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Enquête

La fonction publique dans le déni

Enquête | publié le : 31.12.2012 | Anne-Cécile Geoffroy

Les agents des collectivités territoriales, des hôpitaux et de l’État ne sont pas épargnés par le harcèlement et la souffrance au travail. Mais, malgré un arsenal de textes réglementaires, leurs employeurs peinent à en prendre la mesure.

Des gendarmes et des policiers qui retournent leur arme de service contre eux, des agents de la direction de la propreté du Grand Lyon qui s’immolent l’été dernier, des suicides en série à l’Office national desforêts en 2011, des enseignants incapables de remettre les pieds dans une classe… La liste paraît sans fin. Ces drames ont longtemps été éclipsés par la série de suicides qui a touché le secteur privé dès 2006 et mis en lumière une nouvelle forme de harcèlement moral, celui engendré par des organisations de travail pathogènes.

« Je crains que la situation ne soit plus grave que dans les entreprises privées, estime Philippe Vorkaufer, responsable des questions de santé et de sécurité au travail dans la fonction publique à la CGT. Toutes les semaines, je suis sollicité par des agents confrontés à des passages à l’acte violents. Nous faisons face à du harcèlement institutionnel. Nous n’avons aucune statistique disponible. Mais nous avons comptabilisé pas moins de 150 suicides ces dix dernières années chez les seuls agents des directions départementales de l’équipement [DDE]. » Au conseil général de Seine-Maritime, Séverine Verdier, élue CGT au comité d’hygiène et de sécurité, ne veut pas parler de harcèlement moral. « Seul un juge peut qualifier le fait », explique-t-elle. Mais la syndicaliste constate aussi la montée inexorable du malaise des agents de sa collectivité. « Les conditions de travail se sont dégradées avec les réorganisations permanentes et le manque de personnel. Nous sommes interpellés par des responsables de service complètement perdus parce qu’ils ne sont pas associés à ces réorganisations. Certains agents ne savent même plus qui est leur responsable, ni le nom de leur service », poursuit Séverine Verdier.

En 2010-2011, son syndicat a mené trois enquêtes pour danger grave et imminent dans le service d’aide sociale à l’enfance du département. Depuis, le département a réuni un groupe de travail sur les risques psychosociaux. « Nous avons déterminé trois orientations, indique Dominique Soulier, directeur général des services. D’abord, proposer un appui aux agents avec le recrutement d’un psychologue du travail. Nous allons par ailleurs établir un tableau de bord pour suivre des indicateurs et essayer d’être plus réactifs sur les alertes dans les services. »

Grosses réformes. Les conseils généraux n’ont pas été épargnés par les réformes de structure. Ces dernières années, l’État leur a transféré la gestion du personnel des DDE, chargé de l’entretien des routes, mais aussi de tous les techniciens et ouvriers de l’Éducation nationale intervenant dans les collèges et les lycées. Sans les moyens financiers nécessaires. En Seine-Maritime, 1 600 agents sont venus gonfler les troupes du conseil général. Les hôpitaux, aussi bien que les services de l’État, n’ont pas été préservés. Depuis la mise en place de la réforme générale des politiques publiques et le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, le corps social des organisations publiques craque de tous côtés. Comme les entreprises, l’État employeur est mal à l’aise avec le harcèlement moral et les risques psychosociaux. Résultat : le déni prime la prévention. En juillet dernier, lors d’une réunion de CHSCT, le Syndicat national des personnels de police scientifique a reçu une fin de non-recevoir à sa demande de création d’un groupe de travail chargé d’établir le niveau de risque psychosocial des fonctionnaires par le biais d’un questionnaire anonyme. « La direction de l’Institut national de police scientifique a jugé notre demande « prématurée », rapporte Nicole Héliès, secrétaire générale du SNPPS. Et qu’il s’agissait là d’un phénomène de mode. »

