logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Le Palais d’Iéna sens dessus dessous

Décodages | Institutions | publié le : 04.10.2013 | Emmanuelle Souffi

Jugé parfois inutile, critiqué pour le statut privilégié de ses membres, le Conseil économique, social et environnemental est en pleine crise d’identité. Le climat interne se dégrade et les agents s’interrogent sur leur avenir.

Le 14 mai restera gravé dans les annales de l’institution. Ce jour-là, alors que l’avis sur la prévention des risques psychosociaux est présenté en séance plénière, des agents du Conseil économique, social et environnemental (Cese) distribuent des tracts pour dénoncer « un management agressif ». Du jamais vu au Palais d’Iéna ! Ici, tout est calme et feutré. Dans l’immense hall, les talons raisonnent dans un silence de cathédrale. Mais, depuis quelques mois déjà, la troisième assemblée de la République - derrière l’Assemblée nationale et le Sénat - est en proie à une fronde grandissante, symptôme d’une perte d’identité, mais aussi d’une crise interne.

De sa création en 1925 jusqu’à sa constitutionnalisation en 1946, le Conseil a toujours été contesté. En 1969, le général de Gaulle avait bien tenté de le fusionner avec le Sénat, dans le cadre du référendum qui avait précipité son départ. Depuis, aucun élu ne s’y est à nouveau frotté. Forte de ses 233 conseillers désignés pour cinq ans, cette instance de dialogue social reste « chahutée, voire miraculée », comme le relève Dominique-Jean Chertier en 2009 dans son rapport prônant une réforme du Cese. Pour lui redonner du lustre, la révision constitutionnelle de 2010 élargit son champ d’études aux questions environnementales, intègre les associations de jeunes - la moyenne d’âge atteint 60 ans - et instaure la parité. Mais, pour beaucoup, on s’est arrêté au milieu du gué. « Les employeurs restent sous-représentés, déplore Françoise Vilain, présidente du groupe des entreprises. Au bureau (NDLR : organe de direction du Cese), nous avons la même voix que l’Unef alors qu’ils sont 4 et nous 27 ! » Les agriculteurs - qui ont perdu 10 sièges - sont 23, contre 8 pour le Medef, alors que leur poids dans la population active est en chute libre… Éparpillés au sein de 18 groupes, les membres du Cese restent très liés à leurs organisations. « Présentés en bureau, les projets d’autosaisines relèvent souvent du catalogue de La Redoute des préoccupations des membres », pointe, acerbe, un ancien conseiller. Tel passionné de Mozart va proposer un rapport sur le développement de la musique classique et tel autre, sur les zones de pêche car il aime taquiner le goujon.

Indépendance contestée. Ce qui fait du tort à cette structure pourtant indispensable au débat public, c’est le soupçon de politisation, renforcé avec l’élection de Jean-Paul Delevoye, ancien ministre UMP, à la présidence. « C’est une erreur de casting, raille un conseiller syndicaliste. Une structure comme celle-ci ne peut pas être dirigée par un politique. » À chaque nouvelle fournée de nominations, le même procès en indépendance. Depuis la fracassante arrivée de la chanteuse populaire Georgette Lemaire, intronisée spécialiste du social par François Mitterrand, le Cese accueille régulièrement des amis à remercier, des obligés à recaser. Dans le collimateur, les 40 « personnalités qualifiées », nommées en Conseil des ministres pour leur « expérience ». Telles l’escrimeuse Laura Flessel ou la navigatrice Maud Fontenoy…

Les promotions d’octobre 2010 ont fait entrer Raymond Soubie et Pierre Charon, anciens conseillers de Nicolas Sarkozy, Hervé Marseille, maire de Meudon, qui avait laissé sa place au conseil d’administration de l’Epad à Jean Sarkozy quand il en briguait la présidence. Soit un total de 30 « experts » proches de l’Élysée. Sans compter les 72 « personnalités associées » (PA), intégrées six semaines avant l’élection présidentielle alors que les postes étaient vacants depuis… décembre 2010 ! Ils seraient plusieurs milliers à postuler à chaque fin de mandature. Il faut dire qu’entre un régime de retraite doré (voir l’encadré) et une indemnité de 3 786 euros brut par mois (946 euros pour les PA), le Palais sait être reconnaissant envers ses hôtes. Candidat à la succession de Jacques Dermagne, Jean-Pierre Davant a jeté l’éponge le matin de l’élection, en novembre 2010. « Je n’avais pas ma carte à l’UMP, raille l’ancien président de la Mutualité française. Le pouvoir politique aime bien le Cese à condition qu’il soit à sa botte. »

Jean-Paul Delevoye s’est donné cinq ans pour prouver l’utilité de cette institution censée représenter la société civile. « C’est la maison du peuple, pas de quelques privilégiés de la République. Nous devons être exemplaires, on n’est pas là pour un recasage ou une carrière. Dans une société qui souffre, il ne peut pas y avoir d’espaces protégés », tonne l’ancien médiateur de la République. Quand il est arrivé place d’Iéna, l’ex-ministre de la Fonction publique s’est mis en tête de renforcer les avis, souvent lus que par leurs auteurs. Depuis 2011, près de 3 000 exemplaires partent pourtant dans les ministères, chez les parlementaires… De qualité très inégale, ils manquent de créativité. « La volonté d’être votés par le plus grand nombre pousse les rapporteurs à faire des travaux trop consensuels et sans relief », regrette Dominique-Jean Chertier, ancien directeur général délégué de Safran. En plénière, les débats s’apparentent plus à des échanges d’amabilités qu’à des joutes verbales. « La France a-t-elle besoin d’eau tiède ? » s’interroge Jean-François Bernardin, ancien conseiller et ex-président de l’AFCI. Regrettable, car le Cese reste un espace à part. « C’est le seul endroit où des gens en opposition toute l’année cherchent à trouver des pistes partagées… mais en partant du plus petit dénominateur commun », tempère Jean-Marc Plantade, président de l’Association des PA et ancien du cabinet de Christine Lagarde.

Influence « modérée ». Pour en mesurer l’impact, Jean-Paul Delevoye a fait éplucher durant dix-huit mois près de 7 000 propositions. « 29 % ont des traces significatives dans la loi », recense François Rachline, son conseiller spécial. Et de citer l’avis en 2001 sur la santé mentale repris cinq ans plus tard dans le Code du travail. Mais las ! cette matière grise est rarement sollicitée par le pouvoir en place : à huit reprises en 2011 et quatre en 2012. Et pour la première fois l’année dernière par le Parlement, sur les coûts de l’autisme. Dans son rapport, Dominique-Jean Chertier souligne « ce paradoxe d’un organe consultatif au service des pouvoirs publics dont la principale activité consiste à s’autosaisir ». Ce qui traduit une certaine marque d’indépendance peut aussi être interprété comme un signe de désaffection et de fonctionnement en vase clos. L’affaire de la première pétition citoyenne contre le projet de loi sur le mariage homosexuel, rejetée par le bureau du Cese en mai, a un peu plus enfoncé le clou. « C’est comme si on avait dit aux 700 000 signataires “circulez, y’a rien à voir”. À l’évidence, on l’a refusée car on n’avait pas envie de déplaire au gouvernement », s’insurge Jean-François Bernardin, qui a démissionné dans la foulée. L’entourage de Jean-Paul Delevoye, qui avait sollicité l’avis de Matignon, reconnaît « un défaut de communication » et explique qu’une pétition ne peut porter sur un projet de loi. Il n’en fallait pas plus pour qu’une trentaine de députés dépose une proposition de loi constitutionnelle pour supprimer cet organisme. « Le Conseil ne sert à rien, tranche Hervé Mariton, député UMP de la Drôme. Il participe d’une logique de jeu de rôle ; et si c’est un simple lieu de dialogue, eh bien, il y en a d’autres. » Notamment le Commissariat général à la stratégie et à la prospective créé en avril, qui ressuscite le Plan.

De quoi frustrer des conseillers mis au régime sec. Les 37,4 millions d’euros de budget ne suffisent plus à financer la rénovation du Palais et surtout la caisse de retraite de ses occupants. Diminution des cylindrées des véhicules de fonction, du nombre d’huissiers, du montant des enveloppes de saisine (de 7 000 à 4 000 euros) permettant de payer les déplacements sur le terrain et autres frais… Pour ne pas dépendre que de l’État, la direction loue même le bâtiment construit par Auguste Perret. Prada y organise deux défilés par an, Pierre Bergé également. Les Sages du social se pincent. « On utilise le Cese comme un hôtel de conférences au lieu de mettre des moyens à la promotion des études », épingle une conseillère.

Le blues des agents. Ce sentiment de désintérêt gagne les troupes. « Avant, on était au service des conseillers, aujourd’hui seul l’événementiel compte, déplore un agent syndiqué. Un changement était nécessaire, mais l’humain n’a plus de prix. » En cause, les méthodes de la nouvelle secrétaire générale, Annie Podeur, qui a lancé de gros chantiers sur le temps de travail - passage aux horaires variables -, l’organisation des services, le régime indemnitaire. En moins d’un an, des anciens ont été écartés des postes clés (directeur du personnel, chef de la logistique, directrice administrative…). L’un de ces cadres, qui estime avoir été poussé à partir en retraite, menace de porter plainte pour harcèlement moral. « Sous pression, il a été inondé de dossiers, écarté des réunions importantes, pris en défaut systématiquement, et son état de santé s’est dégradé, raconte son avocat, Claude Katz. Les objectifs de rentabilité ne doivent pas se faire au détriment de la santé. »

Reflet de ce climat de défiance, le nombre d’arrêts maladie s’envole. En 2012, sur 212 agents reçus par le médecin du travail, 36 se plaignent de souffrance au travail. Entre janvier et mars 2013, 70 % des 121 personnes ayant consulté sont en surstress, selon le CHSCT. La direction ne conteste pas et prépare un plan de prévention des risques psychosociaux. Tous les cadres ont été formés et un spécialiste est venu animer une conférence. Malgré tout, le personnel, payé entre 30 et 60 % de plus que dans la fonction publique d’État, redoute de devenir une administration lambda. « La culture est plutôt basée sur des pratiques non écrites, le dévouement… Quand vous voulez mettre noir sur blanc les choses, ça suscite des inquiétudes quant à la perte d’avantages », reconnaît Annie Podeur, venue de l’AP-HP. Jean-Marc Ayrault compte supprimer un quart des assemblées consultatives. Le côté « social-démocrate » du Cese le protège encore. Mais pour combien de temps ?

EN CHIFFRES

145

C’est le nombre d’agents de la fonction publiqueemployés par le Cese.

37,4 millions d’euros de budget (+ 30 millions pour les Cese régionaux).

18 avis rendus en 2012 (22 en 2011), en majorité sur autosaisine.

Retraites dorées… mais coûteuses

En pleine réforme des retraites, voilà un régime qui risque de faire parler de lui sur l’air du « ah ! ces privilégiés de la République ! » « S’il n’y avait pas la retraite, sûr qu’il y aurait un peu moins de beau monde au Cese ! » en convient un conseiller syndicaliste. La caisse de retraite des conseillers possède la particularité d’être financée à moins de 15 % par ses bénéficiaires. Il suffit d’un mandat de cinq ans pour y avoir droit et d’être âgé de 60 ans pour en profiter. Seul hic, avec l’allongement de l’espérance de vie et le rajeunissement des nouveaux arrivants, les comptes plongent dans le rouge. Alors que le Conseil servait 308 pensions en 1978, il en distribuait 1 000 en 2010, a calculé la Cour des comptes. Qui pointe également le montant des enveloppes, allant de 7 405 à 10 552 euros par trimestre en 2008. L’État met certes la main au pot, mais de moins en moins.

Le risque budgétaire pour les finances publiques atteint 218 millions d’euros, selon une étude du cabinet Adding. Pour s’offrir un ballon d’oxygène, la nouvelle équipe emmenée par Jean-Paul Delevoye transforme le Palais d’Iéna en lieu culturel. Défilés de mode, expositions design, cocktails… La location de cet espace très Art nouveau a rapporté près de 2 millions d’euros en 2012. Une partie est allée directement au paiement des pensions des conseillers et l’autre à la rénovation des bâtiments.

Les Français étant mis au régime sec, la survie de cet avantage paraît de moins en moins supportable, à moins d’être réformé, comme celui des parlementaires, ce que la Cour des comptes a d’ailleurs recommandé en février 2010.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi