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Enquête

Les oubliés des plans sociaux

Enquête | publié le : 03.12.2012 | Emmanuelle Souffi

Salariés en CDD, intérimaires, employés de sous-traitants… Licenciés avec le minimum et dans l’indifférence générale, ils sont les invisibles des restructurations. Alors que les destructions d’emplois actuelles les concernent au premier chef.

Il y a quelque chose de profondément injuste au royaume des licenciés économiques. Entre ceux qui se retrouvent sur le carreau, direction Pôle emploi, sans passer par les cases accompagnement et indemnités supralégales, et ceux qui bénéficient du filet de sécurité du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Pas question d’opposer les « chanceux » aux « malchanceux ». Mais la perte d’emploi est d’autant plus douloureuse quand l’entreprise remercie ses salariés dans l’indifférence générale. Intérimaires, CDD, apprentis, salariés de prestataires ou de TPE en liquidation judiciaire… Ils sont les invisibles des restructurations. Des bataillons bien plus nombreux que les victimes de plans sociaux qui ouvrent le 20 Heures.

Pour preuve, alors que le chômage est à son niveau le plus élevé, le chiffre des entrées à Pôle emploi faisant suite à un licenciement économique n’a jamais été aussi bas. En août, elles représentaient 2,5 % des motifs d’inscription, soit une chute de 4,8 % en un an, selon la Dares. Entre janvier et août, 541 PSE ont été notifiés à l’administration. En 2009, au plus fort de la crise, on en comptait 1 620 ! Arcelor, Electrolux, Sanofi, Alcatel-Lucent… Certes, les annonces catastrophiques de ces dernières semaines viendront gonfler le nombre de demandeurs d’emploi. Mais les grands PSE qui attirent caméras et élus ne seront toujours que la partie émergée de l’iceberg. « 85 % des licenciés économiques ne sont pas protégés par un plan social, rappelle Philippe Brun, avocat de la cause des “oubliés”. La loi contribue à creuser les inégalités. » Ne sont en effet soumises à la grosse machinerie du PSE que les entreprises de plus de 50 salariés qui licencient au moins 10 personnes sur une période de trente jours. Forcément, ça en laisse quelques-uns sur le bas-côté. Et cela incite les entreprises à trouver des variables d’ajustement pour éviter de négocier durant des mois des mesures susceptibles d’être annulées par les tribunaux.

800 intérimaires renvoyés. Figures centrales de ces silent restructuring, les CDD et les intérimaires. Toyota en a fait partir 490 cet été (voir p. 20). À l’usine de Poissy, début octobre, PSA a supprimé l’équipe de nuit. Bilan : 800 intérimaires renvoyés. Sans que syndicats, élus ou médias ne s’en émeuvent toujours. « Nous avons un compromis social autour de la protection des CDI, vers qui convergent tous les efforts de reclassement. Les autres sont laissés pour compte », reconnaît Muriel Gavelle, prac tice leader chez BPI. Les syndicats jouent sur cette division. « L’individualisme a pris le pas sur le collectif, chacun prie pour que ça ne tombe pas sur lui », regrette Maurad Rabhi, secrétaire confédéral à la CGT. Ces oubliés constituent pourtant un tiers des nouveaux inscrits à Pôle emploi. En cas de tempête, c’est sur eux que la foudre s’abat en premier. « La précarité fait partie intégrante de ces contrats alors qu’un CDI est réputé illimité. Inconsciemment, on estime que c’est plus grave de le perdre que de subir une rupture de mission de toute façon vouée à se terminer », analyse Claude-Emmanuel Triomphe, cofondateur de l’association Astrees et ancien directeur adjoint du Travail.

