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De gré ou de force… tous mobiles !

À la une | publié le : 01.09.2013 | Anne Fairise

Durant la crise, les grandes entreprises multiplient les mobilités internes. Et les nouvelles dispositions de la loi sur l’emploi vont encore accélérer le mouvement.

Pas mobiles dans leur entreprise, les Français ? Demandez aux ­salariés de la Société générale : le 13 septembre, le campus Métiers Mobilité du groupe, installé à la Défense, annoncera combien des 350 salariés des fonctions centrales, dont l’emploi est supprimé, ont choisi d’être reclassés en interne plutôt que de quitter le mastodonte en pleine réorganisation. À Toulouse, un tiers des 617 salariés de Sanofi s’apprêtent à faire leur valise, d’ici à 2015, pour Lyon ou d’autres sites, dans le cadre du second plan de restructuration de la recherche.

En Lorraine, chez Saint-Gobain, dans la fonderie de Blénod et l’usine de Pont-à-Mousson, il n’y aura plus en ce mois de septembre, comme à l’été, 277 salariés en mobilité interne « temporaire ». Qu’ils aient changé de service et de cycle de travail au sein des établissements ou rejoint celui de Foug, à 45 kilomètres, ou de Bayard, en Haute-Marne, à 100 kilomètres. La conjoncture décidera de leur nombre. Car, pour coller aux incessants soubresauts du carnet de commandes, « les mesures d’adaptation des effectifs aux périodes de sous-activité », négociées au printemps, sont révisables chaque mois pour les cycles de travail, tous les trois mois pour les détachements individuels…

Pas mobiles dans leur entreprise, les Français ? Renault comptabilise, lui, depuis 2011, un millier d’ouvriers des usines de Douai (Nord) et de Sandouville (Seine-Maritime) « détachés temporaires » sur les chaînes de Flins (Yvelines), de Batilly (Meurthe-et-Moselle) et d’autres sites. Une mesure « intelligente » pour Jean Agulhon, DRH France : « Elle permet à la fois de limiter le chômage partiel dans les usines en sous-charge et le recours à l’intérim dans celles qui tournent à plein. » Le BTP y vient : Eiffage a détaché, en 2012, en région parisienne et à Bordeaux une partie des 80 ouvriers maçons de Tarbes, sans activité.

ACCÉLÉRATION. Pas mobiles dans leur entreprise, les Français ? Il va falloir revoir les vieux clichés. Car il n’y a pas que les grandes sociétés supprimant des emplois et reclassant, ou celles s’adaptant à l’activité en berne sans réduire leurs troupes, qui contraignent ou incitent leurs salariés à changer de poste, de fonction ou de site. Même un groupe pharmaceutique, créateur net d’emplois comme Ipsen (4900 salariés), a fait de la mobilité interne une priorité. C’est écrit en toutes lettres dans la charte de l’inventeur du Smecta : interdiction est faite aux managers de procéder à des embauches s’ils n’ont pas avant « considéré systématiquement les possibilités en matière de mobilité interne » ! « Il est nécessaire de baisser les coûts des recrutements externes », note Sylvia Gesnel, la responsable recrutement qui se fait fort d’inoculer cette culture depuis 2010.

Mais les grandes transhumances au sein des sociétés sont à venir, pronostiquent beaucoup de conseillers d’entreprises qui relisent tout sourire la loi de sécurisation de l’emploi adoptée avant l’été. Son article 10 facilite les mobilités professionnelles ou géographiques dans les entreprises restructurant « à froid », sans projet de réduire leurs effectifs, si elles engagent une négociation collective. À charge pour la direction et les syndicats de définir alors la zone géographique des mobilités – en tenant compte de la vie familiale – et les mesures d’accompagnement des salariés refusant la mobilité.

De quoi élargir, par exemple, le périmètre de la mobilité géographique au-delà de ce qu’autorise la jurisprudence (voir page 26) sans s’exposer, comme avant, au risque de devoir ouvrir une procédure de licenciement collectif pour motif économique, avec un plan social, si au moins 10 salariés refusent la modification. « Beaucoup de DRH ont laissé dans leurs tiroirs des projets nécessaires d’évolution des organisations, des déménagements dans des secteurs géographiques différents ou des regroupements d’équipes autour de centres de services partagés. Ils ont préféré y renoncer plutôt que de voir la réputation de l’entreprise entachée par la mise en œuvre d’un plan social, alors qu’ils ne voulaient pas réduire les effectifs », témoigne Édouard Tessier, du cabinet IDRH.

Un risque aujourd’hui écarté, puisque les refus de mobilité se traduiront par un licenciement économique à titre individuel, et non plus collectif. « L’aménagement du régime du refus du salarié est un point essentiel de la loi : il devrait alléger les obligations de reclassement interne des entreprises applicables dans un licenciement économique classique, puisque le salarié devrait bénéficier, en cas de refus, des mesures négociées dans le cadre de l’accord de mobilité, et non du droit commun du licenciement économique », commente l’avocate Yasmine Tarasewicz, du cabinet Proskauer, pour qui « l’autre intérêt de la loi est qu’elle exige un simple accord d’entreprise, non majoritaire. Cela va faciliter les mises en œuvre rapides ». Et de prévoir un boom des mobilités collectives internes. Surtout dans les sociétés de services multiétablissements et dans celles confrontées à une évolution rapide de leurs métiers. Révélateur : avant même l’adoption de la loi, deux de ses sociétés clientes avaient commencé à négocier…

PLUS DE GARANTIES. Les DRH voient se renforcer leur boîte à outils, où ils ont beaucoup puisé ces dernières années les clauses de mobilité. Parfois avec excès. Elles sont de plus en plus présentes dans les contrats de travail, même pour les employés de Securitas, Midas, ED, Doux… « Les entreprises peuvent être tentées d’avoir recours à des clauses de mobilité très larges. Mais elles ne sont pas une solution miracle, ni juridiquement ni pratiquement, pour traiter la mobilité géographique. Les accords de mobilité interne négociés dans le cadre de la loi de sécurisation de l’emploi peuvent être plus intéressants car ils sont plus encadrés et traitent le sujet sur un plan collectif », souligne Stéphane Béal, responsable du département droit social chez Fidal. D’autant que, face aux dérives, la jurisprudence a durci le ton sur les clauses de mobilité : plus question d’imprécision concernant la zone géographique ; terminé, les délais de prévenance jugés non raisonnables. Comme ces quarante-huit heures de réflexion à peine concédées aux salariés d’un établissement transféré à… 800 kilomètres !

« L’extension des clauses de mobilité dans les contrats de travail s’est faite sans que cela s’accompagne de garanties collectives. Chaque fois, par contre, qu’un accord de mobilité interne est négocié, l’accompagnement des salariés est amélioré », constate déjà Alain Larose, secrétaire national de la Fédération CFDT des mines et de la métallurgie, l’œil rivé sur les accords compétitivité-emploi du secteur. « Plus les mesures d’accompagnement proposées dans la négociation des accords seront importantes pour les salariés mobiles et les non mobiles, plus les syndicats s’engageront dans le projet et plus les ­salariés seront satisfaits de leur sort. Les entreprises ont intérêt à être généreuses », renchérit Yasmine Tarasewicz. Peu probable pour Pierre Morville, de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées d’Orange (ex-France Télécom) : « La récession économique limite les moyens des entreprises. Les contreparties aux mobilités seront faibles. »

« Qui, mieux que les partenaires sociaux, peut représenter les salariés et calmer aussi leur anxiété ? » rassure Olivier Ruthardt, DRH de la mutuelle d’assurances Maif, qui se « félicite » d’avoir anticipé la loi. En avril 2012, six mois avant de lancer la ­réorganisation du réseau qui oblige, d’ici à 2015, 3 000 techniciens d’assurance, rédacteurs juridiques et managers à des ­mobilités géographiques ou fonctionnelles, il signait un accord avec la CFDT, la CFE-CGC et l’Unsa. Après avoir mis sur la table tous les principes : l’emploi garanti pour tous les CDI et aucun changement de lieu de travail imposé aux salariés, à charge pour eux, alors, d’« évoluer » dans leur métier, vers le conseil et la vente, en développement.

« Notre objectif est de faire des gains de productivité, pas de diminuer l’effectif. Nous souhaitons que les salariés accompagnent l’évolution de l’entreprise et prennent en main leur évolution professionnelle », martèle Olivier Ruthardt. En juin, il ne relevait « aucune conflictualité sociale ni refus de mobilité, hormis quelques cas individuels suivis par la DRH et les partenaires sociaux pour trouver des solutions ». Mieux, les mobilités géographiques sont deux fois supérieures aux mobilités fonctionnelles. La mutuelle s’en est donné les moyens.

UN CONCEPT À RECONSTRUIRE. Entre le chômage record et la nouvelle légis­lation, l’avenir des salariés des grandes entreprises semble bien marqué du sceau des mobilités internes. Pour autant, les DRH ne vont pas avoir la partie facile. Il y a une culture à faire naître. « En France, les mobilités professionnelles, sectorielles, géographiques, sont plus subies que choisies », déploraient Étienne Wasmer et Mathilde Lemoine en 2010 dans un rapport au Conseil d’analyse économique. Dans son usine de Rennes, PSA le constate chaque jour (voir page 24). Et les nouvelles générations ne veulent pas enchaîner les déménagements, comme certains de leurs aînés.

L’« affaire France Télécom-Orange » a montré les effets délétères des mobilités systématiques des cadres, contraints de ­bouger tous les trois ans. Face au malaise social et aux suicides, l’opérateur a fait une marche arrière complète depuis 2010. « Les mobilités géographiques à l’initiative de l’entreprise sont devenues exceptionnelles. Plutôt que de travailler sur les structures, nous repensons l’organisation du travail en utilisant à plein les nouvelles technologies. Le télétravail ou la mise en réseau de sites isolés, managés à distance, permettent aussi d’être réactifs », précise Christine Petit, directrice des services partagés RH France. Un autre modèle… Non, la partie ne sera pas facile pour les DRH. À moins qu’ils ne changent aussi leur approche des mobilités internes. Trop souvent, elles ont été utilisées comme une antichambre à la sortie ou une solution pour colmater les brèches, faute d’avoir anticipé les besoins. La crise leur en offre l’occasion.

“C’est mieux que le chômage partiel”

CHRISTOPHE CARBON

Retoucheur en peinture chez Renault, « détaché temporaire » de Douai à Dieppe depuis un an.

« Mon divorce m’a décidé. Il faut renflouer les comptes. Tous ceux que je connais ont accepté pour des raisons financières. C’est mieux que d’être au chômage partiel, à 85 % de son salaire brut! Les conditions sont satisfaisantes, entre la prime d’incitation, le forfait journalier pour se nourrir et se loger, la prise en charge d’un retour parmois à Douai. Mais dans les faits, je reviens tous les week-ends pour les gamins. Pour baisser mes charges, j’ai pris une colocation avec un collègue Renault, détaché de Batilly, près de Metz. Mon loyer était trop élevé. J’avais pris ce que je trouvais car je suis parti vite, en quinze jours. Renault Alpine avait besoin d’urgence d’un retoucheur en peinture. Ce que je faisais depuis vingt ans à Douai. J’étais pressé de partir et travailler sur des voitures de sport, c’est valorisant. »

“La crise donne l’occasion aux entreprises d’investir leur rôle de développeuses de carrières”

EVEN LOARER

Directeur de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle. Il intervient à l’Association nationale de valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences humaines et sociales auprès des entreprises.

Avec la crise, les entreprises se tournent plus vers leur « marché interne de l’emploi ». Est-ce nouveau ?

En situation de crise, les entreprises portent toujours un intérêt accru à leurs ressources internes. Le gel des recrutements externes les y contraint, ou la réglementation, lorsqu’elles restructurent et doivent proposer des reclassements au sein de leurs services. La crise actuelle, en se prolongeant, rend la situation délicate : elle force plus de salariés à être mobiles en interne tout en rendant ces mouvements difficiles. Il y a moins de postes disponibles du fait de l’écrasement des lignes hiérarchiques ou de l’externalisation de certaines fonctions. En outre, les salariés restent plus longtemps en poste et cela ralentit les mobilités. Les entreprises du groupe de travail de l’Anvie, que j’ai animé, ont constaté, entre 2011 et 2012, une hausse de la durée de transition entre deux postes (de neuf à quatorze mois pour l’une d’entre elles). Enfin, la crise suscite des réactions protectionnistes des managers qui privilégient encore plus les recrues opérationnelles, jusqu’à contourner l’interdiction de recrutements externes. La crise accroît les contraintes sur les systèmes de mobilité interne. Mais elle a la vertu de mettre au jour certains dysfonctionnements et peut provoquer l’émergence de nouveaux principes.

Lesquels ?

Beaucoup d’entreprises ont plus organisé les conditions de la mobilité qu’elles ne les ont pilotées avec l’objectif de développer l’employabilité de leurs collaborateurs. Aujourd’hui qu’elles ont un besoin accru de trouver les compétences en interne, elles comprennent qu’il leur faut être plus volontaristes, inciter tous les acteurs – managers compris – à jouer le jeu de la mobilité et à faire le pari du moyen terme. Même si la crise pousse au court-termisme. Plus que des réponses en termes d’outillage de la mobilité apparaît un renforcement de l’accompagnement des collaborateurs dans leur mobilité, par les gestionnaires RH ou des conseillers mobilité. La pratique d’entretiens dédiés au développement de carrière se généralise. Certaines entreprises, qui exigeaient une mobilité de leurs collaborateurs tous les deux-trois ans, ne l’imposent plus. Elles ont constaté que ce qu’elles gagnaient en souplesse de gestion, elles le perdaient en expertise. Plus la durée dans le poste est limitée, plus les mobilités se font sur un même type d’emplois et ne permettent pas d’acquérir de nouvelles compétences. Sans compter le risque de déstabilisation des salariés.

La crise n’augmente-t-elle pas, au contraire, les mobilités forcées ?

Elle pousse les entreprises à davantage diriger les mouvements de mobilité. Mais celles-ci se rendent compte que les réorganisations courent à leur échec sans l’engagement des salariés et qu’il vaut mieux rechercher leur implication dans le projet collectif, par des mobilités souhaitées, le plus souvent possible. L’« affaire France Télécom-Orange » a servi de révélateur. Cette prise de conscience s’opère dans la mise en place d’accompagnements individualisés des mobilités. La crise donne l’occasion aux entreprises de mieux investir leur rôle de développeuses de carrières.

Propos recueillis par A. F.

“Dire non ? Je ne l’ai pas cru possible”

LAURENT RIGOREAU

Conseiller financier et représentant national adjoint SNB CFE-CGC. A vécu deux mutations en trois ans.

« Beaucoup d’entreprises ne vont pas jusqu’au licenciement pour faute lorsque les salariés soumis à une clause de mobilité refusent de bouger. Mais ils ne le savent pas, et le rapport de force leur est défavorable. Si j’avais mieux connu les pratiques de mon entreprise, je n’aurais pas accepté d’être muté deux fois en trois ans après mon embauche, de Saint-Étienne à Clermont-Ferrand puis à Saint-Mandé, près de Paris ! Dire non ? À l’époque, je ne l’ai pas cru possible. »

Auteur

  • Anne Fairise