiques et sociaux qui s’accumulent sur les cinq continents. L’invitation du Deutéronome [le cinquième livre de l’Ancien Testament, NDLR] à « choisir la vie » vaut pour tous les êtres humains. S’agissant des entreprises, il est clair qu’elles n’ont pas forcément besoin d’éthique pour mieux fonctionner ou être plus lucratives. En réalité, c’est l’humanité et la planète qui ont besoin de voir les entreprises adopter un fonctionnement plus éthique.

Qu’entendez-vous par fonctionnement plus éthique ?

Je pars d’un double constat. Celui du déficit éthique face aux enjeux écologiques et sociaux mondiaux. Et de l’envahissement du champ politique par l’économie. Les entreprises organisent la vie de nos sociétés. Elles sont confrontées à la compétition internationale, à la transformation du rapport espace-temps, à la financiarisation de l’économie, à l’anticipation de la pénurie de ressources et aux boulever­sements liés au changement climatique. Or le modèle idéologique dominant et son dogme de la croissance sont incompatibles avec un développement soutenable à moyen et long terme. Je fais le pari que, loin d’être un discours moralisateur stérile ou une mode passagère, la démarche éthique est un aiguillon critique et une force de proposition. Elle nous pousse à chercher les causes profondes de nos maux sociaux et économiques.

Les entreprises sont-elles coupables ?

Elles constituent clairement un élément du problème. Elles doivent aussi contribuer à la solution en adoptant un fonctionnement plus épanouissant et prometteur pour les salariés et les sociétés des pays du Sud et du Nord. Or leur discours n’est pas à la hauteur des enjeux. Un comportement plus éthique de leur part permettrait de sortir de la contradiction entre intérêts privés et bien commun et d’adopter un mode de gestion cohérent avec la transition énergétique. L’éthique des entreprises doit tenir compte des piliers du développement durable que sont la protection de l’environnement, la satisfaction des besoins sociaux, la promotion d’une économie durable, la responsabilité fiscale à l’égard des pays d’accueil et la gouvernance équilibrée des entreprises. Il faut revenir à la raison d’être de l’économie qui est de créer des richesses pour les partager entre toutes les parties prenantes et pas uniquement pour nourrir l’avidité des investisseurs de capitaux.

Les engagements des entreprises sur la RSE sont-ils suffisants ?

Je suis critique vis-à-vis de ces notions de responsabilité sociale des entreprises et de développement durable telles qu’elles sont comprises et employées par les pouvoirs publics et les entreprises. La référence à l’éthique est de plus en plus fréquente dans le discours des entreprises depuis une trentaine d’années. Mais il s’agit souvent d’une récupération à des fins de profitabilité maximale, qui permet de poursuivre les pratiques habituelles liées à l’économie libertarienne dérégulée. On peut se demander s’il n’y a pas eu corrélation entre le mouvement de dérégulation économique et financière qui a accompagné les politiques économiques de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan dans les années 1980 et l’inflation du discours éthique des entreprises. Plus on parle d’éthique et moins elle est présente dans les actes. Cependant, les entreprises qui adhèrent à des référentiels internationaux (Pacte mondial, Principes directeurs de l’OCDE, etc.) s’autocontraignent, et cette soft law a commencé à produire des effets positifs sur les réglementations françaises et européennes.

La RSE ne peut-elle réconcilier compétitivité et respect de l’homme et de l’environnement ?

L’éthique au sein de l’entreprise ne doit pas être cantonnée aux marges de l’activité économique. Autrement, elle se réduit à une éthique cache-misère et bien-pensante qui fait le jeu des puissants. Cette interprétation repose sur la pyramide proposée par le théoricien de l’éthique des affaires Archie Carroll, reprise par André Comte-Sponville dans son ouvrage Le capitalisme est-il moral ?. À la base, il y aurait le profit, puis le respect de la loi, le comportement éthique et la philanthropie. Ce schéma repose sur l’hypothèse que l’économie est une discipline moralement neutre, qu’elle possède une logique propre et que ses méfaits inévitables sont compensés par des engagements vertueux et des actions philanthropiques à marge. Une telle approche se cantonne à défendre la logique du moindre mal et interdit la réflexion sur la façon dont le profit est acquis et dont la richesse est créée et partagée.

Quel rôle doivent jouer les dirigeants ?

Il faut souligner la responsabilité des élites qui ne se remettent pas en cause et s’agrippent à leurs privilèges. Chacun doit travailler à accélérer la prise de conscience de l’ensemble de la société et en particulier des leaders. La pénurie de dirigeants animés par une vision éthique est criante aux quatre coins du monde. Mais l’espoir vient d’une partie de la jeunesse. Sur une promotion de jeunes diplômés de l’École des mines, environ 60 % déclarent vouloir faire carrière sans se poser de questions ; 10 % sont convaincus de la nécessité de changer les choses ; et 30 % s’interrogent. Ces derniers sont perméables aux questions éthiques et prêts à s’engager différemment. J’espère que nous trouverons parmi eux les futurs leaders intègres et soucieux du bien commun dont l’humanité a besoin.

Avez-vous rencontré des chefs d’entreprise pionniers dans ce domaine ?

Bien entendu. Certains défendent courageusement leur position au sein d’un conseil d’administration. L’un d’entre eux est attaché à la direction générale d’une entreprise du CAC 40. Il souhaiterait décloisonner les fonctions et entamer une réflexion sur les problèmes éthiques engendrés par l’activité de son entreprise. Mais il sent bien que son groupe n’est pas prêt à évoluer sur certains sujets. Je participe pour ma part à un groupe de travail constitué d’une quinzaine de managers issus de grandes entreprises cotées et de l’économie sociale et solidaire, dont l’objectif est d’aboutir à des solutions concrètes. Ce travail devrait aboutir à différentes initiatives, dont la participation à un colloque sur la justice sociale et la transition écologique, afin de pousser les pouvoirs publics à prendre des décisions concrètes à court terme.

Les syndicats se sont-ils emparés de ce sujet ?

Certains sont conscients du problème.J’ai en tête, par exemple, un représentant de la CGT chez Michelin qui s’intéresse à ce qui se passe dans les usines étrangères du groupe. Mais la grande majorité des salariés préfèrent être en cohérence avec leur entreprise plutôt que d’exprimer des idées qui dérangent. Beaucoup de gens s’impliquent néanmoins, dans et hors de l’entreprise, ce qui donne des raisons d’espérer. Ils sont entrepreneurs sociaux, délégués syndicaux, élus, consommateurs, etc., et s’impliquent dans différents mouvements comme le Collectif Roosevelt, la Fondation Nicolas Hulot, le Mouvement chrétien des cadres et dirigeants, le Comité catholique contre la faim et pour le développement, ou encore dans des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) et des associations locales d’échange de savoirs.

À l’heure où l’on réclame la suppression de l’écotaxe, quelles contraintes peut-on faire peser sur les entreprises ?

La gravité de la situation environnementale invite à questionner le maintien de l’activité de certaines entreprises au nom de la préservation des biens communs mondiaux. à l’inverse, il faudrait favoriser le développement de certains secteurs d’activité, plus compatibles avec le développement durable. Certaines organisations patronales refusent de voir les contraintes sur les entreprises s’alourdir et veulent promouvoir l’idée que la RSE et la compétitivité sont compatibles.Elles légitiment le statu quo par la complexité de l’économie.C’est inacceptable car notre modèle est insoutenable. à l’inverse, il est normal que les plus riches paient plus pour financer les efforts permettant de « décarboner » nos économies. Les responsables politiques manquent de courage et d’ambition à long terme, et les managers aussi. J’en connais qui se rendent compte des dégâts causés par les inégalités criantes et sont persuadés qu’il faut changer de business model. Mais ils ne disent rien. Ils sont prisonniers de la logique à court terme de leur entreprise et de leur mode de vie. D’où l’importance d’une action coordonnée avec d’autres, porteurs des mêmes convictions.

RELIGIEUSE DANS L’ORDRE DES ASSOMPTIONNISTES, CÉCILE RENOUARD EST AUSSI PHILOSOPHE. ELLE ENSEIGNE À L’ÉCOLE DES MINES DE PARIS ET AU CENTRE SÈVRES ET DIRIGE UN PROGRAMME DE RECHERCHE À L’ESSEC.

AUTEURE D’ÉTHIQUE ET ENTREPRISE (ÉD. DE L’ATELIER, 2013), ELLE A CODIRIGÉ AVEC GAËL GIRAUD VINGT PROPOSITIONS POUR RÉFORMER LE CAPITALISME (ÉD. FLAMMARION, 2009) ET COÉCRIT LE FACTEUR 12, POURQUOI IL FAUT PLAFONNER LES REVENUS (ÉD. CARNETS NORD, 2012).

Auteur

  • Éric Béal