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“Il faut une rigueur flexible dans les organisations”

Actu | Entretien | publié le : 03.12.2012 | Jean-Paul Coulange

Difficile d’éradiquer l’erreur dans l’entreprise. Et multiplier les règles n’est positif que si l’autonomie des acteurs est renforcée, estime l’ex-dirigeant sociologue.

Vos travaux portent sur les décisions absurdes. Quelles sont-elles dans une organi sa tion ou une entreprise ?

Une décision absurde, c’est une grave erreur, faite intelligemment et de façon collective. Je veux dire par là qu’elle n’est pas commise par manque de réflexion ou sous l’emprise de l’alcool ! L’exemple emblématique est l’explosion de la navette Challenger. La décision de l’envoyer dans l’espace a été prise par des ingénieurs hyperdiplômés, de façon rationnelle, alors que plusieurs membres du groupe savaient que cela n’allait pas fonctionner. Le pire est que la Nasa n’a pas fait tout de suite de retour d’expérience. Il a fallu l’accident de Columbia, dix-sept ans plus tard, pour que la Nasa fasse sa révolution culturelle.

Vous avez étudié les comportements dans le cockpit d’un avion, un bloc opératoire, un sous-marin nucléaire. Est-ce transposable à l’entreprise ?

Dans une entreprise, les situations sont moins ris quées. Mais ce qui est intéressant avec ces exemples, c’est d’étudier les mécanismes de prise de décision, les interactions entre les individus, qui mettent en jeu des aspects sociologiques, psychologiques et cognitifs. Ce n’est pas pour rien que les formations dispensées au sein de l’US Air Force comprennent de la sociologie, de la psychologie. Comme l’armée de l’air américaine n’a pas de temps à perdre, on imagine bien qu’elle trouve de l’intérêt dans les sciences humaines.

Quels enseignements en tirez-vous ?

Ce type d’organisation efficace observe un certain nombre de règles de fonctionnement, que j’appelle les métarègles de la fiabilité, qui sont au nombre d’une dizaine. Comme le droit à l’erreur, le retour d’expérience, la collégialité, l’échange contradictoire. Dans un cockpit d’avion, par exemple, le copilote peut décider la remise des gaz et le commandant de bord doit alors obéir, par une inversion de la hiérarchie. Cela n’a pas été le cas pendant longtemps chez Korean Air, qui a connu une série d’accidents en raison de la culture de l’autorité. Jusqu’à ce que la compagnie recrute un directeur de la qualité américain et adopte de nouvelles règles. Autre illustration, dans la marine, un matelot sans grade peut décider d’interrompre une manœuvre d’appontage sur un porte-avions s’il estime que la situation présente un danger. C’est à ces conditions que les organisations progressent. On a aussi observé que lorsque la check-list est réellement respectée dans les hôpitaux, comme dans un cockpit d’avion, le risque de mortalité diminue de 50 %.

Les règles et les procédures se multiplient dans les entreprises. Sont-elles pour autant plus fiables ?

Il faut une « rigueur flexible ». On ne doit pas multiplier les règles et les procédures comme dans les organisations actuelles si, en contrepartie, on ne donne pas d’autonomie aux acteurs, moyennant de la transparence. La notice de montage d’une roue d’Airbus comporte 11 pages. Il est bien évident qu’un ouvrier ne peut l’appliquer à la lettre. Ce qui est important, c’est qu’il ait une autonomie d’action. Les entreprises doivent admettre qu’il y ait un écart entre l’organisation officielle et l’organisation effective.

Dans les organisations, les erreurs sont-elles aujourd’hui davantage admises ?

Une organisation ne peut pas éliminer l’erreur. Mais le plus important, c’est la capacité à s’en enrichir, ce qu’on appelle la résilience. Cela commence par le droit à l’erreur, la non-punition en cas d’erreur non intentionnelle. Chez Air France, les retours d’expérience après un incident sont anonymisés et ne comportent ni le numéro du vol ni le nom de l’équipage. C’est plus qu’un droit à l’erreur. On dépersonnalise – voire on dépénalise, ce qui choque les juges – ainsi l’erreur.

Comment les entreprises françaises se comportent-elles ?

Par rapport aux États-Unis ou aux pays d’Europe du Nord, la France se caractérise par une forte culture de l’autorité. Un cas intéressant, c’est la décision de Renault de licencier, pour fait d’espionnage, des cadres qui se sont révélés innocents. À aucun moment il n’y a eu véritablement de débat contradictoire. Par ailleurs, cela s’est traduit par le limogeage du numéro deux, dans un processus de punition classique des erreurs. Il n’y a pas eu de réflexion sur les méthodes de management. Ce principe d’autorité reste très puissant en France, mais on croit souvent que les organisations sont soumises à une forte inertie alors qu’il y a beaucoup d’évolutions possibles.

CHRISTIAN MOREL

Ancien cadre dirigeant de la fonction ressources humaines dans de grands groupes industriels, Christian Morel mène une réflexion sociologique sur la négociation et la décision. Il a notamment publié la Grève froide (Éditions d’Organisation, 1981), les Décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes (éd. Gallimard, 2002) et, cette année, les Décisions absurdes II : comment les éviter (éd. Gallimard).

Auteur

  • Jean-Paul Coulange