logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

Le clan n’a plus les faveurs de l’entreprise

À la une | publié le : 31.12.2013 | Anne-Cécile Geoffroy

Embaucher le mari, la fille ou le beau-frère, quoi de plus sûr et plus rapide ? Mais gérer les conflits entre proches est aussi risqué. Les entreprises, qui professionnalisent leurs RH, s’interdisent de plus en plus la préférence familiale.

La famille au travail ? Ne m’en parlez pas, je pourrais écrire un livre ! » Laurent Escudé, DRH de Gindre, est arrivé dans cette grosse PME de la métallurgie iséroise en 2008. « À l’époque, les recrutements se faisaient encore de mère en fille au service expédition, et de père en fils à la production. Et cela ne choquait personne », se souvient-il. Sur les 500 salariés de l’entreprise, intérimaires compris, il estime que plus de la moitié du personnel a des liens familiaux. Depuis, le DRH a mis le holà à un mode de recrutement hérité de cette entreprise familiale créée en 1823. Quitte à se brouiller avec des salariés. « Certains ne m’adressent plus la parole depuis cinq ans ! » Il a surtout instauré une règle, non écrite, qui interdit de recruter les membres d’une même famille dans le même service. « Mais vous avez toujours des salariés qui tentent de contourner la règle. Et des managers qui peuvent laisser passer. Gindre est le premier employeur de Pont-de-Chéruy. Les temps sont durs pour tous. Je dois aussi prendre en compte les spécificités du bassin d’emploi. »

Avec la crise, les salariés se feraient-ils plus insistants auprès de leur employeur pour glisser le CV du fiston, du neveu ou de la belle-sœur en galère ? La pratique a longtemps été de mise, de la PME familiale à la grande entreprise, dans le secteur privé comme dans le public. Certaines pouvaient abriter de véritables dynasties. Jusque dans les années 1980, on était souvent cheminot, agent EDF, employé de banque ou ouvrier chez Citroën de père en fils.

Pour les employeurs, faire appel au réseau familial, c’est un moyen de recruter vite une personne de confiance et pour pas cher. « Dès qu’il y a des tensions sur l’emploi, la cooptation refleurit. Et les entreprises n’hésitent pas à verser des primes pour l’encourager, observe Martine Le Boulaire, directrice du développement de l’association Entreprise & Personnel. Pour les DRH, mobiliser les réseaux de leurs salariés, c’est éviter les erreurs de recrutement. » C’est aussi s’assurer une fidélité à toute épreuve. Quand un salarié trouve un emploi grâce à une relation familiale, il a tendance à rester plus longtemps dans l’entreprise, de peur de trahir la confiance d’un proche. Une consanguinité qui persiste dans certains secteurs avec de fortes traditions de recrutement par cooptation au sein d’une même famille ou d’une même communauté. Comme dans la propreté ou les services à la personne, où le turnover endémique pousse les employeurs à chercher au plus près. « Dans le bâtiment, être d’origine portugaise facilite l’accès aux emplois, car la plupart des chefs de chantier sont eux-mêmes portugais. Au marché de Rungis, on entre uniquement sur recom­mandation », note Michel Souillac, directeur de la mission locale Bièvre Val-de-Marne, qui accompagne les jeunes peu qualifiés vers l’emploi.

PUISSANTS RÉSEAUX. Si le bon vieux piston n’a jamais réellement disparu, il n’a pas non plus proliféré avec la crise. Selon les enquêtes Emploi de l’Insee réalisées entre 2003 et 2011, la candidature spontanée reste, en France, le premier mode d’entrée dans l’entreprise. Juste derrière viennent les relations familiales, personnelles ou professionnelles : « 20 % des personnes en emploi ont trouvé leur travail par ce biais. Un chiffre stable depuis le début des années 2000, note Géraldine Rieucau, chercheuse au Centre d’études de l’emploi. Les études montrent également que le réseau familial conduit plus souvent à des emplois de moins bonne qualité. Le réseau professionnel, les amis s’avèrent plus efficaces que la famille. » Mieux vaut appartenir à des réseaux puissants.

Sur le terrain, la stratégie des salariés pour aider un proche dans la recherche d’un emploi a surtout changé de nature. « Ils ont intégré que les entreprises n’encourageaient plus le népotisme, assure José­Félix, DRH d’Aldes Aéraulique, une PME de Vénissieux qui a longtemps recruté au sein de la famille de son personnel. Tous connaissent une personne au chômage, mais leurs demandes sont moins directes. Parmi le personnel de production, certains nous préviennent que leur gamin s’est inscrit dans l’agence d’intérim avec laquelle nous travaillons. » Les cadres auraient plus tendance à demander au DRH de recevoir leur enfant fraîchement diplômé pour lui apporter des conseils dans la recherche d’un emploi, relire et corriger un CV. « Plus personne ne comprend rien au fonctionnement du marché du travail. Les adultes n’arrivent plus à se projeter dans un autre métier que le leur quand ils connaissent le chômage. C’est à ce moment que les réseaux peuvent être les plus efficaces », affirme Martine Le Boulaire, à Entreprise & Personnel.

PRIORITÉ AUX COMPÉTENCES. Ces vingt dernières années, les entreprises se sont dotées de processus de recrutement moins artisanaux, derrière lesquels elles se réfugient pour refuser la préférence familiale. À Rochefort (Charente-Maritime), EADS Sogerma est une des rares entreprises industrielles du bassin d’emploi à recruter. Cette année, elle prévoit 140 embauches. Des opportunités dont, logiquement, les salariés aimeraient faire profiter leurs proches dans la panade. Malgré tout, Philippe Enjelvin, le DRH, a posé une règle d’airain : priorité aux compétences. « à diplôme égal, un enfant de salarié n’a ni plus ni moins de chances de voir sa candidature retenue. C’est connu, dit et répété. Je reste le gardien des équilibres internes. » Pour arrondir les angles auprès de salariés inquiets, il a néanmoins réactivé les stages de troisième et les ouvre aux enfants du personnel.

Chez ERDF-GRDF Ile-de-France, les processus de recrutement mis en place interdisent aussi la préférence familiale. « Les candidatures proposées par le personnel sont acceptées mais elles sont traitées comme les autres. Et un manager ne valide jamais seul un recrutement », affirme Gérard Matencio, le DRH. La chasse aux discriminations et l’enjeu de la diversité dans les entreprises, engagées par la Halde (aujourd’hui le Défenseur des droits), ont fait en partie leur œuvre.

Gérer la famille au travail au quotidien peut aussi devenir un enfer pour les managers. Bien malgré lui, le DRH finit par connaître les histoires familiales de chacun. « On ne peut pas éviter les mariages. C’est même courant. Mais nous sommes très attentifs à ce que les salariés concernés n’aient aucun lien hiérarchique. Sinon l’un des deux change de poste », explique Philippe Enjelvin. Mariage, naissance, décès, couples illégitimes : « Je suis souvent le premier informé, reconnaît Laurent Escudé, chez Gindre. Et pour nos managers, quand les conflits familiaux éclatent sur le lieu de travail, c’est souvent beaucoup d’ennuis. » Un jour il a dû séparer une mère et sa fille qui travaillaient sur le même poste. « Heureusement, nous avons deux sites de production dans la commune. Sinon, je crois que je bannirais la famille de l’entreprise. »

Des tensions qui s’exacerbent surtout lors des PSE et peuvent faire des ravages. « Chez Moulinex, un tiers des salariés en couple étaient tous les deux employés dans l’entreprise. Dans ce tiers-là, la moitié a été licenciée », rappelle Manuella Roupnel-Fuentes, sociologue et maître de conférences à l’université d’Angers-Cholet. Et dans ces cas-là, la famille n’est plus d’un grand secours.

Chômage de couple

Rudi et Dallas travaillent à la KOS, usine vouée à la fermeture.

Durant la grève qui oppose ouvriers et direction, Rudi se voit proposer un poste de contremaître qu’il refuse. Dallas, déjà virée, obligée de faire des extras comme femme de ménage, ne comprend pas son mari. La fresque sociale « les Vivants et les Morts », décrit à quel point la précarité sape les relations au sein d’une famille.

Production : France 2 (2010).

Réalisateur : Gérard Mordillat.

Une saison, 8 épisodes.

Le patron, c’est mon frère

En créant son entreprise de construction de maisons en bois il y a trois ans, Franck Flamermont, ancien cadre chez Décathlon, n’a pas hésité une seconde à proposer à sa sœur Fanny de le rejoindre.

« Elle terminait un master de psychologie et n’y trouvait pas son compte. C’était aussi l’occasion de vivre une aventure en famille. » Fanny a préparé un CAP puis un brevet professionnel charpente. « Nous avons dû trouver nos marques. Car, dans une affaire, il n’y a qu’un patron. »

Les créateurs ne s’y trompent pas. D’après l’Insee, seuls 23 % sont allés chercher un appui en termes de conseil, de compétences, de soutien logistique ou financier auprès de la famille.

« Les conflits de famille sont des bombes à neutrons. Quand un chef d’entreprise doit licencier sa sœur ou son beau-frère, cela fait des ravages », observe Olivier Torrès, enseignant à l’université de Montpellier et à l’EM Lyon. Ceux qui s’en sortent le mieux sont les fils et filles de chef d’entreprise. Enfants, ils ont intégré les contraintes de la création. « S’il y a un message à passer, c’est qu’il faut réfléchir dès le début aux conditions de sortie d’un associé si l’aventure tourne mal », ajoute Benoît Galy, dirigeant de Green-Acres. com et coauteur de Bien s’associer pour mieux entreprendre (éd. Leduc. s, 2013).

Reste que la famille est un précieux filet de sécurité pour le dirigeant. Surtout quand la conjoncture n’est pas favorable. Christophe Plassard, directeur associé de Bord de mer Communication et membre du Centre des jeunes dirigeants de Poitou-Charentes, le reconnaît volontiers. Il a dû se séparer de sa comptable. « Ma femme, qui est aussi mon associée, a décidé de s’y coller. C’est un poids en moins, et s’il y a une personne en qui j’ai totalement confiance, c’est bien elle. »

Depuis plus de vingt ans, Une famille formidable, sur TF1, raconte les péripéties d’une famille recomposée et plus souvent décomposée. Dans la saison 6, Jacques Beaumont, entrepreneur dans l’âme, ouvre avec sa fille Frédérique et son gendre Nourredine un restaurant. Leurs relations s’enveniment et l’aventure tourne court.

Production : Panama Productions.

Réalisateur : Joël Santoni.

10 saisons, 30 épisodes.

Un parrain à Birmingham

Dans la série « Peaky Blinders », Tommy Shelby, cadet d’une famille de bookmakers, évince la tante Polly (ci-contre) qui gérait les affaires du gang. Il achète un pub pour son grand frère immature, arrange un mariage avec un clan adverse pour son jeune frère… Asseoir la domination de la famille passe par des sacrifices. Y compris de ses propres désirs.

Production : BBC Two (2013).

Créateur de la série : Steven Knight.

Saison 1, 6 épisodes.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy