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Politique sociale

L’autre révolution cubaine

Politique sociale | publié le : 04.05.2013 | Hector Lemieux

Raul Castro oriente progressivement son pays vers un capitalisme qui ne dit pas son nom. Sur l’île, des petits entrepreneurs privés, presque prospères, côtoient des travailleurs de l’État aux salaires de misère.

Je n’ai pas été élu président pour restaurer le capitalisme à Cuba […]. J’ai été élu pour défendre, maintenir et continuer à perfectionner le socialisme, pas pour le détruire », a répété Raul Castro devant l’Assemblée nationale le jour de sa réélection le 24 février dernier. Des paroles auxquelles personne ne croit. Car chaque jour apporte son lot de réformes. Sous l’impulsion de Raul, au pouvoir depuis 2008, Cuba redécouvre, après plus d’un demi-siècle de communisme, une forme de capitalisme qui ne veut pas dire son nom. De 2008 à 2010, la transition a été à peine perceptible pour la majorité des habitants. Les Cubains ont obtenu le droit de posséder un téléphone portable et d’aller dans les hôtels réservés aux touristes, toutes choses qui leur étaient jusqu’alors interdites.

Tout a vraiment changé en 2010. Raul Castro a annoncé le licenciement progressif de 1 million de salariés de la fonction publique afin de réduire les dépenses. La décision était majeure dans ce pays où, même s’il faut prendre les statistiques avec précaution, les entreprises d’État emploient environ 80 % de la population active. En 2011 et 2012, les réformes se sont accélérées. Les Cubains ont pu faire ce qu’ils réclamaient depuis toujours : acheter et vendre une voiture et devenir propriétaires de leur maison. Les professionnels du bâtiment font des affaires en or… à l’échelle cubaine. Armando, ex-ouvrier d’une usine de ciment, s’est improvisé maçon. « C’est avec les Cubains de Miami qui veulent construire des maisons que je fais mes meilleures affaires. J’ai multiplié mon salaire par 10. Je gagne près de 150 CUC (pesos convertibles) par mois (115 euros). Je pourrais gagner plus, mais je ne trouve pas toujours les matériaux nécessaires », dit ce Havanais de 34 ans.

Des inégalités accentuées. Une telle ouverture était impensable il y a encore cinq ans. À la fin mars, la télévision a annoncé au journal de 20 heures que le pays compte désormais 400 000 travailleurs indépendants comme Armando, pour l’essentiel dans la restauration et les transports. D’anciens fonctionnaires, comme Julio Cesar, employé administratif dans un hôpital, sont devenus chauffeurs de bicitaxi (vélopousse). « Je n’avais pas le choix. Plusieurs dizaines de personnes ont été licenciées dans mon ex-hôpital. Aujourd’hui je gagne un peu plus, mais surtout je transpire beaucoup plus », dit Julio Cesar en riant. Raul Castro tente d’« actualiser le modèle économique cubain », selon l’expression consacrée, pour le rendre plus efficace. Le chef de l’État veut insuffler la notion de rentabilité dans les esprits. Une véritable révolution dans un pays où les mots productivité et marketing n’ont aucun sens pour les travailleurs. Le gouvernement met peu à peu en place les conditions législatives et sociales pour un capitalisme à la cubaine. « Il faut se méfier des modèles. La libéralisation de l’économie cubaine ne suit un modèle ni à la chinoise ni à la vietnamienne. Les Cubains empruntent un peu de tout », précise un économiste étranger en poste à La Havane.

La transition capitaliste, si elle est souvent saluée à l’étranger, notamment par Washington, est perçue différemment à Cuba. Raul a bousculé un système établi, mais il n’a pas toujours comblé le manque. Les réformes n’ont fait qu’accroître les inégalités. Il y a d’une part ceux qui gagnent : les nouveaux travailleurs indépendants, commerçants et artisans, et d’autre part ceux qui perdent : les employés du secteur public et les retraités.

Les petits entrepreneurs sont heureux de pouvoir devenir les nouveaux capitalistes rouges

Nomenklatura mise à part, la société cubaine était assez égalitaire jusqu’en 2010. Tous les travailleurs percevaient un salaire à peu près égal, de l’ordre d’une petite dizaine d’euros par mois. Comme ce n’était pas suffisant pour vivre, les Cubains amélioraient leur quotidien en pillant leur entreprise, dont ils revendaient la production au marché noir. Depuis les premières années de la Révolution, le gouvernement donne à chaque citoyen un carnet de rationnement (la libreta) couvrant le minimum des besoins alimentaires quotidiens. Raul Castro a réduit drastiquement la quantité des produits de la libreta et évoqué sa suppression. L’accès à de nombreux services de l’État, gratuits jusqu’ici, est restreint. La fonction publique, que Raul Castro dégraisse en licenciant toujours plus de fonctionnaires sans que l’on sache exactement combien, est à la dérive.

Malgré tous ses défauts, les Cubains se sont toujours raccrochés à l’État pour survivre. L’équilibre est aujourd’hui rompu. « Mon salaire n’a jamais augmenté, il est toujours de 12 CUC par mois, et comme il y a de moins en moins de produits sur la libreta, j’ai de moins en moins à manger », explique Maria, 60 ans, professeure de mathématiques. Sa fille, Yanitza, chef de la comptabilité d’un hôpital de La Havane, s’indigne : « Nos salaires n’augmentent pas. La libreta diminue. Pire, Raul a trouvé une nouvelle façon de remplir les caisses de l’État sur notre dos. Depuis deux ans, le ministère de la Santé envoie des inspecteurs dans les entreprises. Ils sont là pour distribuer des sanctions. Si un employé fait mal sa tâche, il reçoit une amende, et moi aussi pour ne pas avoir vérifié son travail. »

Le raulisme a ravivé la nostalgie du capitalisme d’avant 1959. « Mes parents allaient faire leurs courses à Miami. Nous avions toujours de quoi bien manger et nous n’étions qu’une famille de la classe moyenne », se remémore Maria. Dans peu de temps, l’enseignante fera valoir ses droits à la retraite et à une pension de 9 euros par mois. « Je vais devoir continuer à travailler, après plus de trente-cinq ans de carrière », déplore-t-elle. Les commerçants, les petits entrepreneurs et tout ce que Cuba compte de bricoleurs à leur compte sont, eux, heureux de pouvoir devenir les nouveaux capitalistes rouges. Le week-end, les petits hôtels des plages de l’est de La Havane se remplissent de ces petits patrons qui viennent en famille, ou avec leurs maîtresses, profiter de leur récente richesse.

S’ils semblent mineurs vus de l’étranger, les changements sont sensibles. La nomination, comme premier vice-président, de Miguel Diaz-Canel Bermudez, 52 ans, marque une rupture. Désormais numéro deux du régime, cet ingénieur électricien représente la « jeunesse » de l’équipe dirigeante, avec des réformateurs comme Marino Murillo, 52 ans, chargé par Raul Castro de mener les réformes économiques. Mais la vieille garde est encore très puissante. La dissidence, elle, est divisée en centaines de mouvements inconnus de la population. Si la transition ne doit donc pas s’effectuer trop vite pour éviter le chaos, tout dépendra de la capacité de Raul à gérer l’énorme défi des déséquilibres sociaux grandissants.

Les autorités veulent éviter une fuite des cerveaux

Les Cubains n’ont plus à passer par un processus long et coûteux pour obtenir le droit de voyager. Leur passeport suffit, ainsi qu’un visa, délivré par le pays souhaité. Les autorités ont supprimé l’autorisation de sortie du territoire ainsi que la carte d’invitation (remplie par un étranger), nécessaires jusqu’en janvier, pour pouvoir se rendre à l’extérieur du pays. C’était l’une des principales revendications de la population. La décision des autorités cubaines est pragmatique. Avec le tourisme, les remesas (envois d’argent de l’étranger aux familles) sont la principale source de revenus. L’émigration massive pourrait contribuer à remplir les caisses de l’État. Selon les autorités, la fin des autorisations de sortie du territoire n’a pas provoqué un exode. Les Cubains se heurtent à la délivrance de visas. « Nous ne délivrerons pas de visas à des Cubaines de 25 ans qui veulent rejoindre leur fiancé étranger de 70 ans ! » confiait récemment un diplomate occidental. De plus, La Havane a fixé le prix des passeports à 80 euros, soit dix mois d’un salaire moyen. Fidelito, remplisseur de briquets, rêve d’ailleurs. « Je veux partir. Peu importe le pays, mais les formalités coûtent trop cher. » Enfin, les autorités ont toujours la possibilité de refuser la délivrance d’un passeport pour des raisons politiques, mais aussi pour éviter la fuite des cerveaux. Marisbel, médecin, s’emporte : « Non seulement je ne gagne que 20 CUC par mois, mais je n’aurai jamais le droit de partir. J’envisage de démissionner. » Les États-Unis, qui n’ont de cesse de dénoncer Cuba et qui ont mis en place depuis des décennies des mesures pour faciliter l’immigration des Cubains, s’inquiètent de ces nouvelles mesures. À tel point que Washington envisage de revoir les facilités d’immigration accordées aux Cubains.

Auteur

  • Hector Lemieux