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Décodages

Entre profs etpatrons, la querelle continue

Décodages | éducation | publié le : 02.12.2013 | Adeline Farge

Entre des profs d’éco qui se refusent à préparer les lycéens à être des salariés et des chefs d’entreprise qui les accusent de nourrir la critique de l’entreprise, le torchon continue de brûler. Mais des partenariats se nouent pour réduire la fracture.

De toutes les matières, ce n’est pas les sciences économiques et sociales (SES) que les patrons préfèrent. Elles cristallisent le désamour entre des profs, forcément gauchistes, et des chefs d’entreprise, forcément obnubilés par une main-d’œuvre formée à leurs besoins. Soucieux de réhabiliter la place et l’image de l’entreprise à l’école, Matignon vient d’installer un Conseil national éducation économie composé de chefs d’entreprise et présidé par Jean-Cyril Spinetta. Un Conseil supérieur des programmes a aussi vu le jour à la dernière rentrée. De quoi rassurer le patronat ? Lors de son discours d’investiture à la tête du Medef, Pierre Gattaz a fait un tabac avec le bac de sa fille: « Son sujet de SES était : “Vous montrerez de quelle manière les conflits sociaux peuvent être facteurs de cohésion sociale.” Comme si, dans notre pays, la cohésion devait nécessairement passer par le conflit avec l’entrepreneur ! Comment, au XXIe siècle, peut-on encore avoir une vision de ce type, aussi caricaturale, aussi dogmatique, aussi éloignée de la réalité de nos chefs d’entreprise ? » s’est emporté le nouveau patron des patrons. L’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) n’a pas tardé à le renvoyer à ses chères études, le sujet faisant référence aux thèses, fort peu révolutionnaires, des deux sociologues allemands Simmel et Coser, selon lesquelles les conflits tendent à pacifier la société dans la mesure où ils offrent un exutoire aux tensions. « C’était son premier discours et ça n’a pas loupé: il a fait une blague sur les professeurs de SES. Il a lu le mot conflit dans le sujet et il a sorti son revolver avant d’en comprendre le sens », estime Marjorie Galy, présidente de l’Apses, qui compte environ 1 400 adhérents sur un total de 5 180 enseignants à la rentrée 2012.

La neutralité en question. Depuis la création, au milieu des années 1960, de cette discipline, qui attire 15 % des lycéens et constitue la deuxième voie après la filière scientifique, les critiques fusent. Encore au printemps dernier, dans un communiqué, l’UMP enjoignait au ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, de veiller à la neutralité de l’enseignement de l’économie : « Il devrait être […] choqué par le sectarisme de certains manuels scolaires et de certains professeurs […] qui ont leur “Ancien Testament” marxiste, leur “Évangile” par Keynes et par Bourdieu et leur croisade anti-entreprise et antimondialisation. » « Les sciences économiques et sociales ont été créées par des sociologues et des géographes proches de la vision marxiste. Les institutions patronales sont restées sur cette image. Même si certains ont des convictions, ils enseignent des savoirs », rappelle Jacques Le Cacheux, directeur des études de l’OFCE et président du groupe d’experts chargé de l’élaboration des programmes de SES.

Entre patrons et enseignants, cela tourne parfois au dialogue de sourds. « Pour le Medef, les chefs d’entreprise font l’économie alors que les enseignants ne feraient que la commenter. Mais la réalité est complexe et ce n’est qu’en confrontant l’expérience des acteurs aux réflexions des chercheurs que l’on peut comprendre les problèmes actuels », résume Pascal Le Merrer, enseignant à l’École normale et créateur des Journées de l’économie à Lyon. Selon l’Apses, les profs de SES se voient reprocher d’alimenter l’animosité des Français envers les chefs d’entreprise en mettant en avant les conflits sociaux, les rapports hiérarchiques ou le chômage. « L’entreprise est souvent abordée sous l’angle sociologique plutôt qu’économique. L’enseignement devient donc connoté selon les sensibilités des enseignants, qui ont peu d’expérience opérationnelle. Or, pour rester objectif, l’entreprise doit être considérée du point de vue de son utilité économique, du marché, de son fonctionnement et des grands principes financiers », estime Philippe Hayat, fondateur de l’association 100 000 Entrepreneurs, dont la mission est de transmettre l’envie d’entreprendre aux jeunes.

Lors d’une conférence sur l’emploi des jeunes organisée cet été par l’Institut de l’entreprise (IDE) sur le campus Veolia de Jouy-le-Moutier, on a pu mesurer l’ampleur du hiatus. « Pouvez-vous changer le regard sur l’entreprise ? a lancé à un parterre d’enseignants Marie-Christine Coisne-Roquette, présidente exécutive de Sonepar et vice-présidente du Medef. Elle n’est pas la machine diabolique que l’on en fait. Apprenez aux jeunes les attitudes attendues par les entreprises: sanctionnez les copies tachées et les retards. Vous êtes les promoteurs des valeurs et des comportements utiles à leur insertion professionnelle. » Et François Abrial, DRH du groupe Air liquide, de renchérir: « Les deux tiers des élèves vont choisir la voie de l’entreprise. Ce sont nos salariés de demain. Nous pouvons contribuer à leur donner les clés pour une bonne orientation, et leur éviter de faire fausseroute. » « L’école n’est pas une citadelle. On a noué de nombreux partenariats avec le monde professionnel afin de mieux insérer les jeunes et de les former aux compétences attendues. Mais on ne les livre pas au patronat et ce n’est pas dans une logique utilitariste », plaide Jean-Paul Delahaye, directeur général de l’enseignement scolaire. « C’est l’intérêt des entreprises de se rapprocher de l’école, et inversement. Mais l’entreprise ne va pas remplacer l’école, qui n’est pas là pour former prioritairement des salariés mais doit tout de même les préparer à accéder au marché du travail », souligne Antoine Frérot, P-DG de Veolia Environnement.

Rapprochements. Autre vieille pomme de discorde entre enseignants et entrepreneurs: la conception des manuels de SES. à plusieurs reprises, l’Apses s’est alarmée d’une tentative d’intervention des lobbys patronaux sur les manuels scolaires afin de donner une orientation plus économique et moins sociale à cet enseignement. « Le groupe d’experts sur les programmes de SES a associé des chefs d’entreprise à ses travaux », reconnaît Frédéric Monlouis-Félicité, délégué général de l’IDE. Pour la réforme du lycée de 2010, il avait été envisagé de supprimer certaines notions sensibles comme les rapports sociaux, le chômage et le pouvoir d’achat du programme de seconde. Mais, face à la bronca des enseignants et au buzz médiatique, le chômage a finalement été maintenu dans les programmes.

Pour apaiser les tensions, l’IDE travaille depuis une dizaine d’années à rapprocher les deux mondes. En partenariat avec le ministère de l’Éducation, l’Institut mène des actions de formation des profs via les entretiens enseignants-entreprises, son site de ressources pédagogiques Melchior et des stages d’immersion en entreprise. Air liquide ouvre ainsi régulièrement ses portes aux enseignants pour des stages. Des initiatives qui ne sont encore pas légion.

REPÈRE
LE CNEE

Installé le 18 octobre, le Conseil national éducation économie doit favoriser le dialogue et la prospective « pour mieux articuler les enjeux éducatifs et les enjeux économiques ». Présidé par l’ancien P-DG d’Air France-KLM, le CNEE réunit cinq chefs d’entreprise, cinq représentants patronaux, cinq secrétaires généraux de syndicats de salariés ainsi que des directeurs d’administration centrale et des syndicalistes de l’Éducation nationale.

Auteur

  • Adeline Farge