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Travailler à tout prix

À la une | publié le : 04.10.2013 | Emmanuelle Souffi

Stages à répétition, missions bradées, travail gratuit… La peur du chômage pousse à accepter tout et n’importe quoi. Tout plutôt que l’inactivité qui déprime et déclasse.

Laureline n’est pas du genre à regarder les trains qui passent. Non, elle, elle est plutôt du style à monter dedans dès que la porte s’ouvre quelle que soit la destination. Laureline a 26 ans, un master 2 en communication et un chapelet de CDD à son CV. Ménages, courses… Elle prend tout ce qui vient moyennant un petit billet. Son rêve de gosse, travailler dans l’événementiel, elle y a petit à petit renoncé. Aujourd’hui, elle est dans la survie. La diplômée n’a pourtant pas ménagé sa peine. Autoentrepreneuse, free-lance, stagiaire… Elle a touché à tous les statuts et goûté à toutes les manips d’employeurs peu scrupuleux. Comme « la rémunération alternative » : « Je déclarais de faux frais de déplacement ou de nourriture et j’étais payée en liquide. Résultat, c’est une partie d’expérience que je ne peux pas mettre dans mon CV et qui ne m’ouvre aucun droit à Pôle emploi ! J’ai l’impression de me faire bouffer par des requins ! Si je dis non, il y en a dix derrière pour dire oui ! »

Laureline est ce qu’on pourrait appeler une « débrouillarde » de l’emploi. Combien sont-ils en France, comme elle, à renoncer à leurs envies, attentes, parcours et à se brader pour travailler coûte que coûte ? Un mois avant la présentation du plan antichômage des jeunes par les dirigeants européens le 28 juin, Angela Merkel résumait très bien le phénomène à l’œuvre depuis plusieurs années. « Vaut-il mieux qu’un jeune ait un emploi ou pas du tout , » s’interrogeait alors la chancelière. Outre-Rhin, les petits boulots, mal payés et de courte durée, amortissent la courbe du chômage. La France, tout comme l’Espagne et le Royaume-Uni (voir pages 28 à 31), commence à appliquer les mêmes recettes sans qu’on en perçoive encore les résultats. Les emplois d’avenir, mais aussi les contrats aidés, offrent une stabilité ponctuelle. En Europe ou aux États-Unis, les minijobs apparaissent comme la bouée à laquelle on se raccroche le temps de sortir la tête de l’eau. En se disant que, peut-être, on arrivera à décrocher le CDI tant convoité après avoir mangé de la vache enragée durant des mois. Sauf qu’au premier trimestre 2013, 82,4 % des embauches se sont faites en CDD. Inédit depuis 1999, selon le ministère du Travail ! D’après une étude d’avril du think tank Terra Nova, deux tiers des actifs seraient menacés par l’insécurité économique. Selon l’Insee, il faut désormais patienter jusqu’à 27 ans en moyenne pour décrocher un premier emploi stable, contre 20 ans en 1975. La précarité est devenue un mal contagieux.

LES EMPLOIS PRÉCAIRES, ANTICHAMBRE DURABLE DU MARCHÉ DU TRAVAIL. Cadres ou non-cadres, qualifiés ou pas, jeunes ou seniors, hommes ou femmes… Tous y sont désormais abonnés. Le moindre accident de parcours et c’est la case free-lance, autoentrepreneur, intérim, contrats courts, payés en honorai­res, à la tâche, voire stagiaire, indemnisé ou pas du tout, qui attend celui ou celle qui se retrouve dehors. « Les sacrifices gagnent du terrain, remarque Jacques-Henri Vandaele, président du Mouvement national des chômeurs et précaires, à l’initiative de la marche des “invisibles” de cet été. Nous sommes dans une logique de concurrence du “tous contre tous”, sous-entendu celui qui reste au chômage, c’est parce qu’il ne veut pas travailler. »