Sur le terrain, la syndicaliste constate « de nombreux états de stress, d’épuisement physique et intellectuel extrême ». « La quasi-totalité des employeurs de la fonction publique viole la réglementation, dénonce Philippe Vorkaufer, à la CGT. En juin dernier, un agent du conseil régional de Lorraine s’est suicidé sur son lieu de travail. Le CHSCT n’a pas été réuni par le conseil régional, aucune enquête n’a été menée pour comprendre le geste de cet agent alors que c’est obligatoire. » Un déni qui se retrouve au plus haut niveau de l’État. « Le harcèlement moral reste un phénomène mal identifié, pour ne pas dire méconnu, dans la fonction publique », constate le député (PRG) Alain Tourret, auteur d’un rapport sur les discriminations dans la fonction publique rendu en octobre dernier. Et de citer les services du gouvernement qu’il a interrogés pour l’occasion : « Les agissements de harcèlement moral demeurent mal mesurés, de sorte qu’un état des lieux, même partiel, des pratiques qui existent dans la fonction publique n’est pas disponible. » Sollicitée, la DGAFP n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Pourtant, la fonction publique est soumise à la même réglementation que le secteur privé. L’obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé lui est opposable, harcèlement moral compris. En novembre dernier, dans un Livre blanc sur la souffrance au travail, la Fédération générale autonome des fonctionnaires (Fgaf) a dressé la liste de tous les textes réglementaires et des décrets applicables. « Les déclarations d’intention de l’administration ne suffisent plus à masquer l’état des lieux, pointe José Razafindranaly, commissaire honoraire et coauteur du Livre blanc. Toutes les circulaires existent, des études et des outils sérieux de l’INRS, de l’Anact sont à disposition pour mettre en place des plans de prévention. Mais aucun accompagnement, aucune évaluation de ce qui se fait n’est entrepris. » Dans son Livre blanc, la Fgaf a émis 71 recommandations avec les mesures à mettre en place, un calendrier et les pilotes chargés de réaliser ces chantiers. « D’ici à un an, nous serons capables de voir comment le gouvernement, la DGAFP, les différents ministères se sont emparés du sujet », précise José Razafindranaly.

Reste que la culture de la santé dans la fonction publique est récente. Le premier accord santé-sécurité au travail a été signé en 2009. L’année suivante, la loi relative à la rénovation du dialogue social instaure des CHSCT. Les administrations se mettent timidement en ordre de marche. À la mairie de Paris, un accord santé-sécurité au travail a été signé en février dernier. Il remet à plat la prévention, structure plus clairement le service d’accompagnement psychologique. Une nouvelle procédure de médiation va entrer en vigueur. Chaque grand service de la Ville est en train de désigner et de former un médiateur. « Nous avons surtout réaffirmé le rôle de l’encadrement dans la résolution de ces conflits au travail qui ne relèvent pas tous du harcèlement et peuvent pourtant provoquer beaucoup de souffrance. La médiation doit rester exceptionnelle », note Bruno Gibert, sous-directeur de la prévention et des actions sociales et de santé à la mairie de Paris.

Au conseil général de Seine-Maritime (4 900 agents et 900 assistants familiaux), une cellule risques psychosociaux, rattachée au service du personnel, reçoit les agents en souffrance. « Mais cette cellule n’est pas indépendante. Surtout, elle manque de moyens. Avant elle comptait deux psychologues du travail. Désormais il n’y a plus qu’un seul poste », observe Séverine Verdier. Si la souffrance des agents est restée longtemps muette, c’est parce que la procédure déterminant si les atteintes à la santé sont causées par le travail est complexe. « Les agents doivent apporter la preuve que leur maladie est imputable au service, avec un avis médical. Une enquête médico-administrative est également menée. C’est par cette voie que nous obtenons des petites victoires pour les agents, souligne Brigitte Font Le Bret. Cette psychiatre a accompagné dans cette procédure une opératrice de France Télécom qui avait perdu la voix. Elle ne supportait plus le système de double écoute imposé aux agents. « Ses cordes vocales n’étaient pas touchées. En démontrant le lien chronologique entre la méthode de management et la perte de sa voix, la commission de réforme de France Télécom vient de reconnaître que sa maladie était imputable au service. Les syndicats méconnaissent trop l’intérêt de cette procédure. »

À la CGT, Philippe Vorkaufer fait désormais le choix de la justice. « En 2009, je pensais que les administrations avaient compris la situation des agents. Je constate que nous sommes face à des employeurs voyous qui violent les règles de sécurité. Nous sommes entrain de construire du contentieux pour traduire les employeurs au pénal », indique le syndicaliste. Un long chemin judiciaire en perspective.

19 %

C’est l’augmentation du nombre d’arrêts maladie dans les collectivités territoriales depuis 2007. Leur durée a progressé de 14 %.

24 %

C’est l’augmentation du nombre d’arrêts pour accident du travail dans les hôpitaux depuis 2007.

Source : Groupe Sofaxis.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy