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Vie des entreprises

Mestrallet tente de bâtir une culture Suez-Lyonnaise

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.09.2000 | Jacques Trentesaux

Depuis la fusion qui a donné naissance à Suez-Lyonnaise des eaux, son P-DG s'efforce de gérer en douceur la montée en puissance de ce géant des services. Pour doter les 220 000 salariés du groupe d'une maison commune, il s'appuie sur des valeurs partagées, le dialogue social et l'actionnariat salarié.

À bien des égards, Gérard Mestrallet fait figure d'anti-Messier. Aussi discret que le P-DG de Vivendi est flamboyant, collégial alors que Jean-Marie Messier passe pour un patron autoritaire, élancé tandis que J2M affiche une certaine rondeur. Et pourtant, l'un et l'autre appartiennent à la même génération (51 ans pour Mestrallet, 44 pour Messier), ont fréquenté l'X et goûté les charmes des cabinets ministériels, le premier auprès de Jacques Delors, le second au service d'Édouard Balladur. Ces managers, passés maîtres dans l'art de la finance, pour l'un chez Suez, pour l'autre chez Lazard, dirigent tous deux un groupe de services aux collectivités et de communication dont ils ne cessent de faire et de refaire les contours.

Depuis la fusion entre la légendaire Compagnie financière de Suez et la vénérable Lyonnaise des eaux en juin 1997, Gérard Mestrallet élague, organise, clarifie ce mastodonte fort de 220 000 salariés, implanté dans 120 pays. Le mariage de ces deux centenaires aux cultures fort éloignées avec l'objectif de bâtir l'un des leaders mondiaux des services de proximité dans l'énergie, l'eau, la propreté et la communication semble un pari un peu fou. D'autant que ces bouleversements doivent emporter l'adhésion de salariés déboussolés. « Nous devons faire en sorte que la mutation considérable du groupe soit acceptée et reconnue de tous, en préservant un climat social de respect et d'écoute », résume Philippe Brongniart, vice-président du directoire chargé des ressources humaines de Suez-Lyonnaise des eaux. Pour Gérard Mestrallet, tout l'enjeu consiste à assurer la cohésion sociale d'une entreprise qui ressemble actuellement à une « confédération de groupes ».

1 DES VALEURS POUR FONDER UN ESPRIT DE GROUPE

« Il n'y a pas de position durable de leader sans valeurs, sans vision partagée. » La phrase revient comme une ritournelle dans la bouche du président de Suez-Lyonnaise des eaux. Pour définir ces valeurs, le groupe s'est fendu d'une multitude de textes, consignés dans cinq « petits livres jaunes ». Omniprésentes, les six grandes valeurs de Suez (professionnalisme, partenariat, esprit d'équipe, création de valeur, respect de l'environnement et éthique) trônent dans le hall d'entrée du siège historique de la rue d'Astorg, où fut administré le canal de Suez durant près de cinquante ans.

Dans le droit fil de ces valeurs, Suez-Lyonnaise a élaboré avec les partenaires sociaux une charte internationale comportant des engagements en faveur de l'égalité des chances, de la lutte contre l'exclusion ou du dialogue social. Le groupe a aussi créé un Observatoire social international qui réunit chefs d'entreprise, hommes politiques et syndicalistes. « La force du groupe, ce sont ses métiers. L'élément de cohérence, ce sont ses valeurs. Un groupe de ce type a besoin de valeurs communes pour assurer une visibilité interne et externe », analyse le consultant et ancien numéro un de la CFDT Jean Kaspar, l'une des chevilles ouvrières de l'Observatoire.

« Les textes sont faciles à signer mais difficiles à appliquer », nuance Jean-Louis Bouquet, délégué CFDT de la Lyonnaise des eaux, qui déplore que la charte sociale n'ait pas encore été distribuée à tous les salariés, même en France. À l'évidence, le travail sur les valeurs vise à donner des repères aux salariés. Car la vague de restructurations « suscite un sentiment mêlé de fascination et d'inquiétude », reconnaît le DRH du groupe, Dominique Fortin. « On navigue par temps de brouillard. Les cadres doutent, et quand ils doutent, ils perdent 20 % de leurs forces vives. Si ce n'est 40 % », estime René Debruyne, délégué CGC de la filiale énergétique Elyo. Le pôle eau, en particulier, subit un traumatisme après son détachement de la holding Lyonnaise des eaux. « Nous vivons la filialisation de l'eau comme une trahison. D'une position de maison mère, nous allons passer à celle de filiale de filiale », déplore Fabrice Amathieu, délégué CGC.

