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Décodages

Le nouveau plombier polonais est arrivé

Décodages | Travail | publié le : 02.11.2013 | Éric Béal

Lorsqu’il s’opère dans le cadre européen légal, le détachement de travailleurs dans les pays de l’UE est déjà une source de dumping social. Mais en l’absence de dispositif de contrôle efficace, les fraudes se multiplient, accentuant encore la concurrence déloyale.

NJmultiservices, détachement de personnels polonais ou roumain ». Cette société d’intérim polonaise affiche la couleur sur la page d’accueil de son site en français. Les entrepreneurs hexagonaux peuvent y trouver du personnel qualifié pour « le travail saisonnier dans la production maraîchère biologique et l’horticulture », ainsi que des menuisiers, des carreleurs, des peintres, des boulangers, etc. Objectif, pourvoir à un « manque de compétences » sur « de courtes ou longues durées ». Le site donne une autre raison de faire appel à ses services : « L’intérimaire dépend de la loi fiscale et sociale de son pays d’origine. À salaire net équivalent, il est donc possible pour votre entreprise de réaliser une économie substantielle. » Son responsable commercial français oublie de mentionner que le temps de travail comme le smic français s’imposent aux salariés détachés, mais précise que les heures supplémentaires ne seront pas majorées ou encore qu’« ils n’ont pas de prime de fin de contrat, ni de congés payés », car c’est la loi polonaise qui s’applique dans ces domaines.

Ces spécialistes du détachement de salariés intérimaires étrangers interviennent sous couvert de la directive européenne sur le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services. Ce texte du 16 décembre 1996 stipule que les travailleurs détachés doivent bénéficier des droits sociaux du pays dans lequel s’exécute le contrat. À l’inverse, le niveau des cotisations chômage et de Sécurité sociale est celui du pays d’origine, bien moins élevé en Roumanie ou en Pologne. Ce qui représente une économie de 20 à 25 % sur la masse salariale. NJmultiservices est loin d’être le seul prestataire à proposer des travailleurs polonais, roumains, lituaniens ou portugais.

« Nous sommes régulièrement sollicités par des cabinets d’intérim étrangers qui proposent des salariés à un tarif inférieur de 20 à 30 % au smic horaire. Voire plus en cas de longue période », témoigne Patrick Protière, chef d’entreprise dans la Loire et président de la Fédération du bâtiment Loire Nord. L’argument financier et le fait que les spécialistes du détachement s’occupent des démarches administratives incitent un nombre croissant d’entreprises du BTP à sauter le pas. « Les majors comme Bouygues, Vinci, Eiffage et compagnie mettent la pression sur les prix. Pas étonnant que les entrepreneurs qui doivent s’aligner sur le moins-disant craquent », ajoute-t-il. Selon la Direction générale du travail, l’industrie et l’agriculture sont aussi de gros uti­lisateurs de salariés détachés. Les mouvements « intragroupe » sont également en forte progression. Il s’agit là de salariés « envoyés » en France par la filiale d’un groupe français installée en Europe.

Salariés low cost non déclarés. Dans un rapport remis en avril, le sénateur du Nord Éric Bocquet relève que le nombre de travailleurs détachés en France a été multiplié par près de quatre entre 2006 et 2011, passant de 37 924 à 144 411. Encore ne s’agit-il que des détachés « officiels », soumis au régime de déclaration préalable en France. Le ministère du Travail estime qu’entre 220 000 et 300 000 salariés à bas coût non déclarés sont présents sur le territoire français. « Dans le meilleur des cas, explique Éric Bocquet, ils sont rémunérés selon le principe du pays d’envoi », c’est-à-dire à un niveau dérisoire au regard du smic français. « Dernièrement, nous avons rencontré une soixantaine de salariés bulgares qui touchaient 1,60 euro l’heure pour travailler dans le ramassage de légumes », précise Bruno Vannoni, secrétaire national à la Fédération générale de l’agroalimentaire CFDT. Sur le chantier de l’EPR de Flamanville, l’Autorité de sûreté nucléaire a découvert en juin 2011 que Bouygues utilisait 80 travailleurs détachés, recrutés par Atlanco, une société de travail temporaire basée à Chypre. Les intérimaires étaient rémunérés et assurés selon les règles en vigueur sur l’île. Une aberration, selon Fabienne Muller, spécialiste du droit européen à l’université de Strasbourg. « La directive interdit le recrutement d’un travailleur dans un État par une entreprise située dans un autre État pour être envoyé travailler dans un troisième État. » Éric Bocquet qualifie d’« esclavage moderne » ce type de montage, qui se traduit parfois par des impayés de salaire, une absence de protection sociale ou encore un hébergement de fortune…

Ces cas étonnent au regard de l’épaisseur du Code du travail. Mais les inspecteurs chargés de contrôler la bonne application de la directive rencontrent de nombreux obstacles. Un inspecteur du travail lorrain s’est rendu compte qu’une vingtaine de salariés français travaillant à temps plein à la papeterie Norske Skog installée à Golbey, dans les Vosges, relevaient d’un contrat d’intérim luxembourgeois. Officiellement, ils étaient détachés du Luxembourg et leurs cotisations sociales, versées dans ce pays. En réalité, ils vivaient à Épinal, à quelques kilomètres de la papeterie. La fraude envers l’Urssaf était patente, mais le prêt illicite de main-d’œuvre n’a pas pu être démontré. La direction a plaidé la bonne foi en se retournant vers le cabinet luxembourgeois d’intérim. Or un inspecteur du travail français n’a pas le droit de contrôler une entreprise dont le siège est installé à l’étranger. « Il aurait fallu pouvoir vérifier que cette société n’est pas qu’une boîte aux lettres uniquement tournée vers le détachement de salariés à l’étranger. Mais la coopération entre administrations française et luxembourgeoise est théorique. D’autant plus que les compétences des inspecteurs luxembourgeois portent uniquement sur la santé, l’hygiène et la sécurité au travail », explique Astrid Toussaint, représentante de Sud Travail à la Direccte de Lorraine.

Les bureaux de liaison censés servir de trait d’union entre les pays européens ont encore du mal à améliorer les choses, même si l’annexe du bureau français spécialisée dans les relations avec le Luxembourg est installée à la Direccte de Lorraine. « Les vérifications sont encore plus difficiles lorsqu’il s’agit de cabinets d’intérim originaires de Roumanie, de Lituanie, du Portugal ou de Pologne, car les documents fournis sont dans la langue vernaculaire et nous n’avons aucun budget affecté à la traduction », note Astrid Toussaint.

Colère des patrons. La multiplication des fraudes fait hurler les représentants patronaux du bâtiment, de l’agroalimentaire ou de l’intérim. S’appuyant sur le rapport d’Éric Bocquet, Prism’emploi a dénoncé « la création d’un contexte de concurrence déloyale et demandé que des mesures soient prises pour mieux encadrer le détachement de ces salariés et faire en sorte que leurs droits soient respectés ». En janvier 2011, le syndicat des entreprises françaises des viandes, le Sniv-SNCP, a déposé auprès de la Commission européenne un recours en manquement contre l’Allemagne pour non-respect de la directive détachement. Il affirme que 80 % des salariés employés par les leaders allemands de la filière porcine sont de faux intérimaires issus d’Europe de l’Est, payés moitié moins que leurs collègues allemands. Le dossier est en cours d’instruction. La Fédération française du bâtiment (FFB) est également montée au créneau fin mai, après la remise du rapport d’information présenté le 29 mai (voir l’encadré), allant même jusqu’à réclamer d’engager « la responsabilité pénale du maître d’ouvrage ou du donneur d’ordres professionnel négligents », qui laissent un sous-traitant en irrégularité poursuivre l’exécution du marché. « Il y a un risque de destruction de la filière si la directive continue à ne pas être respectée », estime Didier Ridoret, président de la FFB.

Reste que le contexte juridique dépend d’une négociation qui s’éternise au niveau européen pour cause de divergences d’intérêts. La Commission européenne a proposé une nouvelle directive sur le détachement. « Elle prévoit d’accentuer la coopération entre États pour lutter contre la fraude et fixe à vingt-quatre heures le délai pour répondre à une demande d’information concernant une entreprise. Mais aucune sanction n’est prévue en cas de dépassement », explique la juriste Fabienne Muller. La ligne de fracture est claire entre les États qui veulent le moins de contraintes possible et ceux, comme la France, qui réclament plus de contrôle. Personne ne parie sur un accord avant 2014, au mieux.

“Un risque d’énorme régression sociale”
GILLES SAVARY Député de la Gironde, coauteur du rapport d’information sur « la proposition de directive relative à l’exécution de la directive sur le détachement de travailleurs ».

Quel est votre constat sur le fonctionnement du détachement des travailleurs en Europe ?

La crise crée des pauvres et ces gens se déplacent en Europe pour trouver du travail. Ce n’est pas un phénomène critiquable de prime abord. La directive sur le détachement de 1996 devait protéger les marchés du travail dans les pays aux coûts de main-d’œuvre élevés en affirmant le principe d’application du droit du pays d’accueil. Mais du fait de l’absence de dispositif de contrôle efficace elle est devenue un outil redoutable de concurrence déloyale. Si nous laissons faire, cela peut mener à une énorme régression sociale qui risque de se terminer par l’implosion politique de l’Europe.

La proposition de directive présentée en 2012 permet-elle de répondre au problème ?

Ce texte est notoirement insuffisant. Les enjeux sont tels que l’on aurait pu souhaiter l’édiction d’un règlement qui s’applique sans attendre à tous les pays européens. De plus, cette nouvelle directive ne fait l’objet d’aucun consensus entre les États. Les partisans d’une ligne plus protectrice des droits sociaux, comme la France, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et même l’Allemagne, s’opposent au Royaume-Uni et aux nouveaux États membres, pour une correction a minima.

Que faudrait-il modifier pour améliorer la situation ?

Nous avons proposé le texte d’une résolution européenne qui comporte un certain nombre de mesures concrètes parmi lesquelles la création d’une carte électronique du travailleur européen pour faciliter les contrôles. L’élaboration d’une liste noire européenne qui recenserait les entreprises condamnées pour fraude au détachement. L’instauration d’un salaire minimum européen de référence par branche ou interprofessionnel. Ou encore la fondation d’une agence européenne de contrôle du travail mobile pour faire le suivi et formuler des propositions d’amélioration du système d’information administratif entre États membres.

Propos recueillis par Éric Béal

REPÈRES

45 502

déclarations de prestations de services ont été réalisées officiellement par des entreprises étrangères en France en 2011. Elles concernaient

144 411 salariés détachés.

17 %

C’est la progression des déclarations effectuées en 2011 par rapport à 2010, tous secteurs confondus.

3 pays

totalisent 54 % des déclarations recensées en France : le Luxembourg, la Pologne et l’Allemagne.

38 %

des déclarations sont concentrées sur le BTP ; 30 % sur les entreprises de travail temporaire, 17 % sur l’industrie, 5 % sur l’agriculture.

Source : DGT (chiffres 2011).

Auteur

  • Éric Béal