Pour inciter à la reprise d’activité, mais aussi lutter contre les trappes à pauvreté, le rapport Sirugue rendu mi-juillet propose de fusionner la prime pour l’emploi et le RSA activité. Or « enchaîner des emplois précaires, c’est une anti­chambre durable au lieu d’être une porte d’intégration sur le marché du travail », prévient William Ameri, directeur de l’association Convergences Emploi à Cergy (Val-d’Oise), qui tente de sortir des travailleurs pauvres du cercle des petits boulots. Comme le démontre le Cereq, le taux de déclassement atteint 23,4 % de ceux qui alternent travail épisodique et chômage, contre 16,9 % des salariés ayant un job régulier. « L’acceptation d’emplois déclassés n’apparaît pas comme une stratégie efficace de sortie du chômage, car la déqualification n’accélère pas la reprise et mène souvent à un enlisement dans la précarité, de statut et de revenu », notent les auteurs de cette étude parue en 2007.

PEUR DU CHÔMAGE. Certes… Mais le besoin économique est bien là, surtout quand on est, comme Victoria et David, parent isolé (voir photos pages 23-24). Au-delà, l’inactivité effraie. Elle terrorise, même. « Cette peur phobique conduit parfois à des comportements irrationnels et à sacrifier sa capacité à s’épanouir dans la durée », déplore Pierre Denier, coach et consultant en reconversion professionnelle. Tout plutôt que de rester à végéter sur son canapé. « Chez nous, le chômage reste perçu comme un échec alors qu’ailleurs en Europe, c’est un passage pour faire une formation, du bénévolat… Ça n’est pas une honte », regrette Nordine El Miri, président de l’Union régionale des entreprises d’insertion de Paca. Rien que le mot fait frissonner Marie-Françoise. « On est payé à ne rien faire, résume cette femme de 53 ans. Vous m’enlevez le travail, je finis sous antidépresseurs. »

Cette ancienne patronne d’atelier de confection, déscolarisée à 13 ans, est prête à tout pour l’éviter. Bénévolat, contrat d’accompagnement dans l’emploi dans un chenil, free-lance dans le prêt-à-porter, création d’entreprise… Après des années d’insécurité, elle se pose en 2012 au Potager de Gaïa, un atelier d’insertion à Gardanne, dans les Bouches-du-Rhône. Mais le répit est provisoire. Pôle emploi refuse de valider son troisième contrat d’insertion. Elle évite les chausse-trapes administratives et la direction lui propose un contrat initiative emploi d’un an. « J’ai eu un train de vie et je l’ai perdu. Il n’y a pas de honte à travailler en insertion, je ne me sens pas dévalorisée. Je vis au jour le jour, je n’ai pas le choix », raconte-t-elle. Diplômée d’équitation, sa fille se bat également « comme une diablesse pour décrocher du black ou 20 euros les cinq heures de boulot » !

Tatiana cherche un plein-temps, « une activité robot, genre agent administratif, pourvu que ce soit payé et que ça occupe l’esprit »

Christine, elle aussi, a fait sienne la maxime de la chancelière allemande. Licenciée en 2010, cette ancienne cadre ­agricole passe son permis poids lourd, pensant y trouver du boulot. Mais elle se heurte au machisme des petits patrons. Persuadée toutefois d’avoir plus d’opportunités dans les métiers d’hommes, elle repère une formation de tourneur-fraiseur. Bingo ! cette femme de 45 ans est embauchée en contrat de professionnalisation durant un an dans une entreprise de filtration. Au bout, peut-être un CDI… « À chaque job, j’apprends quelque chose de nouveau, souligne-t-elle. Du coup, je suis très adaptable. » Une disponibilité qui représente un coût. « J’ai perdu 1 600 euros par mois par rapport à mon précédent salaire. C’était ça ou rien ! » Cette absence d’alternative, ce sentiment de ne pas savoir sur quelle ficelle tirer pour ouvrir la trappe et prendre un peu d’oxygène, Tatiana le supporte de moins en moins. « J’ai l’impression qu’une porte se ferme à chaque fois que j’en ouvre une. Aujourd’hui, je fais ce que certains font sans diplôme », se désole cette presque trentenaire. Diplômée des Beaux-Arts - « une bêtise » dit-elle -, elle a envoyé plus de 500 CV dans des galeries, médiathèques, mairies… Et n’a décroché que des « heures » de travail. Jusqu’à 40 contrats dans un musée ! Un matin, Pôle emploi l’envoie sur un poste qui se révèle être un attrape-nigauds. Le contrat de travail bourré de fautes l’a fait tiquer. Mais elle y va quand même. « Je savais que j’allais me faire avoir, mais il fallait que je travaille. » Du jour au lendemain, le patron prend la poudre d’escampette en vidant les caisses et sans payer la dizaine de salariés. Rincée par un procès aux prud’hommes et n’ayant plus beaucoup foi en l’entreprise, Tatiana cherche un plein-temps, « une activité robot, sans âme, genre hôtesse d’accueil ou agent administratif, n’importe quoi pourvu que ce soit payé et que ça occupe l’esprit ». Elle rêve de faire une formation d’un an pour devenir art-thérapeute. Malgré ses appels quotidiens, la jeune femme attend toujours une réponse de Pôle emploi…

