logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Jean-Marc Gaucher chorégraphie les savoir-faire des Repetto

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 31.12.2012 | Emmanuelle Souffi

Image

Évolution du chiffre d’affaires (en millions d’euros)

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Cet autodidacte a fait du fabricant de chaussons moribond il y a dix ans un emblème du luxe à la française. À coups de diversifications, il mène la danse en s’appuyant sur le savoir-faire unique de ses salariés.

Avant, il était plus jean-baskets que ballerines-tutu. D’ailleurs, il n’y connaissait pas grand-chose à la danse. Lui, son truc, c’était la course à pied. Marathonien, il rêvait de décrocher un jour une médaille aux JO. Finalement, ce sont les étoiles des plus grands ballets mondiaux que ce presque sexagénaire a réussi à convoiter. Atypique et empathique, Jean-Marc Gaucher a ressuscité Repetto. Une marque qui s’était fourvoyée avec les géants de la grande distribution. Les ballerines rose poudré avaient été transformées en vulgaires chaussures pour pieds sensibles, les justaucorps en maillots de bain pas chers…

Cet homme de goût s’en pince encore. Quand il rachète en 1999 l’illustre maison fondée par la mère du chorégraphe Roland Petit, Repetto ne vaut plus un kopeck. La stratégie menée par les fonds d’investissement qui sont aux manettes est mortifère. Fils de taxi, autodidacte – il a raté son CAP de monteur-câbleur –, Jean-Marc Gaucher aurait pu couler des jours tranquilles après avoir assuré la réussite de Reebok en France. Mais l’ancien preneur de son à TF1 a un sens aigu du business. « Il a mille idées à la minute », disent de lui ses collaborateurs. Il apure les comptes, allège les effectifs et imagine un nouveau modèle orienté vers la danse. Le changement de direction prendra cinq ans.

Quand les anciens propriétaires misaient sur le volume, lui capitalise sur le sur-mesure, le chic intemporel, le savoir-faire maison. Pas de stock, des collections renouvelées six fois par an, un positionnement haut de gamme. « Je gagnerais plus si je fermais l’usine et partais en Asie. Mais il y a tout un écosystème qui est préservé. Et puis, le made in France dans le luxe reste une évidence. Je me fiche de l’argent, il me sert à faire tout ce que je fais ici », dit-il en balayant de la main sacs, salomés et ballerines qui trônent dans son showroom haussmannien. Deux tiers des résultats sont réinvestis dans le développement de nouveaux produits et le capital humain. Les fashionistas adorent. Sarah Jessica Parker, l’héroïne de « Sex and the City », le top model Kate Moss et le chanteur M marchent en Zizi, BB ou Cendrillon. En dix ans, le chiffre d’affaires est multiplié par sept. Les effectifs par trois.

Dans son bureau du 8e arrondissement de Paris ou dans les travées des ateliers de Saint-Médard-d’Excideuil, en Dordogne, Jean-Marc Gaucher promène son sourire en coin avec la modestie de ceux qui savent qu’en matière de pirouettes seul le regard compte. La moindre déviation et c’est la chute.

1-Sauvegarder le made in France.

Il s’en souvient comme si c’était hier. Pour leur présenter son projet de reprise, Jean-Marc Gaucher invite les salariés à un barbecue dans la cour de l’usine. Nous sommes début 2000. Le patron s’est retrouvé seul avec ses merguez. À l’époque, après deux plans sociaux, Repetto ne compte plus que 82 salariés au lieu de 226. Devant la boutique rue de la Paix, les grévistes hurlent « patron du xixe siècle ! » au mégaphone. « Une partie de ceux qui voulaient que je parte sont toujours là aujourd’hui », sourit cet ancien encarté à la CGT et à la CFDT, rétif aux mots d’ordre aussi bien syndicaux que patronaux. « On n’avait pas confiance, on a eu tort et c’est tant mieux ! reconnaît Jean-Michel Eymery, le délégué CFDT. Grâce au changement de stratégie, il a réussi à maintenir l’emploi local. »

La nouvelle équipe a dû effacer les stigmates du passé. « Les gens étaient traumatisés, se souvient Paul Gilles, le directeur de l’usine de Saint-Médard, arrivé à la rescousse en 2003. Nous sommes une vieille entreprise, mais jeune ! La moyenne d’âge est de 34 ans. Nous étions 40 en 2003, et maintenant bientôt 300 ! Il faut inventer une culture maison. » Cela débute par une fondation, créée voilà deux ans, qui envoie des chaussons dans les écoles de danse du monde entier.

Dans les ateliers, les anciens côtoient des « gamines », recrutées sans aucune qualification. « Chacun a envie de transmettre et d’apprendre. Les jeunes prouvent aux seniors que c’est important de varier les tâches. Cela apporte une dynamique qui est une des clés de la réussite », pense Sabrina, chef de ligne. Les « bleus » sont moins rapides mais ne sont pas ostracisés par les plus expérimentés. « Je me nourris d’eux aussi, souligne Géraldine, formatrice. Je formalise un savoir que je ne pensais pas avoir et ça m’oblige à m’extérioriser alors que je suis plutôt réservée. » Le principe des vases communicants… « Il faut se remettre en cause, comprendre que si l’autre ne percute pas, c’est sans doute parce que l’on a mal expliqué », résume Paul Gilles.

À l’atelier pointes, Bernadette, quarante et un ans de maison, enchaîne les plis avec une facilité à couper le souffle. Au-dessus d’elle, une photo des ouvrières en tutu lors de la Parisienne, course qu’elles ont courue ensemble en septembre… jeunes et moins jeunes.

2-Préparer la relève

On ne s’improvise pas ouvrier chez Repetto. On le devient. À Coulaures, à 8 kilomètres du site de production, Laurence, Aurélie, Delphine et Laurent terminent leurs sept semaines de formation à l’atelier de montage. Ils étaient informaticien, styliste, intérimaire dans une fabrique de gâteaux ou préparatrice de commandes. Sous la houlette de Serge, formateur au Centre de formation du cuir (CTC), et de Géraldine, ouvrière depuis six ans, ils apprennent à coudre, agrafer, coller, couper… « Avant le mouvement, il faut surtout se familiariser avec les outils », estime Laurence.

Faute de trouver chausson à son pied, le fabricant a ouvert son école de formation il y a un an. Les 150 personnes qu’il va devoir recruter d’ici à deux ans sortiront toutes de cette pépinière. Le conseil régional a financé 185 000 euros d’achat de matériel, identique à celui de l’usine. Et 350 000 euros sur deux ans de coût pédagogique. Le CTC et Paul Gilles, 63 ans et homme de confiance du P-DG, ont conçu les programmes. Les stagiaires sont repérés par Pôle emploi qui leur fait passer des tests de dextérité. « On les recrute sans CV. Ce qui nous intéresse, c’est le futur, pas le passé », tranche le directeur, lui-même formé à l’école Bata.

« Quand tu dis que tu travailles pour Repetto, ça fait briller les yeux ! » avoue, avec une pointe de fierté, Laurent. Après un an de CDD, ils caressent tous l’espoir de finir en CDI. « C’est une chance ! » s’exclame Delphine. « Si Repetto ne recrutait pas, je serais encore intérimaire à droite à gauche », se réjouit Aurélie. Dans la région, la plus grosse boîte fabrique des… cercueils ! Les horaires, 7 h 50-15 h 20, offrent une sacrée qualité de vie. Les salaires tournent autour de 1 300 euros net, sans compter la participation (environ 3 000 euros). Chacun a droit à deux paires gratuites par an. À 150 euros les ballerines, le cadeau n’est pas neutre. Du coup, les candidatures ne manquent pas. « Ce centre permet de faire travailler les gens du coin, de les fidéliser sans qu’ils aient la nostalgie de la région qu’ils ont quittée, partage Paul Gilles. Car faire venir des compétences du Maine-et-Loire ou d’ailleurs, c’est très compliqué. »

Repetto se garantit ainsi une main-d’œuvre adaptée à ses besoins. La direction compte rapatrier en France la confection des sacs partie en Italie et au Maroc faute de compétences. Au premier étage, l’atelier de piquage accueille des salariés en formation continue. Julie, ancienne assistante de vie, apprend à régler la machine à coudre, synchroniser pieds et mains, tracer des lignes parallèles. Comme elle, une vingtaine de salariés devraient être formés pour renforcer les postes stratégiques (séries spéciales, sur-mesure). La hantise de « M. Gilles », c’est l’absentéisme. Car impossible de recourir à l’intérim. Seule solution : jouer sur la polyvalence. Ce qui permet aussi de diminuer la pénibilité en tournant sur les postes. « Il nous faut du personnel qualifié partout », conclut le directeur de l’usine. Les vendeurs sont d’ailleurs tous d’anciens danseurs.

3-Capitaliser sur le savoir-faire

En Dordogne, Saint-Médard-d’Excideuil est célèbre pour son château. Et ses Repetto ! C’est dans cette petite bourgade de 600 âmes que Rose Repetto, la mère de Roland Petit, s’est implantée après l’incendie, en 1967, de ses ateliers de la rue de la Paix, à Paris. Hermès, Vuitton…, toute la vallée vit du cuir. Ou des pommes ! Mais seuls les 160 Repetto détiennent un savoir-faire ancestral, marque de fabrique de ces chaussures au confort et à la souplesse inouïs : le « cousu retourné ». En gros, tout est façonné à l’envers. Chèvre ou veau, rose fluo ou rouge carmin, le cuir est assemblé à une doublure, la semelle fixée à une forme. Bras levés, Juanita, embauchée à 16 ans par M. Gilles, coud le tout avec une grosse machine, avec une dextérité qui laisse bouche bée. On coupe les bouts qui dépassent. Et, ni vu ni connu, la chaussure est retournée comme un gant Mapa, avant d’être martelée, collée, mise au four, pressée. En tout, 100 à 150 tâches et près de trois heures de travail avant de rejoindre un écrin de soie et de s’envoler pour Dubai ou le Japon.

« On bichonne la ballerine. C’est un vocabulaire et un ensemble de petites tâches très particulières. Comme dans un puzzle, si une étape est loupée, c’est mort », prévient Sabrina, chef de ligne. À cause des errements stratégiques des anciens propriétaires, ces opérations précieuses avaient pratiquement disparu. « Il n’y avait plus que du textile, un segment très exposé à la concurrence. On a tout arrêté, transféré les opérations à faible valeur ajoutée au Maghreb et au Portugal, et on s’est recentrés sur la ballerine », raconte Paul Gilles.

Plutôt que de miser sur les gros volumes, la nouvelle équipe joue sur le sur-mesure. Un nouvel atelier fabrique des pointes à la demande. Plus de 200 danseurs du San Francisco Ballet, du Bolchoï, de l’Opéra Garnier confient leur pieds à Repetto. Christelle met la touche finale à une vingtaine de chaussons en satin gris pour une revue du Crazy Horse. Empreinte, talon, côté, couleur, cambrure… Tout est mesuré en boutique et conçu ensuite dans l’atelier supervisé par Frédéric. « On croit qu’un chausson, c’est toujours pareil. Mais non ! Chaque danseur a ses particularités, ses exigences », précise le jeune chef. Ces bijoux sont vendus à 50 % du prix de revient, soit à peine 22 euros. « C’est de l’image ! Ça ne sert à rien de se battre sur le prix des produits, sinon, on irait en Asie. Mais sur le savoir-faire, si ! » clame le directeur du site. Au lancement de la gamme talons, M. Gilles a fait le tour des fournisseurs français. Chou blanc. Alors, il file au Portugal. « L’unité qui travaille pour nous allait fermer, se souvient-il. Aujourd’hui, elle embauche. »

À Saint-Médard, au début, la transmission des gestes se faisait sur le tas. Entre anciens et jeunes recrues. Mais, avec l’essor de l’usine, les seconds sont rapidement devenus trop nombreux pour les fidèles encore là. « Il faut des années pour avoir des gens compétents, observe le directeur. Nos métiers sont compliqués. » L’école va désormais y remédier. Heureusement car, depuis novembre, et un investissement de 5 millions d’euros, la surface du site a doublé et la production devrait tripler pour atteindre 7 000 paires par jour contre 2 500 actuellement.

Repères

Mythique, la marque est sortie des doigts de fée de Rose Repetto qui confectionna des chaussons souples pour son fils, le chorégraphe Roland Petit. En chute libre, la société, reprise en 1999 par Jean-Marc Gaucher, manque de mettre la clé sous la porte en 2002, mais remonte la pente. Chaussures, sacs, prêt-à-porter et bientôt parfums, Repetto s’est diversifié sans trahir l’univers de la danse. Le chiffre d’affaires (pour moitié réalisé à l’international) croît de 20 à 30 % par an. D’ici à 2015, la production devrait tripler, 35 boutiques ouvrir et 150 salariés s’ajouter aux 300 de l’effectif actuel.

1947

Création de Repetto.

1988

Rachat par la Caisse centrale des banques populaires.

1999

Reprise par Jean-Marc Gaucher.

2002

Dépôt de bilan.

2012

Doublement de la surface du site de production.

Évolution du chiffre d’affaires (en millions d’euros)
ENTRETIEN AVEC JEAN-MARC GAUCHER, P-DG DE REPETTO
“Moi, je suis content de payer des impôts !”

Vous êtes devenu l’étendard du made in France. Quelle est votre recette ?

Je n’ai pas de leçons à donner. Il n’y a pas un modèle Repetto à dupliquer. Mais si on produit en France avec les mêmes méthodes que les Chinois, on est sûrs de perdre. On ne sauvegardera notre industrie tricolore qu’en fabriquant des produits à forte valeur ajoutée. Nous possédons un savoir-faire unique : le cousu retourné. Le coût du travail se répercute forcément sur nos prix. Nous avons une filière qui marche : le luxe. À l’étranger, tout le monde nous l’envie. Les Asiatiques veulent du made in France. A-t-on fait quelque chose pour la renforcer, l’aider à se développer ? A-t-on pensé à multiplier les liens avec les écoles, à soutenir l’investissement et les PME ? Il n’y a plus de tanneries en France ! Coudre des tiges sur des talons, c’est impossible chez nous. On doit travailler avec le Portugal et la Tunisie. Les Italiens achètent les peaux en France, les tannent chez eux et les revendent aux fabricants français. Créons des pôles avec plusieurs marques de luxe pour former du personnel comme nous l’avons fait en Dordogne. Nous avons besoin de projets communs et territoriaux.

Les conclusions du rapport Gallois vous paraissent-elles aller dans le bon sens ?

Le constat est juste. Ailleurs en Europe, des entreprises peuvent vendre le même produit que moi moins cher tout en le distribuant à faibles coûts à l’international. Cette année, nous allons ouvrir une boutique à Shanghai. Pour obtenir la validation des autorités administratives qui protègent le marché, j’ai dû fournir trois paires de tous mes modèles et dans toutes les couleurs ! Les Chinois peuvent déverser leurs produits sur notre territoire comme ils veulent alors que nous devons nous battre pour nous y implanter. TVA sociale ou crédit d’impôt, il faut explorer toutes les pistes. Je contribue au système de retraite, à la Sécurité sociale, à l’assurance chômage, à l’hôpital du village… Comment se fait-il que mes concurrents venus d’Asie ne paient rien ?

Vous reconnaissez-vous dans les « pigeons », ces créateurs d’entreprise qui ont protesté contre la taxation des plus-values de cession ?

Ce mouvement a donné une image faussée des entrepreneurs, comme si on ne pensait qu’à l’argent. Après avoir quitté Reebok France, j’aurais pu m’arrêter. Quand je l’ai racheté en 1999, Repetto enregistrait 15 millions d’euros de dettes et perdait 1,5 million d’euros par an. J’ai mis tout ce que j’avais pour le renflouer. Les « pigeons » ne représentent qu’une partie des entrepreneurs, ceux qui investissent dans l’e-business. Moi, je suis content de payer des impôts. Vu le niveau d’endettement du pays, ce sont les générations futures qui vont trinquer. Que les œuvres d’art ne soient pas taxées alors que l’outil de travail est fortement ponctionné, ça n’est pas normal. Renchérir l’imposition des plus-values fait partie des efforts à fournir pour sortir le pays de l’ornière. Je travaille douze heures par jour et ce n’est pas pour gagner plus, mais pour être libre !

La France est-elle antipatrons ?

Le monde politique et le monde entrepreneurial ne se comprennent pas. Sous Nicolas Sarkozy, les lois fiscales changeaient tous les dix jours. Comment voulez-vous qu’à un moment donné un petit patron ne se retrouve pas hors la loi ? L’entreprise n’est pas un terrain de jeu. Les heures supplémentaires, nous n’en faisons pas, car je n’ai pas envie d’être tributaire d’un régime voué ensuite à disparaître. Et puis nos métiers sont assez physiques, on ne fait pas ça quarante heures par semaine. J’ai deux responsabilités : être rentable et faire en sorte que le développement de la société profite aux salariés, qu’avec la participation une ouvrière puisse acheter des vêtements à la rentrée à ses enfants ou des tickets de piscine. Il faut aider les jeunes à créer leur entreprise. On demande de plus en plus de diplômes. Je n’en ai aucun, et si je n’avais pas monté ma boîte, je serais aujourd’hui smicard. Un quart des moins de 25 ans est au chômage. Des fainéants, je n’en vois nulle part. Pour recruter, nous formons à nos métiers des demandeurs d’emploi qui ont soif d’apprendre quelque chose de nouveau. Le discours sur l’assistanat ne me correspond pas.

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi et Sandrine Foulon

JEAN-MARC GAUCHER

59 ans.

1968

Apprenti monteur-câbleur, fermier, barman…

1983

Preneur de son à TF1, il lance Reebok en France.

1999

Reprend Repetto avec 15 millions d’euros de dettes.

2002

Dépôt de bilan.

2006

Élu manager de l’année.

2012

Il triple la capacité de production et vise la création de 150 emplois à l’horizon 2015.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi