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Décodages

Le déclin de PSA se lit dans les lignes de bus

Décodages | Industrie | publié le : 04.10.2013 | Amélie Mougey

Il y a à peine quarante ans, une partie de la Franche-Comté vivait au rythme de Peugeot Sochaux. Jour et nuit, des centaines de bus sillonnaient les routes pour mener les ouvriers à l’usine. Mais, au fil des baisses d’activité, l’empreinte du Lion s’est estompée.

Il est 3 h 30 du matin et Gilles ne devrait pas être debout. Chez Peugeot, ce lundi, comme tous les lundis du mois de mars, aurait dû être chômé. En ce moment, le carnet de commandes du constructeur est clairsemé. Un jour par semaine, les ateliers de l’usine de Sochaux restent fermés. Et le chauffeur du bus qui y conduit les ouvriers, au fond de son lit. Seulement voilà, la neige, en décalant d’une semaine les livraisons de pièces, a mis son grain de sel dans la routine de l’usine centenaire. Alors, en ce début de semaine, on pourrait croire à un regain d’activité.

Les bons jours, sans chômage technique ni intempéries, 1 500 véhicules sortent de l’usine de Sochaux. Des Peugeot 3008, des 5008 et des Citroën DS5… Comparé au site d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et à la cinquantaine de C3 produites par jour lors de la grève de début d’année, Peugeot Sochaux a l’air en bonne santé.

Pourtant, l’illusion ne tient pas longtemps. En quarante ans, les effectifs du site ont dégringolé de 40 000 à moins de 12 000 ouvriers. Et le nombre de navettes affrétées par la dizaine d’entreprises de transport sous-traitantes a suivi le mouvement. Dans le bus de Gilles, ce matin, un siège sur deux restera vide. Et pour cause, au bout de la ligne, seule une des deux chaînes de production, le système 1, fonctionne. « Le bus, c’est un peu le baromètre de ce qui se passe à Peugeot », sourit Philippe, le « chef de bus ». Salarié du constructeur automobile comme tous les autres passagers, Philippe s’est vu confier la responsabilité de relayer les plaintes et de noter les incidents lors des trajets quotidiens. Passager depuis trente ans, l’homme connaît bien Gilles et s’assied à l’avant. Pour récolter les bruits qui courent, il est au premier rang. « Tous les quatre à cinq ans, il y a des rumeurs de réductions d’effectifs, de disparitions de lignes de bus, raconte le salarié. Généralement, quelques mois plus tard, ça se confirme. »

En ce moment, le baromètre de Philippe vire au rouge. Au dernier CE, en février, la suppression de 40 arrêts de bus a de nouveau été évoquée. Au moins deux lignes doivent être fusionnées. Car PSA, qui a encore vu ses immatriculations françaises chuter de 15,5 % en février, voit dans la « rationalisation » du transport ouvrier en Franche-Comté le moyen d’économiser 80 000 euros. Il y a à peine vingt ans, la multinationale allait chercher ses ouvriers jusqu’à Vesoul. De 60 à 40 kilomètres à la ronde : au fil des années, le territoire de l’usine au Lion se réduit comme une peau de chagrin.

Une voiture pour prendre le bus. Installé deux rangées derrière le chef de bus, Jean-Yves, 45 ans, les yeux cernés par le rythme des horaires décalés, ne craint plus rien. Dans la foulée des dernières réductions d’effectifs, sa ligne a déjà été supprimée. Pour retrouver Gilles à l’arrêt de L’Isle-sur-le-Doubs, il prend donc sa voiture tous les matins. « Je ne suis pas le plus mal loti, on a deux bagnoles à la maison et j’ai le permis », relativise le technicien, content d’échapper à une demi-heure de marche en rase campagne à 3 heures du matin. « Mais j’en connais qui ont déménagé. »

Choisir son logement en fonction des lignes de bus Peugeot, le raisonnement n’est pas idiot. Quand elle a fait construire sa maison à L’Isle-sur-le-Doubs, Yvette, formatrice sur les chaînes de production depuis trente-cinq ans, y avait pensé. Car prendre sa voiture coûte cher, « et puis quand on est levé depuis 4 heures du matin, il y a de sacrés risques d’accident ». Depuis cet après-midi où il a loupé un virage sur le chemin du retour, pour Philippe, les allers-retours sont synonymes de tôle froissée.

Mains dans les poches, menton dans l’anorak, à l’arrivée du bus, les doubleurs, ces ouvriers qui travaillent une semaine à l’aube, la suivante de nuit, plissent leurs paupières ensommeillées à la lumière des phares. Quand Gilles s’arrête, la petite grappe massée sous l’Abribus se divise en deux. Les anciens montent par l’avant, serrent la main du chauffeur, puis du chef de bus, avant de rejoindre leur place attitrée. Les autres, le regard rivé sur leurs chaussures, grimpent par la porte arrière. « Comme ça, ils sont quittes de dire bonjour », grommelle le chauffeur. Ils, ce sont les intérimaires. « Ici, on ne parle plus de nouveaux depuis un moment », lâche Philippe. À Peugeot Sochaux, les embauches, timides depuis 2008, ont été gelées l’an dernier. Et en 2012, 350 CDD n’ont pas été renouvelés. Alors, quand les commandes fluctuent, les intérimaires servent de variable d’ajustement.

