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Décodages

Les frat houses, antichambres de l’emploi

Décodages | International | publié le : 04.10.2013 | Rozenn Le Saint

Plus ou moins exigeantes ou élitistes, ces communautés d’étudiants aux noms grecs constituent de solides réseaux. Qui ouvriront à leurs membres les portes du marché du travail.

Delta upsilon, Alpha tau oméga, Tau kappa epsilon… Au cœur du campus de Berkeley, dans la baie de San Francisco, une rangée de maisons arbore des façades ornées d’inscriptions en grec. La rue, surnommée Frat Road, abrite les fameuses frat houses, ces maisons où vivent en communauté les étudiants, popularisées par le film American Pie, et aussi connues pour les fêtes débridées qui s’y déroulent que pour les puissants réseaux qu’elles tissent. À Berkeley, elles ont colonisé les abords de cette université placée dans le tiercé gagnant des meilleures mondiales, juste derrière Harvard et Stanford. Aux États-Unis, la réalité se rapproche souvent de la fiction. À l’image des Bush, grand-père, père et fils, qui font partie de la réputée Skull and Bones, les plus grandes familles américaines sont largement représentées, de génération en génération, dans ces clubs très fermés. John Kerry, actuel secrétaire d’État qui a affronté George W. Bush en 2004, côté démocrate, a dégusté du bourbon et fumé des cigares sur le même canapé en cuir de ce cercle élitiste de l’université Yale. Le récent long-métrage The Social Network, qui raconte la success story du petit génie de Harvard Mark Zuckerberg, dévoile quelques-uns des rites d’initiation de ces sociétés secrètes. Que la sociologue Stéphanie Grousset-Charrière a étudiées en immersion. Elle en a fait l’objet de sa thèse et d’un livre, la Face cachée de Harvard, la socialisation de l’élite dans les sociétés secrètes étudiantes.

Plus de 60 % des étudiants de Berkeley. Les frat houses, aussi appelées fraternités et sororités (leur équivalent pour les étudiantes), sont en quelque sorte les petits frères et petites sœurs de ces clubs aussi secrets que sélects de Harvard ou de Yale, exclusivement masculins. Les fraternités sont nées à la fin du XVIIIe siècle et les sororités ont commencé à se développer un siècle plus tard. Ces réseaux nationaux disposent d’antennes locales dans les universités des quatre coins des États-Unis. « Ce sont des communautés étudiantes genrées qui ont mis en place des ségrégations, pas uniquement fondées sur l’élitisme social et intellectuel, mais aussi sur la religion et la race, définit Stéphanie Grousset-Charrière. Il existe des frats juives, noires, et même des sororités de blondes… Ces formes de catégorisations qui pourraient paraître discriminatoires ne sont pas perçues ainsi aux États-Unis car elles sont ouvertement déclarées comme telles. »

Et, étrangement, il n’est pas si difficile de franchir le seuil de ces clubs étudiants, dont font partie plus de 60 % des inscrits à l’université de Berkeley, selon l’administration. Sur Frat Road, à Berkeley, les maisons de poupées des sororités alternent avec les fraternités, véritables lieux de débauche. Les étudiantes sont logées, nourries, blanchies pour environ 10 000 dollars par an et une « mom » veille au grain. Sa mission ? Les surveiller et gérer le personnel des somptueuses demeures, propriété des sororités, où vivent en dortoir une quarantaine de filles, avec interdiction de cuisiner – un chef s’en occupe – et de faire la fête. Une fois par semaine, une fraternité invite une sororité pour des soirées où tout est permis.

De ses voyages aux États-Unis à la découverte des campus américains, Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble, a retenu que « le sentiment d’appartenance à un club est important pour les Américains. Quand les adolescents quittent le lycée, ils cherchent naturellement à intégrer une fraternité ou sororité, plus ou moins exigeante ou élitiste ». Certaines sont studieuses : les places s’arrachent au premier rang des amphis. Lors de la rush week, la semaine de la rentrée en septembre, les bulletins scolaires sont étudiés à la loupe, mais aussi l’entregent des potentielles nouvelles recrues. Dariela prépare leur accueil sur le perron de la maison Pi bêta phi. « Les sororités éliminent les filles qu’elles n’aiment pas et vice versa, témoigne la Californienne. Nous voulons des filles intelligentes, sociables, drôles. Nous avons les meilleures notes du système de fraternité, nous étudions énormément. » Pour cette neurobiologiste en herbe, intégrer une sororité représentait le meilleur moyen de se créer des opportunités professionnelles. Une ancienne « sœur » l’a déjà pistonnée pour donner des cours dans une école primaire, après les siens. Une fois le diplôme en poche, la cooptation fonctionne à plein régime. D’ailleurs, les étudiants inscrivent sur leur CV le nom grec de la fraternité ou sororité à laquelle ils appartiennent. Si le DRH en fait aussi partie, le CV se retrouve en haut de la pile.

Spéculation sur l’influence à venir. Certaines frat houses ont même recours à des experts RH qui viennent y enseigner les techniques de recrutement. Une professionnalisation pas si étonnante que cela, selon Hervé Azoulay, président d’Athes et spécialiste des réseaux. « Comme dans tous les réseaux, il y a des barrières pour entrer, mais une fois dedans, on est libre, assure-t-il. En France, chez les francs-maçons, la cooptation joue dans 90 % des cas, et c’est ainsi que des brebis galleuses, uniquement carriéristes, sont intégrées. » Un écueil en partie contourné par l’intervention de spécialistes du recrutement, qui aident les fraternités et sororités à repérer les talents les plus prometteurs. C’est là que la comparaison avec les compagnons s’arrête. « Les francs-­maçons recrutent selon des critères de pouvoir. Là, on spécule sur l’influence probable à venir. Beaucoup sont des fils de, surtout à Harvard ou Yale, mais, de plus en plus, les nouvelles recrues proviennent de milieux sociaux, économiques et culturels différents », distingue la sociologue Stéphanie Grousset-Charrière.

C’est le cas d’Alex, 19 ans, fils d’immigrés chinois. « Ma famille n’a pas fait d’études. Elle n’a aucun réseau professionnel. Quand je serai diplômé, je suis sûr que mon appartenance au Phi gamma delta m’ouvrira des portes », assure cet étudiant en économie. Même écho dans la frat house d’en face, estampillée Delta khi. « Quand j’étais une fresh meat (une “viande fraîche”, un bleu, NDLR), j’étais proche d’un frère de quatrième année qui est maintenant un dirigeant d’une grande entreprise industrielle. Je suis sûr à cent pour cent qu’il m’embaucherait s’il avait besoin d’un ingénieur en informatique. Nous avons vécu ensemble, il sait que je suis intelligent et ce dont je suis capable », assure Neil Purohit, 20 ans. Contrairement à la plupart des réseaux d’anciens des grandes écoles françaises, quand on est membre d’une fraternité ou sororité, c’est à vie, et pas seulement lorsque l’on cotise. « Aux États-Unis, la reconnaissance de ceux qui nous ont faits est très importante, précise la sociologue. D’où un mécénat considérable. » Ce qui permet d’entretenir, d’une pierre deux coups, les frat houses et les carnets d’adresses.

REPÈRE

43

des cinquante plus grandes entreprises américaines sont dirigées par d’anciens étudiants de fraternity houses.

85 %

des 500 dirigeants les plus influents du pays selon le classement de Fortune sont des membres des frat et sorority houses. Idem pour 75 % des personnalités du Who’s Who américain.

Auteur

  • Rozenn Le Saint