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Politique sociale

Strapontin pour administrateur salarié

Politique sociale | publié le : 04.05.2013 | Anne Fairise

D’ici à un an, les grandes entreprises accueilleront dans leur conseil d’administration un à deux représentants des salariés, avec voix délibérative. Timoré !

Dès que Pascal Mathieu, administrateur salarié CFE-CGC chez Air France, a pris connaissance de la loi sur la sécurisation de l’emploi, il s’est plongé dans ses archives. Pour s’assurer que les nouvelles dispositions sur la représentation salariée dans les conseils d’administration ou de surveillance des grandes entreprises privées ne balaieront pas trente ans d’histoire. En 1983, comme toutes les entreprises publiques, Air France a réservé un tiers des sièges de son conseil d’administration à des salariés élus sous parrainage syndical. Depuis, tous les deux mois, six représentants des cadres et des non-cadres échangent sur la stratégie avec autant de membres de la direction et autant de l’État. Même la privatisation de 2003 n’a pas réduit leurs rangs, contrairement à ce qui s’est produit dans beaucoup d’entreprises, le passage au privé rendant l’obligation facultative. Selon les textes issus de la privatisation, le conseil d’administration peut comprendre jusqu’à six salariés. « Mais rien n’empêche la direction de se saisir de la nouvelle loi pour réduire la représentation salariée à deux », constate le syndicaliste.

Ce ne serait pas le moindre des paradoxes de la « petite révolution » annoncée par le ministre du Travail, Michel Sapin. Certes, l’obligation d’ouvrir les conseils d’administration des entreprises privées ayant plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 à l’étranger à « au moins » un ou deux représentants salariés avec voix délibérative marque un tournant. Elle « normalise » la gouvernance française en Europe, où l’Hexagone rejoint les 12 pays imposant un régime de participation salariée dans le public et le privé. Mais personne n’est capable de mesurer la portée effective de la loi, même si, selon la Rue de Grenelle, « au moins 200 conseils d’administration sont concernés ». La faute au champ d’application, à la fois vague et restreint aux grandes entreprises, là où l’Allemagne impose des salariés au conseil de surveillance des sociétés dès 500 employés, la Suède dès 25 et la Norvège à partir de 35 (dans les conseils d’administration). « En Europe, les représentants du personnel pèsent, le plus communément, un tiers du conseil d’administration ou de surveillance », rappelle Aline Conchon, chercheuse à l’Institut syndical européen, spécialiste de la démocratie industrielle. Passage en revue des freins à une gouvernance plus partagée.

1. L’isolement

Pas facile de peser sur les orientations lorsqu’on représente seul les salariés face à 11 administrateurs, dont certains tutoient le P-DG. Jean-François Kondratiuk, DSC FO à l’usine PSA de Poissy, qui se glissera le 30 juillet dans le siège d’Ernest-Antoine Seillière au conseil de surveillance, en est conscient. « Je vais porter la voix des salariés sur les choix d’investissement, et mettre du bon sens », martèle le secrétaire du comité de groupe européen, 63 ans, qui table sur son expérience syndicale. Au moins un administrateur salarié dans les conseils de 12 membres, au moins deux au-delà : la nouvelle loi fait fi des préconisations de Louis Gallois (un tiers d’administrateurs salariés) dans son rapport remis au gouvernement fin 2012. Et du seuil critique recommandé par Louis Schweitzer, ancien président du conseil d’administration de Renault (19 membres dont quatre salariés). « À moins de trois, les administrateurs salariés peuvent commencer à être isolés, ce qui peut poser problème », écrit-il. Repli sur soi, frustration : le risque est grand que le représentant isolé sombre dans la stricte opposition, à l’inverse de l’effet recherché.

« Une présence significative de salariés modifie d’emblée l’équilibre du conseil, surtout s’ils sont élus, explique Éric Personne, nouvel administrateur CFE-CGC de Renault depuis novembre 2012. Cela légitime leur parole. Si, en plus, ils parlent de concert, leur discours n’est plus reçu comme partisan : il devient l’expression de toutes les composantes salariées. » Même constat pour Didier Gladieu, ex-administrateur salarié chez Thales, qui a vu la présence des salariés fondre depuis la privatisation en 1997 de l’ex-Thomson-CSF de six (sur 18) à deux (sur 16) : « Plus les représentants des salariés sont nombreux, plus ils sont en capacité de peser sur les débats et de mener le travail d’influence nécessaire auprès des autres administrateurs, hors réunion. C’est essentiel, les décisions se prenant à la majorité des votes ».

“Si on veut que la stratégie d’entreprise intègre une dimension salariée, notre rôle est d’apporter des solutions, pas de porter des revendications”, dit un administrateur CFE-CGC de Renault)

Pour mieux peser, chez Renault, les administrateurs salariés préparent ensemble les réunions organisées par la direction avant le conseil. « Nous échangeons sur la manière d’aborder les sujets, car il faut le faire différemment en CA et en comité d’entreprise », précise Alain Champigneux, de l’Institut français des administrateurs (IFA) et administrateur CFE-CGC pendant dix ans. « Si on veut que la stratégie d’entreprise intègre une dimension salariée, notre rôle est d’apporter des solutions, pas de porter des revendications », insiste son successeur, Éric Personne. Autre son de cloche à la CGT qui n’exclut pas les contre-propositions. Si chacun garde sa liberté d’expression, cela n’empêche pas les déclarations communes en conseil, comme en 2010 lors de la multiplication des suicides, « pour exiger une prise en compte des risques psychosociaux dans la stratégie de long terme » ou, dernièrement, sur l’accord compétitivité.

Pour quels résultats ? Les administrateurs salariés de Thales ont obtenu qu’un conseil par an soit consacré aux RH dans le monde, sous leurs aspects emploi, compétences, formation. Chez Renault, ils ont été associés à un groupe de travail avec la DRH et les syndicats, après leur intervention en CA sur l’affaire d’espionnage qui a éclaté en 2011.

2. La peur des fuites

C’est l’argument des patrons réfractaires à l’entrée de salariés dans les conseils. Celui qui explique, aussi, leur faible présence dans les instances stratégiques, comité de rémunération en tête. Seul Thales y a fait siéger un administrateur CFDT de 1998 à 2004. France Télécom vient de lui emboîter le pas, avec une représentante SUD. Or la rupture des règles de confidentialité est rarissime. Les salariés sont soumis aux mêmes règles que les autres. « À moins d’être fou, quel représentant des salariés irait révéler des informations pouvant être utilisées contre son entreprise ? interpelle Didier Gladieu, ancien administrateur salarié chez Thales. Il nous est impossible de révéler ce que les autres administrateurs ont dit ou voté, mais nous pouvons très bien rendre publics nos votes ou positions. En cours de séance, le président rappelle les informations particulièrement sensibles. En troisième lieu, il faut faire jouer son bon sens. »

Chez Thales, les deux administrateurs CFDT refusent tout contact avec la presse. Ils s’autorisent, une fois par an, une lettre « pour rendre compte de leur action aux 35 000 salariés français et 70 000 étrangers » sur un sujet majeur, après en avoir averti le président du conseil ! Chez Air France, plusieurs administrateurs salariés ont un blog où ils rendent compte des séances. « J’évoque ce qui n’est plus confidentiel, en pesant chaque mot », précise Pascal Mathieu (CFE-CGC). En avril 2012, les six administrateurs salariés ont outrepassé l’injonction de confidentialité sur les difficultés financières de la compagnie en révélant dans un tract commun – une « première » – la gravité de la situation. « Après, c’est tout juste si nous n’avons pas eu les félicitations du conseil. Notre intervention a préparé les salariés », raconte Pascal Mathieu. Deux mois après, les 5 122 suppressions de postes de Transform 2015 étaient annoncées.

En quatorze ans, Louis Schweitzer a recensé deux dérapages : un administrateur salarié ayant diffusé un résultat financier à ses collègues une demi-heure avant sa publication et un autre ayant annoncé une fermeture d’usine huit jours avant l’information au CCE. Un cas d’école posant la question du lien entre l’administrateur salarié, qui a dû abandonner ses mandats, et son syndicat. « La schizophrénie de l’administrateur salarié sur le sujet des restructurations est le second argument des dirigeants pour refuser la représentation salariée dans les conseils », note Alain Champigneux, de l’IFA.

3. La formation

« Il est difficile d’accepter un Vilvoorde. Mais dès qu’un syndicaliste entre dans un conseil d’administration, il devient le représentant de la ressource “travail”, commente Pierre-Yves Gomez, directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE). À ce titre, il doit s’assurer de son bon usage et la défendre, même si cela implique une remise en cause de l’intérêt de certains travailleurs. Ce distinguo essentiel reste à faire en France, dans la plupart des syndicats comme au patronat. » Un quart des formations de l’IFGE est consacré à la réflexion sur les postures. Bonne nouvelle, la loi prend en compte le besoin de formation des administrateurs salariés du privé, jusqu’alors à la discrétion des entreprises et peu importante. Selon l’IFA, seuls 35 % d’entre eux ont reçu une formation ! Les syndicats les plus investis (CGT et CFE-CGC) rassemblent régulièrement leurs administrateurs pour échanger les bonnes pratiques.« La loi crée un régime à deux vitesses entre le privé et le public. Déjà limitative sur le nombre d’administrateurs salariés et le champ des entreprises, elle renvoie à des décrets d’application la détermination des conditions d’exercice des nouveaux administrateurs : la durée du crédit temps pour exercer leur mandat ou celle de leur formation », note Aline Conchon. Espérons qu’elles soient identiques à celles de la loi de 1983.

Jean-Louis Beffa Ancien P-DG de Saint-Gobain, coauteur avec Christophe Clerc des Chances d’une codétermination à la française (Centre Cournot, janvier 2013)
“Patronat et syndicats ont besoin d’une pédagogie réciproque”

Les dispositions sur la représentation salariée aux CA sont-elles trop restrictives ?

Elles reflètent le point d’équilibre trouvé lors de la négociation. Je suis favorable à une proportion plus élevée de représentants salariés, à hauteur d’un tiers d’un conseil de 12, se répartissant entre un cadre, deux non-cadres et un représentant syndical externe, désigné par la centrale du syndicat d’entreprise le plus représentatif. Les confédérations, qui sont coupées des réalités de l’entreprise, prendraient ainsi conscience des nécessités de gestion dans un contexte de mondialisation exacerbée. Cela faciliterait la naissance d’une culture du consensus. Imposer quatre représentants des salariés dans un conseil de 12 n’aurait pas été traumatisant.

Pourquoi ces réticences françaises ?

La codétermination n’est pas dans l’habitus des patrons français, qui défendent le plus souvent un capitalisme actionnarial. Ces réticences sont partagées pour d’autres raisons par certains syndicats comme FO. Patronat et syndicats ont besoin d’une pédagogie réciproque. Mais l’émergence d’une nouvelle culture prend du temps. En Allemagne, selon mes amis là-bas, il a fallu quinze ans à partir de l’entrée en vigueur du régime de participation salariée pour en sentir les effets.

Vit-on le début d’un changement ?

En France, le politique s’est substitué aux partenaires sociaux pour pousser l’idée de la codétermination. Elle a été portée, de longue date, par les gaullistes. Finalement, la gauche a ouvert la voie en 1983, avec la loi de démocratisation du secteur public. Le nouveau gouvernement étend les dispositions au secteur privé avec beaucoup de timidité. Car il reste largement, en particulier au ministère des Finances, sous l’influence des tenants d’un capitalisme anglo-saxon, accordant la primauté aux actionnaires, et non du capitalisme d’ayants droit que je défends. Pour pousser la codétermination, il faudrait un consensus centriste, une grande alliance entre la droite de la gauche et la gauche de la droite. On en est loin.

Qu’apportent les salariés dans les conseils ?

Les administrateurs salariés ne cessent de rappeler qu’il ne faut pas oublier le pays dans la prise de décisions. En Allemagne, ils collaborent à l’évolution stratégique, en approuvant les restructurations, à condition que l’entreprise soit à l’avant-garde technologique et qu’un tiers des emplois reste, à terme, sur le sol allemand. Si nous avions un tel pacte social, la France ne serait pas aussi désindustrialisée.

Propos recueillis par A. F.

Auteur

  • Anne Fairise