Pour renforcer la cohésion du groupe, Gérard Mestrallet utilise des leviers plus classiques. Le patron de Suez ne manque aucune édition du Raid, grand rendez-vous sportif de l'entreprise. En 1999, la manifestation a battu ses records d'affluence avec 128 équipes participantes et 13 pays représentés. En juin, trois ans après la fusion, Suez-Lyonnaise a lancé sa première grande campagne publicitaire à l'échelle du groupe. Enfin, un changement de nom est prévu, « pour bientôt ».

Le président de Suez-Lyonnaise croit aussi aux vertus de l'exemple. C'est pourquoi il porte beaucoup de soin à la gestion des 350 salariés du siège de la rue d'Astorg. Pour anticiper et préparer les 35 heures, une commission s'est réunie une fois par mois pendant un an en présence de l'ensemble des délégués syndicaux. Proche de ses collaborateurs et réputé accessible, le patron de Suez réunit régulièrement l'ensemble du personnel dans la vaste salle du musée Ferdinand-de-Lesseps pour l'informer des décisions importantes. De même, tous les salariés – du coursier au membre du directoire – sont conviés au Pavillon Gabriel pour la présentation des résultats. « Grâce au style Mestrallet, on continue un peu de se sentir dans une famille », assure Dominique Fortin.

2 UN DIALOGUE SOCIAL OUVERT MAIS PRUDENT

Reste qu'à Bruges, en novembre 1999, l'ensemble des représentants des salariés a claqué la porte de l'Instance européenne de dialogue, l'équivalent du comité de groupe européen hérité de la Lyonnaise. Un fait inhabituel dans un groupe qui n'a jamais connu de conflits sociaux majeurs. Explication : après le départ de Gérard Mestrallet victime d'un agenda surchargé et en l'absence de tout autre membre du directoire, les élus du personnel ont préféré quitter la réunion. Au sein du groupe, le dialogue entre direction et partenaires sociaux reste prudent. « Nous sommes encore loin d'un dialogue qui porterait sur les stratégies économiques », soutient un bon observateur de l'entreprise.

Au niveau central, la direction donne toutefois des gages de bonne volonté. Elle a, par exemple, permis l'aboutissement de la charte sociale internationale, née d'une volonté syndicale. Chaque accord signé est assorti d'un comité de suivi. Enfin, depuis l'arrivée de Gérard Mestrallet, le comité de groupe tient deux réunions annuelles, dont l'une consacrée exclusivement aux questions sociales. Tout en haut de la pyramide, l'Instance européenne de dialogue, après quatre ans de rodage, a pris une nouvelle dimension lors de son renouvellement, en avril 2000. Elle réunit désormais 37 membres, dont 11 Français. Un avenant signé fin 1999 prévoit le renforcement de ses moyens par un équipement informatique complet, un intranet et la mise à disposition d'une secrétaire. Mais il reste lettre morte, dans l'attente du prochain déménagement du siège, rue de la Ville-l'Évêque, à Paris, prévu pour la fin de l'année. Une charte de communication sociale, préparée par la directrice des relations sociales, Muriel Morin, devrait enfin encadrer l'utilisation par les syndicats des nouveaux outils d'information. « La direction veut bien donner un peu, mais pas trop. Elle a peur que l'Instance européenne de dialogue ne devienne un lieu de revendication », estime Bernard Larribaud, son secrétaire.

Ces retards révèlent l'inadaptation des instances de dialogue à un groupe de cette dimension. Dès qu'on se rapproche du terrain, les structures sont très hétérogènes. En France, à l'exception du pôle de l'eau, la règle du « diviser pour régner » semble dominer. La multiplication de filiales d'exploitation régionales (chez Novergie, Elyo, Sita, etc.) n'est pas compensée par l'existence d'instances de représentation, de type comité central d'entreprise ou comité de groupe. « Nous avons tous les mêmes revendications, mais aucune structure commune. On aimerait bien se retrouver autour d'une même table », plaide Yvon Le Gouarder, délégué CGT de Novergie Ouest.