IPAD CONTRE CDI. Avec 3,2 millions de chômeurs et des créations d’emplois en chute libre, les initiatives plus ou moins osées se multiplient pour sortir du lot et séduire des employeurs toujours prêts à payer moins pour plus. Cet été, un jeune juriste désabusé a fait le buzz en échangeant un iPad contre un CDI ! Avant lui, un ingénieur chimiste au chômage a carrément offert ses compétences pendant un mois ! « Un mois de travail gratuit, c’est toujours un mois de gagné ! » clame ce quinqua. Son offre, il l’a postée sur un site de jobbing, Jemepropose.com, qui recense près de 40 000 annonces de services à prix cassés ! Le low cost avec tous les travers qui vont avec… « La gratuité dévalorise le travail », pointe Pierre Denier. Ne dit-on pas que « toute peine mérite salaire »?

En 2013, le besoin économique couplé à l’impérieuse nécessité de rester dans la course aux compétences pousse parfois à s’investir juste pour le « plaisir » d’être occupé. C’est le cas des métiers passion (graphiste, journaliste, photographe…), où, pour trois francs six sous, les free-lances sont obligés de se brader. C’est sur le forum d’entraide « Cinq you et remerciez-vous », hébergé par Facebook, que Christophe a lancé son cri d’alarme. « Je vous propose de m’aider à financer mon chômage, écrit ce diplômé en communication, management et marketing. Lavabo qui fuit, ampoule à changer, dossier de présentation, campagne de communication […], je suis un véritable couteau suisse et le travail ne me fait pas peur. » Comme tous ses amis, le trentenaire a enchaîné les stages, envoyé des centaines de CV restés sans réponse… Écœuré, c’est peu dire. « J’ai fait neuf ans d’études pour me retrouver sans rien. À se demander à quoi ça sert d’en faire, d’ailleurs », s’interroge-t-il un brin amer. Il s’est finalement exilé en Angleterre, où il a trouvé un job. Rémunéré, celui-là.

Sauter les frontières, Laureline y pense aussi très fort. La Norvège, avec son taux de chômage à 3,7 % et ses salaires élevés, la fait rêver. Son frère s’est déjà installé au Canada, des propositions plein les bras. Pour ces cohortes d’abonnés à la précarité, quitter le sol français est souvent un crève-cœur. Exonération de charges sociales pour l’embauche de stagiaires, primes pour les seniors… La plupart ont leurs idées sur ce qu’il faudrait faire pour sortir de cette spirale infernale qui ne semble pas passagère mais incarner un nouvel ordre de notre modèle social. « Si on doit vivre avec des statuts différents, il faut qu’ils soient reconnus comme des formes d’emploi à part entière et ne pas être des variables d’ajustement pour les entreprises et l’État », plaide Patrick Levy-Waitz, président d’ITG, premier groupe de portage salarial. Le CDI intérimaire, validé cet été par trois syndicats, est une voie d’encadrement. Mais la flexisécurité à la française se cherche encore. Or le travail à tout prix se paie aussi à la retraite… E. S.

« Lavabo qui fuit, ampoule à changer, campagne de communication […], je suis un véritable couteau suisse », a lancé Christophe sur Facebook

3,7 millions de travailleurs sont pauvres, dont 70 % de femmes (chiffres 2012)

2,2 millions de personnes cumulent deux emplois (chiffres 2011)

Sources : Cese, UAE, Insee.

