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Vie des entreprises

La banlieue, pépinière de boss

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 02.11.2012 | Emmanuelle Souffi

Dans les quartiers « sensibles », la création d’entreprise peut être un ascenseur social. Mais, le succès venu, beaucoup déménagent et privent ces territoires de leur développement.

Dans son hangar de 600 mètres carrés à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis), il empile les voitures de luxe. Loin d’être un signe extérieur de richesse, ces quatre-roues rutilants signent un nouveau départ pour Salem Bessad. Il y a deux ans, ce Sarcellois vendait encore des solutions de communication nomades pour les entreprises. À la tête de Technomobile à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) – six salariés, 1 million d’euros de chiffre d’affaires –, il a tout quitté pour créer un GIE spécialisé dans le négoce automobile. Ses cinq compagnons de route possèdent ce parcours cabossé qui en laisse plus d’un sur le bitume. Pas de diplôme, de réseau ou d’appui pour sortir du chômage de longue durée.

Comme eux, aujourd’hui dans les quartiers dits sensibles, pour rompre avec la spirale infernale de la précarité, certains n’hésitent pas à devenir patrons. