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Enquête

Les entreprises sommées d’agir

Enquête | publié le : 31.12.2012 | Emmanuelle Souffi

Face aux risques juridiques et médiatiques, les entreprises anticipent davantage les dérives organisationnelles. Mais le harcèlement reste encore un tabou rarement pris en compte isolément.

La dégringolade a duré six ans. Six ans d’humiliations, de chantage, d’isolement grandissant. Assistante dans une PME, Sylvie a refusé de plier. « Mais à quel prix ? » s’interroge son amie, Isabelle Coulomb, ancienne assistante RH et qui a relaté son histoire dans un ouvrage, Cher Monsieur P. (éd. Société des écrivains, 2012). « Elle s’est enfermée dans le silence, les week-ends ne suffisaient pas à décompresser. » Un jour, Sylvie se met à parler au P-DG des brimades, des attitudes déplacées du directeur administratif et financier. La guerre est déclarée. Son harceleur traque la moindre erreur et réussit à inverser la situation en démontrant qu’elle cherchait à nuire au bon fonctionnement de la société. Elle est licenciée pour faute grave. Les prud’hommes et la cour d’appel confirment son renvoi. Aujourd’hui, Sylvie est conductrice de car, gagne 1 200 euros, moitié moins que quand elle était cadre. Lourdes conséquences. Qu’il soit le fait d’un pervers manipulateur ou d’une organisation presse-citron, le harcèlement a de lourdes conséquences qui ne peuvent plus être balayées par les directions au nom de la capacité de résistance individuelle. Avérés ou ressentis, ces désordres du travail les obligent à agir. D’abord parce que le risque juridique est trop grand. L’Inspection du travail veille au grain et rappelle les contrevenantes qui omettent de mentionner les atteintes à la santé mentale dans le document unique. « La peur du juge est un puissant moteur », note Philippe Douillet, chef de projet risques psychosociaux à l’Anact. Qu’il y ait harcèlement ou non, intentionnel ou pas, que l’entreprise ait licencié le fauteur de troubles ou non, mieux vaut réagir pour éviter de se faire taper sur les doigts. Le 17 octobre, la Cour de cassation a épinglé un employeur qui avait laissé perdurer un conflit entre une salariée et sa supérieure. Depuis trois ans, elles ne communiquaient plus que par mails et la victime avait décidé de prendre acte de la rupture de son contrat de travail en raison de l’inertie de sa direction qui n’avait rien fait pour la changer de bureau ou organiser une médiation. « Le périmètre d’appréciation par les juges est devenu tellement large et la mise en cause si systématique que les entreprises ont intérêt à mettre en place une batterie d’outils de prévention pour limiter la casse », conseille Marion Ayadi, avocate associée chez Raphaël.

Faire parler de soi en tant que société maltraitante est un repoussoir efficace. Les mises en cause de France Télécom ont effrayé les directions. La frontière étant tellement ténue entre harcèlement et désorganisation, elles savent qu’elles ont une épée de Damoclès au-dessus de leurs tableaux de bord. Pas bon pour les actionnaires et l’opinion publique. Ni très serein pour gagner des parts de marché. « L’entreprise fait de plus en plus le lien entre le climat social et l’efficacité organisationnelle. Selon certaines études, le coût des RPS dans une entreprise de plus de 500 salariés peut atteindre 2 millions d’euros par an ! » observe Xavier Alas Luquetas, directeur du cabinet Éléas.

Pas étonnant que les plans de bataille se multiplient. « Avant, 70 % des missions étaient sur du curatif, c’est-à-dire gérer des situations de violence au travail après-coup. Aujourd’hui, c’est du préventif », relève Xavier Alas Luquetas. Jamais l’Anact n’a reçu autant de demandes de diagnostic sur les RPS ! « C’est le sujet numéro un », confirme Philippe Douillet. En 2009, Xavier Darcos, alors ministre du Travail, avait mis la pression sur les entreprises de plus de 1 000 salariés obligées de conclure des accords ou des plans d’action concertés. D’après la DGT, un millier en ont signé et à peine une quinzaine de branches professionnelles. Tous évoquent la problématique du harcèlement au travers des RPS. Ou de la qualité de vie au travail. Une approche plus positive des relations de travail qui peut aussi contribuer à masquer les difficultés réelles. Comme si prononcer le terme de « harcèlement » s’apparentait à un aveu de culpabilité. « C’est une notion encore taboue, stigmatisante », souligne Marie-José Gava, auteure de Prévenir le harcèlement moral et la souffrance au travail (éd. Vuibert, 2009). Fondatrice de Place de la médiation, cette ancienne journaliste a créé en 2010 un diplôme universitaire de préventeur en harcèlement, rebaptisé « conseiller en prévention des RPS ». « En Belgique, c’est un poste obligatoire, prévu par le Code du bien-être au travail. J’ai transposé ce modèle à la France », indique-t-elle. Bien vu, car sa formation ne désemplit pas ! Le changement sémantique a séduit des directions qui cherchent à renforcer leurs compétences sur ce terrain glissant.

En la matière, DuPont de Nemours fait figure de précurseur, avec un premier médecin du travail en 1805 et un département santé-bien-être en 1915. En 1986, l’industriel s’attaquait aux viols en entreprise, et dix ans plus tard au harcèlement en créant une commission dédiée aux dépôts de plaintes. Mais lui aussi a réorienté sa politique. « On reçoit peu de plaintes, à peine une ou deux par an, reconnaît Françoise Papacatzis, chargée de la prévention des RPS. Souvent, ce sont des comportements inappropriés, inacceptables, mais pas du harcèlement au sens strict. Pour nous, un manager qui hurle, ne pas dire bonjour ou merci dans un mail, c’est déjà aller trop loin. » Cette ancienne assistante de direction, formée à la psychanalyse et à la psychopathologie du travail, veille au développement du programme « respect des personnes » conçu par la maison mère américaine, qui englobe des formations telles que « changements et incertitudes » et des systèmes d’alerte. Chaque site dispose de conseillers respect, « des salariés réputés sages et neutres », décrit la responsable. Ceux qui éprouvent des difficultés relationnelles remplissent des fiches transmises au conseiller RPS. Trois signalements dans une équipe pointent un souci organisationnel. Le tout remonte au directeur respect Europe, voire mondial, qui prennent les mesures qui s’imposent. Au bord du burn-out, le customer service d’un site a été ainsi réorganisé par une équipe américaine dépêchée sur place. En cas de conflits, Françoise Papacatzis joue les médiatrices et essaie de dénouer le vrai du faux.

Pointer un retard, un défaut de performance ou un dossier mal rédigé sans se changer en potentiel harceleur… pas simple

RTE, Air France…, elles sont une poignée à avoir en interne cette sorte de pacificateur, ce liant qui peut prendre des mesures de protection de la victime. À côté d’observatoires RPS dans chaque établissement, Rhodia, qui a signé un accord en 2011, a réactivé son réseau d’assistantes sociales. « C’est un lieu d’écoute privilégié, à la lisière de la vie privée et de la vie professionnelle. Elles se réunissent une fois par an, et certains cas peuvent être remontés à la direction avec l’accord du salarié », détaille Jean-Christophe Sciberras, le DRH. Chez DuPont, les managers sont formés sur le harcèlement. « Aucun n’a conscience de l’obligation de sécurité de résultat et de ce que ça peut impliquer au niveau de sa mise en cause pénale », note Céline Bardet, corporate counsel.

Exemplaire également, la démarche d’Eau de Paris. Transformé en régie municipale en 2012, l’opérateur public a élargi le champ de sa commission éthique lancée en 2001. Composée de membres du CE, des syndicats et des RH, elle a instruit sept affaires. Une seule a conduit au licenciement… du harcelé, qui était en fait le harceleur. « C’est très difficile pour des représentants du personnel, certes formés et accompagnés, de conduire des analyses factuelles. Le subjectif est délicat à écarter », reconnaît Armelle Bernard, chargée de la stratégie et des relations institutionnelles. La structure a été recentrée sur la diversité et une cellule d’écoute externe dédiée aux RPS et discriminations a été ouverte.

La hot-line reste le pansement préféré des entreprises. À elle de gérer les tracas administratifs, mais aussi les bobos du cerveau. À la différence des années 2000, elle n’est plus qu’une arme parmi d’autres pour aplanir les tensions. Face au poids de leurs responsabilités, les entreprises ne rechignent plus à s’attaquer aux modes de management. Une révolution, certes encore timide, surtout due aux groupes du CAC 40, qui dénote une avancée dans la prise en compte des impératifs de santé mentale. « Le manque de reconnaissance, d’écoute, la répartition de la charge de travail… Tout ça fait le lit du harcèlement moral et les entreprises en prennent peu à peu conscience », révèle Xavier Alas Luquetas.

Entre le marteau et l’enclume, le manager ne sait plus ce qu’il doit faire. « Il est pris entre des exigences contradictoires », analyse le DRH de Rhodia. Pointer un retard, un défaut de performance ou un dossier mal rédigé sans se transformer en potentiel harceleur est loin d’être simple. « Le manager de proximité prend tous les coups et subit deux pressions : celle des objectifs venus d’en haut et celle de la réalité du terrain, constate le patron d’Éléas. Tous s’interrogent aujourd’hui sur leurs pratiques. Où se trouve la ligne blanche à ne pas franchir » Mal formé à l’encadrement d’équipe, le manager improvise. « C’est un vrai métier et beaucoup dévient sans le vouloir, à cause d’une cascade de pressions », abonde Véronique Voigt, déléguée syndicale CFE-CGC chez Air France qui a signé une charte antiharcèlements en 2008. La solution Revenir au b.a.-ba de la gestion des hommes : l’écoute et l’attention à l’autre. « L’entreprise fonctionne sur des obligations de résultats qui ont pris le dessus sur le management par l’humain », regrette Armelle Bernard, d’Eau de Paris. En clair, laissons parler l’être qui est en chacun de nous…

Jean Kaspar
Ancien secrétaire général de la CFDT, a été président de la commission du « grand dialogue » de La Poste
“Comment faire en sorte que le travail soit vécu positivement ?”

Pourquoi la santé mentale est-elle un impératif ?

La question du bien-être devient centrale, car le rapport au travail s’est profondément transformé. À mon époque, il était sacralisé. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », « dis-moi où tu travailles et je te dirais qui tu es »… On vivait pour et par lui. Aujourd’hui, compte tenu du niveau d’information et de qualification des salariés, il n’est plus un absolu. C’est une activité comme une autre, dans laquelle la société a fait irruption avec ses propres exigences.

Faut-il prévenir le harcèlement de façon spécifique ?

Traiter du harcèlement, des RPS, des conditions de travail, du management, de façon séquencée est une absurdité. Comment faire en sorte que le travail devienne une activité vécue positivement et non plus négativement ? À La Poste, la plupart des 600 agents que j’ai rencontrés disaient tous la même chose : on passe d’une réorganisation à une autre, la pression est permanente et contradictoire… La peur de parler est réelle.

Comment débloquer les tensions ?

Vouloir imposer le changement et ensuite convaincre tout le monde de son bien-fondé ne marche pas. Il faut construire une stratégie de partenariat ; les salariés veulent de plus en plus être acteurs, donner leur avis. Mais en France, on en est toujours au service minimum juridique ! On vit au rythme des contraintes légales et des drames sociaux au lieu d’instaurer un dialogue sur le type de relations sociales qu’on souhaite construire.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi