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Thierry Nadisic

Actu | Entretien | publié le : 01.09.2013 | Sandrine Foulon

Pour ce professeur de gestion, les managers intermédiaires n’hésitent pas à contourner les règles qu’ils estiment injustes pour soutenir et motiver leurs équipes.

Pourquoi vous intéressez-vous au juste et à l’injuste dans les organisations ?

Le sentiment de justice ou d’injustice ressenti par les salariés est le véritable moteur de la motivation. On peut être satisfait et partir et insatisfait et rester. En revanche, les salariés réagissent mal à l’injustice. Même quand ils sont bien traités à titre individuel, ils n’adhèrent pas à un système qu’ils jugent injuste envers le groupe. Je m’en suis rendu compte dans une entreprise de logistique de livres où je réalisais une étude sur le sujet. Le patron, assez paternaliste, s’interrogeait sur la motivation de ses 600 salariés, la grande question qui taraude les directions. Il comprenait qu’il fallait être juste pour motiver et il pensait l’être. Or les véritables rouages du juste, c’étaient les managers intermédiaires. Ils faisaient tourner la boutique malgré les problè­mes, en particulier venant d’en haut. Dans les entreprises, ce sont eux les vrais héros du quoti­dien. Ils corrigent les injustices, en toute autonomie, de façon invisible, en détournant finement les règles. Les chercheurs les appellent les « Robin des Bois ».

Comment corrigent-ils ces erreurs du management ?

Ils produisent le juste en compensant des décisions qui vont à l’encontre de leurs convictions morales et professionnelles. Ils se démènent pour faire payer par l’entreprise une superbe formation à des salariés qui auraient dû décrocher une promotion, d’autres vont leur accorder des jours de congé sans les déclarer. Pour se couvrir en cas de pépin qui surviendrait en dehors du travail, ils gardent une demande de jour de congé dans leur tiroir et la déchirent dès que l’intéressé revient. Lors d’un plan social, ils prennent sur leur temps pour reclasser des gens, ouvrent leur carnet d’adresses. J’ai vu un manager accompagner une salariée qui n’avait pas de voiture à un entretien d’embauche… Ils peuvent octroyer des primes de travail dans la poussière alors que les salariés concernés sont installés dans des bureaux. Ils prêtent du matériel, voire le donnent, font passer des cadeaux pour des salariés en frais de restaurant avec des clients… Ils détournent les ressources de l’entreprise, jouent avec le système pour que les équipes se sentent épaulées et valorisées.

Ces cadres, également sous pression, ont-ils toujours cette marge de manœuvre ?

Ils sont entre le marteau et l’enclume. Ce sont des transformateurs. Ils absorbent l’énergie, la pression qui vient du sommet et prennent sur eux. On leur demande d’appliquer des mesures dans l’instant, d’abandonner brutalement des projets alors que le comité de direction a eu six mois pour mûrir les changements. Sachant que lorsque des erreurs sont commises, on cherche souvent les coupables. Le comité de direction reprochera au management intermédiaire des choses qui ne sont pas sous son contrôle. Traduire ce stress permanent en engagement demande des compétences. En France, où la culture de l’ingénieur prime, les sociologues ont longtemps estimé que le management n’était pas un métier. Or les managers sont des experts du « comment » donner envie. Lorsqu’ils ne savent plus faire autrement, ils font les Robin des Bois. Ils arrivent alors à trouver les marges de manœuvre. Plus une organisation est rigide et plus il y a du jeu.

Ce phénomène de Robin des Bois est-il spécifique à l’Hexagone ?

Dans un pays où la hiérarchie, l’autorité et les normes occupent une place importante – Michel Crozier a pu être considéré comme le sociologue de la rigidité française –, ces stratégies de correction des injustices pourraient pleinement se justifier. Or nous avons présenté en août, lors du congrès mondial de l’Académie du management en Floride, une étude réalisée en France, mais aussi au Canada et aux États-Unis, où les relations de travail sont censées être plus horizontales que chez nous, qui révèle exactement le même phénomène. Avec les chercheurs Marion Fortin (du Centre de recherche en management de l’université Toulouse 1), Daniel Skarlicki (université de la Colombie-Britannique à vancouver) et Russell Cropanzano (université du Colorado à Boulder), nous avons montré qu’environ 20 % des managers se comportent en Robin des Bois. Quel que soit le pays, ce comportement est très lié à l’image que les personnes ont d’elles-mêmes. Si elles se perçoivent comme morales, altruistes, si elles jugent que leur rôle dans l’entreprise est d’être au service des autres, elles auront tendance à contourner des règles qu’elles estiment injustes.

Ces injustices ont-elles tendance à augmenter ?

Dans les grands groupes de tradition tayloriste et fordienne, comme originellement les cons­tructeurs automobiles, ces injustices naissent d’un excès de normes. Depuis bien longtemps les managers ont appris à tolérer des règles informelles, tout simplement pour que la machine tourne. Car si le règlement était appliqué à la lettre, rien ne sortirait des chaînes de production. En revanche, les injustices prospèrent dans les entreprises multinationales qui fonctionnent en business units ou centres de profit. Dans ces groupes décentralisés, les managers se plaignent de ne remplir que des tableaux Excel et d’être dépossédés de la substance de leur travail. Dans un contexte où les objectifs de performance se tendent, pour éviter de démotiver leurs salariés, il leur arrive de basculer certains objectifs sur l’année suivante pour lisser les résultats ou de jouer sur les stocks laissés chez les distributeurs afin de ne pas présenter de chiffres catastrophiques…

Ce contournement des règles génère-t-il d’autres injustices ?

Effectivement, il existe un risque. Les managers de proximité n’ont qu’une vision « locale » et personnelle de la justice, ils ne possèdent pas tous les éléments pour décider. D’ailleurs, la standardisation de certaines normes a été pensée pour briser les baronnies et éviter que de petits chefs managent à la tête du client. Mais les organisations sont allées beaucoup trop loin dans la quantification des tâches et des objectifs. Les directions sont déconnectées du travail réel et le retour de balancier s’annonce très fort. L’avenir appartient aux entreprises qui cassent ces structures. Des groupes comme Princesse Tam-Tam valorisent l’entrepreneuriat interne. Ils redonnent du pouvoir de décision à ceux qui connaissent le terrain. Chez Gore-Tex, le patron ne donne pas d’ordres aux managers, il les aide à trouver une solution eux-mêmes. Zappos, le géant de la chaussure en ligne racheté par Amazon, est un autre modèle de ces entreprises adhocratiques qui bannissent la bureaucratie. Pour créer un excellent service client, il recrute des profils atypiques, n’impose pas de script à suivre à la règle pour les téléconseillers. Les salariés produisent eux-mêmes leur métier. Dans ces structures, les Robin des Bois n’ont pas à compenser les injustices.

Ces corrections suffisent-elles à long terme ?

Non, ces compensations ne suppriment pas complètement l’injustice. Elles n’apaisent qu’à court terme. Par ailleurs, elles peuvent entraîner un effet pervers : l’immobilisme. À force de mettre des Rustine sur une organisation défaillante, elles lui permettent de continuer à fonctionner, sans remise en question. Un manager Robin des Bois qui corrige les inégalités empêche en quelque sorte les conflits sociaux d’éclater et de déboucher sur un nouveau modèle. Or, aujourd’hui, la concurrence et les technologies ont changé. Nous vivons une révolution, pourtant nous restons encore sur de vieilles théories du management. Dès les années 1960, le sociologue McGregor répartissait les entreprises en deux catégories : celles de la thèse X, autoritaires, exercent un contrôle fort sur leurs salariés ; celles de la thèse Y, en revanche, prônent le mana­gement participatif et responsabilisent leurs troupes. Ce théoricien du management américain prédisait que, dix ans plus tard, seules les entreprises de la catégorie Y survivraient. Il s’est trompé. Les représentations mentales finiront peut-être par changer mais sont très longues à faire évoluer.

Existe-t-il un lien entre une organisation juste et de bons résultats économiques ?

C’est le grand débat qui agite ceux qui s’intéres­sent à la responsabilité sociale des entreprises. Un comportement vertueux créerait de la valeur. Ce n’est pas prouvé scientifiquement. On trouvera toujours des sociétés qui font vivre leurs salariés dans la peur et qui se portent très bien économiquement. Mais il faut réunir des conditions : des salariés peu qualifiés, interchangeables, avec une faible représentation syndicale sur des marchés standardisés où la qualité importe peu. Dès lors que les nouvelles formes de travail exigent de la créativité, de la flexibilité et de la motivation, il devient nécessaire pour l’entreprise qui veut de la performance durable de mettre en place une vraie justice organisationnelle.

Professeur d’Économie et de gestion à l’EM Lyon, Thierry nadisic est spécialiste des questions de justice au travail. également formateur et coach de cadres et de dirigeants, il a coécrit social justice and the experience of emotion (routledge ED.). il vient de publier avec trois autres chercheurs une étude sur la justice organisationnelle aux États-unis, au canada et en france.

Auteur

  • Sandrine Foulon