Ces carences nuisent à la remontée des problèmes et entraînent des situations ubuesques. Lors de la cession d'ETPM, filiale du groupe GTM spécialisée dans les travaux pétroliers maritimes, « aucun représentant des salariés de GTM n'a pu donner son avis », déplore Daniel Muller, délégué CFTC de Dumez-GTM. « Nous ne disposons d'aucune structure officielle pour voir notre patron, Jean-Louis Brault. Et nous ne connaissons pas la situation des autres sociétés du groupe GTM. »

3 UN SOIN PARTICULIER PORTÉ À L'EMPLOI ET À L'INSERTION

Sur les 35 heures, Gérard Mestrallet a joué la carte du pragmatisme. « À l'été 1998, il nous a demandé de transformer une contrainte en opportunité », se souvient Laurence Bouqueau Durupt. Avec, pour axes de travail, « le respect de l'autonomie des pôles », une « négociation menée au plus près du terrain » et une vive incitation à « retravailler les organisations ». À la mi-juin 2000, près des deux tiers des 75 000 salariés français de Suez étaient passés aux 35 heures dans des conditions variables. La forte croissance du pôle énergie a permis la signature d'accords offensifs, créateurs d'emplois, préservant les salaires, et de ce fait parfois signés par la CGT, comme à Novergie. La situation a été plus délicate dans la propreté, secteur affecté par de nombreux conflits à Dijon, Beauvais, Bordeaux ou en région parisienne. « Avec l'annualisation du temps de travail et la fin des heures supplémentaires, les 35 heures équivalent à une perte mensuelle de 1 000 à 1 200 francs pour des conducteurs de camions d'ordures ménagères dont le salaire de base n'est que de 5 500 francs net », assure Martine Huet, déléguée CFDT de Surca à Pessac.

Pour le pôle eau, les 35 heures sont survenues dans un contexte tendu. En juillet 1998, la direction a dénoncé 6 des 52 articles d'un accord d'entreprise ancré sur le statut d'EDF. Celui-ci assurait de confortables avantages sociaux aux salariés de la Lyonnaise, tels un calcul journalier des heures supplémentaires et des majorations horaires de 300 % pour le travail du dimanche. Malgré quelques jours de grève fortement suivis et une guérilla juridique intense, ce passage en force a réussi.

Sur les questions sociales, le groupe souffle le chaud et le froid. Il n'hésite pas à remettre en cause les avantages sociaux des salariés de l'eau ou de l'énergie, favorisés par rapport à leurs collègues de la propreté ou de la construction. De même, contrairement à son concurrent Vivendi, Suez-Lyonnaise a traîné les pieds pour élaborer une convention collective nationale de l'eau, attendue depuis des années. Enfin, il multiplie les externalisations des tâches les moins qualifiées, en particulier dans le BTP.

En revanche, Suez a donné depuis la fusion une priorité absolue aux reclassements internes. Il soigne aussi ses plans sociaux, comme ceux en cours chez Degrémont et à la Lyonnaise Câble – rebaptisée Noos – l'attestent. Tous deux prévoient de solides mesures d'accompagnement (trois offres d'emploi par salarié, des primes de départ de 50 000 à 180 000 francs, des dispositifs de préretraite attractifs, etc.) et les licenciements secs sont limités au minimum. « Suez-Lyonnaise ne rencontre pas de problèmes d'emploi majeurs. Il a en outre les moyens de soigner son image », relativise-t-on côté syndical. Chez Noos, le plan social est néanmoins attaqué par la CGT qui en conteste le motif économique au regard de la santé du secteur des télécoms.

Dernier cheval de bataille de Suez-Lyonnaise, l'engagement en faveur des jeunes. Gérard Mestrallet a poursuivi cette croisade lancée par Jérôme Monod en 1994. Le 15 juin dernier, le groupe signait sa 17e convention d'insertion avec les partenaires de l'emploi et les collectivités locales à Clermont-Ferrand. La méthodologie employée, qui repose sur un tutorat social et professionnel, a fait ses preuves. Mais le nombre de jeunes concernés – à peine 200 depuis 1994 – est plus que modeste au regard des 75 000 salariés français du groupe.

4 UNE POLITIQUE DE MOBILITÉ ET DE BRASSAGE DES CADRES

Le développement de la mobilité interne des cadres constitue un chantier majeur du groupe. L'objectif est de favoriser « la diffusion d'un état d'esprit commun et d'un comportement d'ouverture aux autres cultures du groupe ». La jeunesse de ce dernier et la prégnance des cultures d'entreprise expliquent en partie pourquoi ce programme a été engagé avec retard. Jobs News, la bourse d'emplois interne, commence à peine à recevoir les offres du géant belge de l'électricité Tractebel, qui jusqu'alors faisait bande à part.

Les efforts se concentrent sur les 18 000 cadres du groupe et, à l'intérieur de cette population, sur les 500 cadres dirigeants et les 1 000 cadres à haut potentiel. Suez-Lyonnaise finalise la première étape : l'identification des personnes et des compétences. Reste ensuite à gérer les parcours et à équilibrer les formations. Pour y parvenir, un référentiel de compétences commun aux 500 cadres dirigeants, articulé autour de la définition de 26 emplois repères, a été bâti. « Nous avions un très bon terreau, mais nous n'avions encore pas d'outil structuré », dit Marie-Pierre Hulot, responsable de ce chantier.

Parallèlement, Suez-Lyonnaise des eaux a lancé un ambitieux projet d'université. Dotée d'une équipe de sept permanents et d'un budget annuel de 30 à 40 millions de francs, la Suez-Lyonnaise University a été inaugurée officiellement le 26 avril 2000. Cette structure développe une approche originale « d'autofabrication de programmes ». Réunis par petits groupes, 250 cadres dirigeants de l'entreprise ont été invités à jeter les bases des futures formations. « Notre idée est que les compétences s'acquièrent aussi comme on respire, qu'il n'y a pas que les profs qui détiennent le savoir », résume Nadine Lemaître, directrice de l'université, qui défend le concept d'« organisation apprenante ». À terme, 2 000 à 3 000 cadres devraient passer chaque année par l'université.

Le brassage des équipes repose également sur l'organisation de conventions pour les cadres dirigeants. La première depuis la fusion se déroulera début 2001 à Paris. En dépit de ses ambitions mondiales, Suez-Lyonnaise des eaux demeure largement européen, voire franco-belge. Son directoire est d'ailleurs composé de cinq Français et d'un Belge. Et il a fallu attendre juin 2000 pour qu'un séminaire d'accueil pour cadres se déroule hors de l'Hexagone !

5 L'ACTIONNARIAT SALARIÉ POUR RENFORCER LA COHÉSION

Fervent partisan de l'actionnariat salarié, Gérard Mestrallet s'est employé à moderniser les pratiques de rémunération dès son arrivée. Le bras armé de cette politique s'appelle Spring. Lancé en 1999, ce plan d'actionnariat salarié international est assorti d'un effet de levier qui permet de toucher sans risque jusqu'à neuf fois sa mise initiale. « Dans l'esprit de Gérard Mestrallet, il s'agit d'une innovation financière au service d'une politique sociale », insiste Dominique Fortin. Avec pour objectif de « prévenir le risque de dilution du sentiment d'appartenance ». Malgré le court délai de mise en place, Spring a recueilli l'adhésion de 33 500 salariés, ce qui devrait permettre de doubler le pourcentage de participation des salariés dans le capital (1,4 % seulement début 1999). En septembre 2000, un deuxième plan sera lancé dans 25 pays au lieu de neuf et englobera Tractebel. L'ambition de Suez-Lyonnaise est de hisser à 5 % la part du capital détenu par les salariés.

Artisan de la première loi sur les stock-options au sein du cabinet de Jacques Delors entre 1982 et 1984, Gérard Mestrallet est convaincu de l'utilité de ce mode de rémunération. Sous sa houlette, un million d'actions nouvelles ont été distribuées chaque année, ce qui porte le nombre de détenteurs de stock-options à 1 200. Désormais, les cadres à haut potentiel en bénéficient aussi. Défenseur du gouvernement d'entreprise et de règles du jeu claires, il a fait voter la suppression du principe de décote pour les stock-options ainsi que la possibilité de procéder à des augmentations de capital en cas d'OPA hostile. À la même époque, Vivendi effectuait le choix inverse.

Son aisance dans les techniques financières ne suscite pas que de l'admiration. « Avec Mestrallet, la finance a pris le pouvoir », assène Fabrice Amathieu, de la CGC. Si personne ne conteste ses qualités d'écoute et un discours « socialement correct », les attentes des salariés ne sont pas totalement comblées. À l'inverse de celles des actionnaires, qui sont particulièrement bichonnés. La preuve ? Deux sites Internet leur sont dévolus. Et le groupe leur propose même des formations gratuites sur la Bourse, l'euro et Internet !

Entretien avec Gérard Mestrallet
« Les salariés gagneront davantage avec le partage de la valeur de l'activité qu'avec les salaires »

Génération Delors. Telle est la principale filiation que revendique Gérard Mestrallet. Cet X-ENA de 51 ans n'oublie pas, en effet, qu'avant d'embrasser une brillante carrière dans l'entreprise, il a été formé par l'ancien président de la Commission européenne au ministère de l'Économie et des Finances. Européen convaincu, fervent défenseur des valeurs de son groupe, ce patron de sensibilité de gauche applique les préceptes deloriens chez Suez-Lyonnaise des eaux en développant l'actionnariat salarié.

Une bonne façon pour cevirtuose des opérations financières de fédérer les 220 000 salariés issus du rapprochement entre Suez et la Lyonnaise des eaux.

Depuis sa création, en juin 1997, le groupe Suez-Lyonnaise ne cesse de se métamorphoser. Comment avez-vous accompagné socialement ces restructurations ?

Mon souci a été de piloter la transformation de l'entreprise avec l'adhésion des équipes et le maintien de la cohésion sociale. En rapprochant Suez, la Lyonnaise des eaux et la Société générale de Belgique, nous avons marié trois groupes diversifiés et centenaires. Il fallait donc définir, à côté de notre nouveau positionnement industriel et financier, la particularité de notre entreprise au-delà de ses métiers, de son chiffre d'affaires, de ses performances. L'un des premiers chantiers, mené entre fin 1997 et fin 1998, fut celui des valeurs. Il y a eu des forums, des discussions, des questionnaires, des sondages afin de sélectionner nos valeurs. Celles-ci ont ensuite été déclinées avec la charte sociale, la charte d'éthique et la charte de l'environnement… L'entreprise a tellement changé qu'il était important de disposer de ces repères. Un groupe comme Suez-Lyonnaise doit disposer de ciments transversaux. Les valeurs en sont l'un des plus importants, avec l'actionnariat des salariés.

Lorsque vous remportez une concession d'eau dans des pays comme le Brésil, ressentez-vous le besoin d'assurer un minimum social à vos salariés ?

Oui, mais on ne cherche pas à appliquer le droit du travail français aux Brésiliens. Ce que nous avons voulu déterminer avec les partenaires sociaux, c'est un cadre général de principes. Nous ne prétendons pas garantir l'emploi à tous dans tous les pays où nous sommes implantés. En revanche, nous disons que, partout dans le monde, nous souhaitons que les sociétés du groupe respectent des grands principes, notamment en matière de dialogue social.

Les instances de dialogue social vous semblent-elles adaptées à un groupe de votre taille ?

Ces instances sont adaptées aux cadres français ; il y a aussi un cadre juridique pour la dimension européenne. En revanche, il n'existe pas de structures légales qui s'imposent à l'échelle mondiale. Nous avons amorcé un début de solution avec l'Observatoire social international. Cet observatoire n'est pas une instance de négociation mais de réflexion qui réunit notamment des syndicalistes européens et internationaux. C'est dans ce cadre-là, élargi, que l'on veut engager la réflexion sur ce que serait une bonne instance de dialogue au-delà de l'Instance européenne. Nous avons aussi décidé de faire de l'Observatoire social international, qui était une instance propre à Suez, une association ouverte à la fois à d'autres entreprises et à des personnes physiques.

Vous êtes un partisan de l'actionnariat salarié. Est-il foncièrement juste de lier le montant de la rémunération aux résultats de l'entreprise ?

Oui, je le crois profondément. L'actionnariat salarié est juste et puissant et c'est un ciment pour l'entreprise. De nos jours, les capitalisations boursières croissent beaucoup plus que les salaires. Si l'action syndicale se focalise sur la défense exclusive des salaires, au bout du compte, les salariés pourront peut-être gagner un peu sur les salaires, mais pas autant qu'avec le partage de la valeur cumulée par l'activité d'entreprise.

Les stock-options sont-elles un bon mécanisme de rémunération au mérite ?

Je le crois d'autant plus que je suis à l'origine de l'introduction des stock-options en France en 1984, alors que j'appartenais au cabinet de Jacques Delors. Au sein de Suez-Lyonnaise, nous avons pris le parti d'une distribution relativement large. Nous avons eu 1 200 bénéficiaires en 1999. Parmi eux, il y a bien entendu les cadres dirigeants, mais aussi des salariés de niveaux hiérarchiques qui ont participé à des opérations exceptionnelles durant l'année écoulée. Mais il n'y a pas d'abonnement aux stock-options : personne n'est sûr d'en bénéficier d'une année à l'autre. Par ailleurs, j'ai été surpris par le débat récent sur la fiscalité des stock-options en France. On a eu l'impression que la gauche était réticente à l'égard des stock-options alors qu'à la mi-juillet 1984 le texte présenté par Jacques Delors a été voté à l'unanimité au Parlement. Du coup, notre système n'est plus compétitif par rapport aux autres pays européens.

Pensez-vous que la France ait besoin de compléter son arsenal législatif en matière d'épargne salariale ?

Absolument. Je considère depuis longtemps qu'il faut permettre aux salariés de se servir de l'actionnariat salarié pour se constituer une épargne-retraite. Le problème est qu'il existe un fossé idéologique en France sur la question des fonds de pension. Lorsqu'on aura compris que ce système ne mettra pas en péril celui des retraites par répartition, nous y arriverons. Il doit s'y ajouter, non s'y substituer.

Vous avez récemment déclaré qu'« il existe une différence de perception entre le temps des marchés et le temps industriel ». Cela pose-t-il un problème à un industriel comme vous ?

Non. Cela veut dire qu'il faut convenablement expliquer aux marchés en quoi on peut créer de la valeur. Lorsque nous avons lancé la fusion Suez-Lyonnaise des eaux, il fallait convaincre tous les actionnaires et cela a duré un certain temps. Nous avons choisi de nous fixer des objectifs de stratégie, de croissance, de rentabilité à cinq ans sans donner de prévisions immédiates, ce qui ne nous a pas empêchés de surperformer le marché en 1997 et en 1998.

Mais pas en 1999…

Le marché s'est focalisé sur les nouvelles technologies. Le déclencheur a été l'acquisition d'Orange par Mannesman. Sans discernement, le marché n'a pas vu que nous avions une activité dans la communication, qui ne représentait certes que 1 ou 2 % du chiffre d'affaires mais 15 % de notre résultat. Nous avons donc tranquillement expliqué notre stratégie dans la communication et le marché a corrigé le tir depuis.

Vous restez donc confiant dans la rationalité des marchés ?

Oui. Il peut y avoir temporairement une exubérance excessive. Mais je crois qu'il est possible de construire un projet industriel dans la durée avec les salariés et de l'expliquer aux marchés financiers. Cela suppose simplement beaucoup de pédagogie, de transparence et de clarté.

Comment analysez-vous l'émergence de la nouvelle économie ? S'agit-il d'un phénomène médiatique ou d'un changement profond ?

La seule chose qui ait flambé sont les valeurs boursières. Sinon, les nouvelles technologies sont en train de transformer de façon extrêmement rapide l'ensemble de notre façon de travailler, la manière dont nous vivons chez nous… Nos métiers, quels qu'ils soient, vont être complètement transformés. Dans notre futur nouveau siège, nous aurons la possibilité d'être en contact avec tous, de travailler en réseau. Les compétences ainsi que les solutions seront partagées de manière plus directe.

Ce qui équivaut à l'explosion de la notion de temps de travail. D'où de vrais problèmes de comptabilisation…

Bien sûr. Un cadre trop rigide ne sera pas efficient.

Comment s'est comporté votre groupe vis-à-vis de la réduction du temps de travail ?

Nous avons été légitimistes. Une fois la loi votée, nous avons décidé de demander à chaque responsable de prendre ses responsabilités dans l'intérêt de son unité. À ce jour, nous avons signé une centaine d'accords sur les 35 heures qui couvrent à peu près 60 % des effectifs du groupe.

Que pensez-vous de la refondation sociale engagée par le Medef avec les organisations syndicales ?

Je trouve assez normale l'évolution qui réduit la présence de l'État dans la vie économique et sociale. Si refondation veut dire réactivation du dialogue, de la négociation directe entre partenaires sociaux, c'est un bien. La refondation sociale va aussi conduire les syndicats à mieux assumer leurs responsabilités. Si les partenaires sociaux pensent aller plus loin ensemble, sans intervention de l'État, je m'en réjouirai.

Propos recueillis par Jean-Paul Coulange et Jacques Trentesaux.

Auteur

  • Jacques Trentesaux