« Remarquez, comme ça, je ne me fatigue pas en politesses », lance le chauffeur en jetant un regard dans le rétroviseur. Redoutable, l’optimisme de Gilles s’efface parfois derrière une pointe de nostalgie. « Il fallait voir les trajets le jour des congés en août. Les ouvriers décoraient le bus et puis on s’arrêtait chez chacun pour faire la fête », regrette-t-il. Équipes de foot Peugeot, camps de vacances Peugeot, magasins d’alimentation Ravi tenus par Peugeot, il y a à peine trente ans, de Vesoul à Mulhouse, les ouvriers vivaient Peugeot. Aujourd’hui, si Peugeot survit, les Peugeot ont vécu. Et les bus roulant pour le compte de la multinationale apparaissent comme le dernier vestige d’un paternalisme ­révolu. « C’est l’époque de la 205 qu’on regrette, lorsqu’il y avait quatre systèmes de production et qu’ils tournaient plein pot », murmure Yvette. Autour d’elle, parmi les ouvriers qui finissent leur nuit contre les fenêtres du bus, l’enthousiasme n’y est plus. « Pourtant, dans le temps, être un Peugeot, ça voulait dire quelque chose », insiste Nadine Mouchet, patronne des Cars Mouchet, la compagnie qui emploie Gilles. Pour sa famille, les trans­por­ter était une fierté. « C’est un gage de qualité car, qu’il pleuve ou qu’il neige, les ouvriers doivent être à leur poste de travail à la minute près. » Aujourd’hui, les bus de la tournée du matin arrivent à l’autogare à 4 h 50 tapantes. En face de leur arrêt en épi, une dizaine de navettes sont prêtes à démarrer pour les ateliers.

« Peugeot ne paie pas bien ». Fruit de cette routine chronométrée, le prestige de conduire des Peugeot demeure intact. Pour les transporteurs, c’est même devenu l’unique motivation. « Peugeot ne paie pas bien », confie Nadine Mouchet. « On continue parce que c’est comme ça que les gens nous connaissent, mais il n’y a bien qu’à nos grands-parents que Peugeot a fait gagner de l’argent. » Lorsqu’il a fait rouler ses premiers bus en 1934, Robert Mouchet, le grand-père, ne tournait qu’avec Peugeot. Aujourd’hui, les huit entreprises de transport qui travaillent en sous-traitance pour le constructeur ont toutes dû se diversifier. Peugeot représente rarement plus de 20 % de leur activité. Gilles partage donc ses journées entre « la Peuge », le tourisme et le transport scolaire. Entre deux tournées, sur ces kilomètres à vide qui ne seront pas payés, il se souvient de la lutte acharnée que se livraient les transporteurs pour gagner « les Peugeot ». Dans un sourire entendu, les anciens évoquent eux aussi les combines des transporteurs pour être dans les petits papiers des responsables transport de l’usine au Lion. Aujourd’hui, Éric Marco, le titulaire de ce poste, est moins courtisé. À Sochaux, il est surtout celui qui annonce les « ajustements ».

Pour son trajet quotidien, Philippe, le chef de bus, est serein. À part peut-être la suppression d’un ou deux arrêts, sa ligne ne risque rien. « Avec la fusion des lignes de Baume-les-Dames et de L’Isle-sur-le-Doubs il y a trois ans, le bus est plein, on devrait être tranquilles pour dix ans », se rassure cet ancien de la tournée du ­matin. « C’est quand les salariés commencent à avoir deux sièges chacun qu’il faut s’inquiéter. »

Lorsque tout le monde travaille, le bus de Philippe, lui, est bondé. Alors, si l’activité économique reprend et que les intérimaires affluent, les 50 places ne suffiront plus. « Et si les gars d’Aulnay sont reclassés à Sochaux, je ne sais pas où ils vont s’asseoir », lâche-t-il dans un demi-sourire. De nouveaux bus seront-ils affrétés ? Le chef de bus n’y croit pas. Sur le transport ouvrier, les syndicats ne veulent rien lâcher, mais l’homme est résigné : « Un jour ou l’autre ils finiront par tout nous supprimer. »

Amélie Mougey, 25 ans, diplômée du CFJ, est la lauréate du Prix 2013 de l’information sociale, décerné par l’Association des journalistes de l’information sociale, qui récompense chaque année un sujet réalisé par un futur journaliste. Nous publions ici son reportage sur les ouvriers de Peugeot Sochaux.

REPÈRES

80 000 euros

C’est la somme que Peugeot compte économiser en restructurant le transport ouvrier en Franche-Comté.

40 ans ont été nécessaires à l’usine de Sochaux pour voir ses effectifs baisser de 40 000 à 12 000 ouvriers.

Auteur

  • Amélie Mougey