Autres visages sans nom, les salariés de sous-traitants. À l’instar de ceux de Prevent Glass, liquidé en mai après avoir été lâché par Volkswagen à qui il fournissait les vitres latérales et les lunettes arrière des Polo et des Golf. Cette ancienne usine de Thomson réalisait près de 80 % de son chiffre d’affaires avec le constructeur allemand. Pour financer le plan social, les 219 salariés ont dû vendre le stock de marchandises. Résultat : 1,3 million d’euros récupérés. « On a réussi à se payer une prime supralégale de 1 920 euros à laquelle s’ajoutent les indemnités conventionnelles financées par les AGS, calcule Éric Boucheron, délégué CGT. À l’époque de Thomson, les salariés étaient partis avec près de 20 000 euros. » Des écarts qui laissent aux Prevent Glass un goût amer. Comme si leur perte d’emploi était moins grave aujourd’hui… Chez Trevest, sous-traitant de rang deux pour PSA, les 80 licenciés ont aussi l’impression d’avoir perdu à la roulette russe (voir p. 24). Et que dire des 800 éleveurs fournisseurs de Doux et des 1 000 chauffeurs employés par les sociétés de transport qui livraient le groupe agroalimentaire ? Le montant des créances atteint 16 millions d’euros et leur avenir ne tient qu’à un fil. Dans ces conditions, difficile de se laisser aller à la moindre confession. Les rares qui ont accepté de parler ont subi « des pertes de marché complémentaires », dixit la fédération patronale des transporteurs bretons, bref des chantages au contrat. Une omerta qui transforme les TPE sous-traitantes en victimes consentantes. « Le petit patron n’a pas de conseiller en communication et il redoute que le moindre de ses propos ne se retourne contre lui », relève Corinne Cabanes, présidente du cabinet de reclassement éponyme.

Entre juillet et septembre, près de 12 000 défaillances d’entreprise ont été enregistrées dans l’Hexagone, touchant 48 300 salariés. Le plan PSA, forcément exemplaire vu la pression médiatique, entraînera dans son sillage près de 25 000 emplois indirects. Les fournisseurs, commerçants, gardes d’enfants à domicile… Tout le tissu économique local va trinquer. À Fessenheim, la fer meture de la centrale risque de toucher 2 200 postes entre Colmar et Mulhouse. La loi de cohésion sociale de 2005 prévoyait pourtant la réalisation d’études d’impact pour mesurer l’onde de choc d’un PSE. « Mais comme, légalement, les licenciements s’arrêtent aux CDI, elles sont devenues rares, déplore Muriel Gavelle. Les conventions de revitalisation ne comptabilisent que les pertes sèches liées à la restructuration, pas les emplois indirects affectés, ce qui en réduit d’autant la portée. »

Forcément exemplaire vu la pression médiatique, le plan PSA entraînera dans son sillage près de 25 000 emplois indirects

Or la queue de comète est souvent bien plus grosse que la comète elle-même. Mais les usines cristallisent beaucoup d’affect. « Avec leurs ingénieurs et leurs ouvriers qualifiés, elles symbolisent la puissance technologique de la France, et donc son déclin », observe Danielle Kaisergruber, qui a accompagné la fermeture de Renault à Vilvorde. Mille emplois rayés d’un coup, c’est bien plus spectaculaire que quelques postes par-ci, par-là. « Ces salariés isolés n’ont d’autre choix que de menacer ou d’aller devant les tribunaux avec un avocat médiatique », se désole Jean-Pierre Aubert, ancien délégué aux Restructurations.

Leur espoir ? Gonfler le montant du chèque. Et les dispositifs d’accompagnement. Car, dans les entreprises de moins de 1 000 salariés, c’est le contrat de sécurisation professionnelle (CSP) qui les attend. Avec des résultats incertains. « La moitié des licenciés économiques n’y adhèrent pas car ils préfèrent garder leur préavis ! » relève Estelle Sauvat, directrice générale de Sodie. Selon la DGEFP, 94 000 licenciés économiques bénéficient du CSP, et le taux de retour à l’emploi oscille entre 50 et 60 %. Certes, le dispositif est innovant pour les « oubliés », mais les partenaires sociaux sont bien conscients d’avoir créé une « Rolls pour une minorité ». Son coût ? Un milliard d’euros. Quant au CSP ouvert aux précaires (voir p. 20), il rencontre encore moins d’élus. La négociation en cours sur la sécurisation de l’emploi étendra-t-elle le bénéfice du CSP ? Cela suffira-t-il ? Pour l’heure, les inégalités d’accompagnement passent à la trappe au profit de discussions sur la sécurisation des licenciements. Précaires à l’entrée, précaires à la sortie… Les invisibles risquent de le rester encore longtemps.

27 % des entrées à Pôle emploi sont liées à une rupture conventionnelle,

26 % à une fin de CDD,

6 % à une fin de mission d’intérim,

3 % à un licenciement économique.

Source : Dares, juillet-août 2012.

Carole Tuchszirer, chercheuse au Centre d’études de l’emploi
“Les sociétés ne sont plus responsabilisées sur le reclassement de leurs salariés”

Le contrat de sécurisation professionnelle a-t-il réduit les inégalités en matière de licenciement économique ?

Il est trop tôt pour le dire, bien que le CSP aille dans le bon sens. Parce qu’il propose une prise en charge à tout salarié licencié pour motif économique dans les entreprises de moins de 1 000 salariés et dans celles en redressement ou liquidation judiciaire. Parce qu’il est le premier dispositif, depuis le milieu des années 80, ouvert à titre expérimental aux précaires en fin de CDD, de contrat de chantier, de mission d’intérim. C’est fondamental. Jusqu’à présent, les intérimaires ne disposaient d’aucun droit au reclassement alors que leur ancienneté dans l’entreprise excède parfois celle de certains CDI ! Pour autant, ces avancées ne sont rien si l’essentiel des ruptures de contrat de travail se fait hors licenciement économique, par des procédures ne prévoyant pas d’accompagnement, alors que le motif est économique.

Comme les ruptures conventionnelles ?

Elles se substituent en partie aux licenciements économiques, à titre individuel ou collectif. Dans quelle proportion ? Lorsqu’on le saura, on déterminera si les inégalités de traitement dans l’accompagnement des licenciés économiques se réduisent ou non.Car les volumes de salariés concernés explosent. Au premier semestre 2011, 140 000 salariés ont quitté leur entreprise via une rupture conventionnelle. C’est beaucoup, comparé aux 94 000 licenciés économiques qui ont bénéficié, en 2011, d’un accompagnement renforcé dans les deux dispositifs ayant initié le CSP…

Qu’attendre de la négociation sur la sécurisation de l’emploi ?

Si la discussion s’enferme sur l’amélioration du CSP, les partenaires sociaux passeront à côté de l’essentiel. Ils construiront un beau mécanisme pour très peu de monde. Le CSP arrive en marge du problème. Travailler sur la transition chômage-emploi ne suffit pas. L’employabilité des salariés doit être maintenue au fil de leur parcours professionnel. Il faut donc en revenir à la responsabilité des entreprises en amont des licenciements, et trouver les incitations les engageant enfin. Malgré de beaux discours sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, la valorisation des acquis de l’expérience, l’ouverture plus massive des plans de formation aux non-cadres, rien ne bouge, ou si peu… Je regrette qu’il n’y ait plus de débat sur la responsabilité des entreprises dans le reclassement de leurs salariés. Le CSP l’a évacué, puisqu’il externalise la prise en charge des licenciés vers l’État. Le modèle des « fondations de travail » autrichiennes, qui interviennent à la demande des entreprises et fonctionnent un peu comme des cabinets d’outplacement pour les salariés en poste et des cellules de reclassement pour les licenciés, est de loin préférable. Elles sont financées par les entreprises, les salariés en poste, les licenciés et le service public de l’emploi. Voilà une vision positive des mobilités qui lie acteurs privés et publics. En France, lorsque les équipes de Pôle emploi interviennent, le choc traumatique est là et les salariés sont déjà « marqués au fer rouge » de l’inemployabilité. Propos recueillis par A. F.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi