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Enquête

Automobile : l’Europe du dumping social

Enquête | publié le : 02.02.2013 | Anne Fairise

Face à la crise du marché, les constructeurs automobiles jouent la flexibilité des salaires et des horaires contre le maintien de l’emploi. Une voie qui met les salariés européens en concurrence.

Aucun répit pour les salariés français de l’automobile ! Après le « séisme PSA » qui a engagé mi-2012 un plan de suppression de 11 200 postes d’ici à mi-2014 – 10 % des effectifs ! – et entériné la fermeture du site d’Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, c’est au tour de Renault d’exiger des sacrifices de ses 45 000 ouvriers, techniciens et chercheurs. Le groupe dirigé par Carlos Ghosn, qui brandit une menace de fermeture d’usine(s), est entré dans le vif du sujet en janvier.

À la révision des conditions de transfert intersites et à la mutualisation des fonctions support évoquées à l’automne, il a ajouté une autre proposition : augmenter de « 6,5 % en moyenne » le temps de travail effectif sur les sites de production, à 1 605 heures annuelles. L’occasion pour Gérard Leclerq, le Monsieur Compétitivité de Renault, de dévoiler une contrepartie possible à « l’obtention d’un accord global suffisamment ambitieux » qu’il espère mi-février : ce sera la fabrication de voitures « des partenaires » Nissan ou Mercedes par les sites sous-utilisés et une suppression de postes limitée à 7 500 (17 % des effectifs).

L’issue des négociations, on peut le parier, sera suivie chez Sevelnord, filiale de PSA près de Valenciennes (Nord), où les 2 700 salariés vivent depuis janvier une flexibilité accrue des horaires en échange d’un maintien de l’emploi pendant deux ans. Ou chez les équipementiers Faurecia (Nièvre), Sofedit (Nord), Plastic Omnium (Ardèche) ou Magneti Marelli (Vienne), déjà signataires d’accords compétitivité-emploi entérinant modération salariale ou baisse du nombre de RTT. Parfois sans contrepartie, comme chez Sofedit dans l’Orne. Les personnels contraints au chômage partiel de longue durée seront tout aussi attentifs. Tels les 1 500 salariés de Jtekt à Irigny (Rhône), spécialistes des directions assistées pour PSA et Renault, qui lèvent le pied deux à cinq jours par mois depuis novembre. À coup sûr, ces né gociations feront des envieux chez les victimes de la crise. Les 243 Visteon France, par exemple, qui concevaient hier des panneaux de porte pour Renault ou PSA, dont les postes sont supprimés à Lille (Nord). L’automobile tourne au ralenti, en tête des secteurs giflés par la récession. En 2012, 1,6 million de véhicules sont sortis des usines tricolores. C’est autant qu’en 2009, première année de crise, deux fois moins qu’en 2003, quand la France était exportatrice nette dans l’automobile. Selon le cabinet de conseil Roland Berger, le taux d’utilisation des usines tricolores frisait à peine les 57 % au premier semestre. Entre crise et contrecoup de la fin de la prime à la casse, les ventes de voitures neuves dégringolent dans l’Hexagone (– 13,9 % en 2012). Nos constructeurs subissent la baisse de plein fouet, avec leurs gammes destinées aux classes moyennes. Au marasme français s’ajoute celui du reste de l’Europe, où PSA réalise 60 % de ses ventes et Renault, la moitié.

Mais les constructeurs ont aussi leur part de responsabilité. En faisant le choix dans les années 2000 de fabriquer dans des pays à bas coûts, ils ont engagé une baisse structurelle de la production française. Surtout Renault, le plus mondialisé des deux. « En 2010, les zones France et Europe de l’Ouest étaient utilisées à 60 % des capacités quand les zones Euromed et Asie l’étaient à 120 % », souligne la CFDT Renault, qui a analysé la stratégie de la firme (voir Renault en danger !, éd. L’Harmattan, 2012). C’est toute l’ambiguïté de la négociation engagée par l’ex-Régie qui met en concurrence ses salariés européens. Voilà les Français confrontés aux Britanniques de Nissan Sunderland, qui produisent presque autant que les cinq usines tricolores ! « Notre idée est de comparer les performances dans des modèles sociaux comparables. Mais la totalité de l’écart de compétitivité ne doit pas être comblée », tempérait Jean Agulhon, DRH France.

Les constructeurs ont aussi leur part de responsabilité : en faisant le choix dans les années 2000 de fabriquer dans des pays à bas coûts, ils ont engagé une baisse structurelle de la production française. Surtout Renault, le plus mondialisé des deux

Mise en concurrence. Selon le constructeur, un salarié en CDI de Flins ou Sandouville coûte 50 000 euros annuels pour moins de 1 600 heures travaillées par an, contre 36 000 euros pour un Espagnol de Palencia à pied d’œuvre 1 550 heures, 20 000 euros pour un Slovène de Novo Mesto (1 660 heures) et moins de 15 000 euros pour un Turc carburant à Bursa à 2 050 heures ! Des données à manier avec précaution : « Moins un site a de volume à fabriquer, plus ses indicateurs de compétitivité sont dégradés », souffle un économiste.

N’empêche. La mise en concurrence a fait effet auprès des Français. Surtout quand les Espagnols et les Italiens, confrontés à l’explosion du chômage accompagnant le recul de leur économie, revoient sans mot dire leurs conditions d’emploi pour obtenir des fabrications (voir pages 18 à 20). « Dès l’ouverture des négociations, les collègues espagnols ont été comparés aux Turcs », déplore Éric Vidal, chargé de l’automobile à la fédération CFE-CGC. Et les mauvaises perspectives françaises pèsent. Le Comité des constructeurs français de l’automobile (CCFA) promet un marché moribond en 2013. L’observatoire de l’UIMM a déjà noirci son pronostic de saignées dans la branche : entre 42 600 et 47 500 emplois d’ici à 2020, selon une étude Bipe-Ambroise Bouteille. Les craintes se portent sur le tissu de fournisseurs, nombreux à travailler pour un PSA vacillant qui a brûlé 200 millions de trésorerie par mois en 2012. « Un emploi en moins chez les constructeurs, c’est trois ou quatre détruits chez les fournisseurs », alertait à l’automne Bernard Thibault.

Depuis le « séisme PSA », le gouvernement n’a pas mégoté, malgré les contraintes budgétaires, sur son soutien à la filière, qui assure un emploi à 9 % de la popu lation active selon le CCFA. Mais pas de prime à la casse ni de prêt d’État aux constructeurs, comme en 2008 (contre lesquels ils s’étaient engagés à ne pas fermer d’usine). Pour relancer les ventes, le gouvernement mise sur la voiture « verte et populaire » – hybrides diesel de PSA et véhicules électriques de Renault – et plaide pour une montée en gamme des constructeurs. Une erreur selon Bernard Jullien, directeur du centre de recherche Gerpisa : « La France ne retrouvera pas les mêmes volumes avec les modèles haut de gamme. Il n’y a pas de place pour deux Allemagne en Europe. » Autre mesure phare : le crédit d’impôt de 20 milliards d’euros aux entreprises du pacte de compétitivité Ayrault, pour lequel l’UIMM a beaucoup bataillé.

Aussi structurante est la Charte automobile 2012-2015 (60 millions d’euros, dont un tiers de l’État), moins dotée qu’en 2008, mais signée par la CGT. L’objectif reste inchangé : déterminer les compétences de demain et adapter les entreprises aux mutations du secteur, après élaboration d’un diagnostic partagé au sein de la filière tout entière réunie avec l’État et les syndicats. Des constructeurs… aux entreprises de services de l’automobile ! De quoi sécuriser les emplois ? L’objectif reste entier, la Charte signée en 2008 ayant fait… flop : un tiers de la dotation de l’État a été consommé ! « Faire travailler ensemble, sur les territoires, la métallurgie, la plasturgie, le textile, outre l’État et les partenaires sociaux…, toutes les conditions du casse-tête étaient réunies », soupire un industriel. « La territorialisation des actions, sans vrai pilotage national, a dispersé les moyens humains et financiers », déplore Jean-François Pilliard, délégué général de l’UIMM, qui espère une Charte 2 « plus opérationnelle ». Sic !

Aucun bilan consolidé n’a pu être établi, à part pour les entreprises de services de l’automobile. « Avec un seul Opca, une seule convention collective regroupant nos 20 métiers, il était facile de fédérer les acteurs », remarque le Conseil national des professions de l’automobile (CNPA). Résultat : 8 500 salariés de PME formés et maintenus, en contrepartie, en emploi pendant six mois ! Mais construire la filière est incontournable pour Philippe Portier, secrétaire national CFDT chargé de l’automobile : « C’est s’accorder de nouvelles marges de manœuvre pour améliorer la compétitivité. En commençant par construire la coopération entre donneurs d’ordres et sous-traitants. » À l’instar de l’Allemagne, qui en fait une clé de son succès (voir page 21).

Nouveauté, la Charte 2 crée un Comité industriel dédié aux constructeurs et équipementiers qui pourraient y définir des perspectives communes. Pour autant, ces mesures ne résoudront pas la crise française de l’automobile, qui relève d’abord d’un problème de croissance et de débouchés. On voit mal comment le faire hors d’un cadre européen plus « coopératif ». À moins d’accepter que les pays européens se livrent sans merci à une forme de dumping social pour défendre, chacun, leurs filières. Une course sans fin.

FRANCE

10,5 %

Taux de chômage en novembre 2012.

– 13,9 %

Baisse des ventes de voitures neuves en 2012 par rapport à 2011.

44,7 euros

Coût horaire du travail dans l’automobile

Sources : Association des constructeurs européens d’automobiles, Eurostat, Union de l’industrie automobile allemande.

Bernard Jullien Économiste et directeur du Gerpisa (Groupe d’études et de recherches permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile)
“La récession offre une sacrée fenêtre d’opportunité aux constructeurs français”

La récession n’accentue-t-elle pas la concurrence entre les sites ?

Pour la plupart des économistes, la demande ne décollera pas en Europe avant 2016-2017 ! Cela offre une fenêtre d’opportunité aux constructeurs français pour adapter les conditions d’emploi. En Espagne, où un actif sur quatre est au chômage, la récession explique le choix des syndicats de réviser à la hausse le temps de travail et à la baisse les salaires en échange d’une augmentation des volumes de production. Renault a arraché sans peine cet accord, qui pèse sur les négociations en France. Mais la mise en concurrence des pays est inscrite dans la construction européenne. À part l’ouverture des frontières, elle n’a aucune politique d’harmonisation, fiscale ou sociale. Le milieu des années 2000 a marqué un tournant. Il est devenu clair que les nouveaux États membres d’Europe centrale et de l’Est – pesant 100 millions de consommateurs – ne développaient pas de marché automobile intérieur, leurs habitants préférant les voitures d’occasion. Pour soutenir la demande en véhicules neufs, et la production européenne, l’UE aurait dû réglementer de manière contraignante la libre circulation du véhicule d’occasion. Elle a manqué l’opportunité d’initier une dynamique keynésienne et accepté de fait une logique délétère de mise en concurrence des pays.

Que peut l’Europe pour son industrie automobile ?

Le cœur du problème des surcapacités dans l’automobile en Europe repose sur l’incapacité des politiques macroéconomiques à retrouver le chemin de la croissance. Il faut les revoir. Et le sujet des débouchés de l’industrie automobile sur les marchés intérieurs à l’Europe doit être enfin posé. Ne faut-il pas initier des politiques de soutien à la demande ? Les nouveaux États membres d’Europe centrale, qui commencent à subir des délocalisations au profit de pays d’Europe orientale, posent aujourd’hui la question avec virulence.

Notamment la Pologne, qui craint la concurrence de la Bulgarie et de la Serbie. En décembre, Fiat a annoncé 1 500 licenciements sur le site polonais de Tychy, au nom de la crise européenne. Cela débouchera-t-il sur de nouvelles alliances entre pays d’Europe du Sud et de l’Est, pour que l’UE régule la production ? Il faut l’espérer. Il y a trop d’incohérence dans la politique européenne. La Banque européenne d’investissement est sollicitée pour l’implantation de constructeurs asiatiques en Europe centrale et orientale, puis le Fonds social européen, appelé à la rescousse pour des problèmes de surcapacité. Propos recueillis par Anne Fairise

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  • Anne Fairise