6 % des stages correspondent à de véritables postes de travail qui devraient être occupés par de jeunes diplômés.

1 200 personnes par jour, en 2013, se déclarent autoentrepreneurs, dont 50 % de demandeurs d’emploi. La moitié des autoentrepreneurs affiche un chiffre d’affaires inférieur à 5 000 euros par an.

Sources : Cese, UAE, Insee.

« Travailler à tout prix contribue à tirer vers le bas le marché de l’emploi »

GUILLAUME DUVAL est économiste, rédacteur en chef d’Alternatives économiques. Il est l’auteur de Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes (éd. Seuil, 2013).

Pensez-vous, à l’instar d’Angela Merkel, qu’il vaut mieux occuper un petit boulot que de ne pas travailler du tout ?

Le chômage est destructeur. La précarité est devenue la norme pour les jeunes et les plus de 50 ans. Les gens n’ont pas le choix, il faut bien travailler pour survivre. Mais le risque, c’est le déclassement durable. D’un point de vue global, travailler à tout prix contribue à tirer vers le bas le marché de l’emploi. On entre dans une dynamique de « dé-développement ». Les économies aux contraintes fortes en termes de rémunération et de conditions d’embauche ont de meilleurs résultats. Si on pousse à l’abaissement, notamment des salaires, on risque de fragiliser la demande intérieure capable d’absorber la production. Évidemment, déréguler crée des emplois. En Afrique, tout le monde travaille ! Mais on a l’économie qui va avec… Un travailleur pauvre qui a du mal à se nourrir, se vêtir, n’a pas la tête à son travail. C’est le retour du prolétaire. Il est peut-être moins malheureux qu’au chômage, mais d’un point de vue économique et social, ça n’est pas sans conséquences.

Les petits boulots font-ils chuter le chômage ?

En Allemagne, les destructions d’emplois ont été compensées par les minijobs, qui ont fait reculer le chômage : 5 millions de personnes occupent ces postes payés 450 euros par mois pour un temps partiel et très peu chargés. Le développement des bas salaires a été un moyen d’intégrer les fem­mes sur le marché du travail, dans une logique de salaire complémentaire. Un Allemand travaille une heure de plus qu’un Français, mais une Alle­mande trois heures de moins qu’une Française…

Le « travailler à tout prix » pose la question du travail décent…

On a mis du temps à obtenir des horaires et des âges maximaux de travail, un salaire minimal. Le marché du travail allemand est très dual, à la différence du nôtre. Il n’y a pas d’extension des conventions collectives. L’entreprise doit adhérer au syndicat patronal qui les a signées. Résultat, seule la moitié de la population active est couverte et 3 millions de salariés gagnent moins de 6 euros l’heure. L’Allemagne l’accepte car elle tolère les inégalités hommes-femmes. Dans sa logique protestante, l’assistanat est prohibé et il faut tout faire pour rester actif. La France n’est pas prête à ce type de compromis. Le stock des emplois reste en CDI. La poussée des temps partiels se ralentit et la durée des contrats augmente.

Le déficit de l’assurance chômage va-t-il ­s’accompagner d’une politique de retour à l’emploi coûte que coûte ?

Déjà, vouloir rétablir les comptes au moment où il y a le plus de demandeurs d’emploi, c’est une bêtise ! Car une de ses fonctions, c’est justement de maintenir le pouvoir d’achat en cas de crise, et donc de soutenir la demande intérieure. Mais à chaque fois qu’il y a des excédents, le Medef réclame une baisse des cotisations - qu’il obtient -, au lieu de conserver ce matelas pour les périodes difficiles ! Bien sûr, il va y avoir des pressions pour diminuer la durée d’indemnisation. Mais des mesures telles que le « ein euro job » introduit par Gerhard Schröder - le Pôle emploi local a le droit de vous obliger à travailler pour 1 euro de plus par heure par rapport à votre indemnité, dans le cadre de travaux d’intérêt général -, je n’y crois pas. Mieux vaut fiscaliser les ressources pour qu’elles dépendent moins de la masse salariale.

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi

Auteur

  • Emmanuelle Souffi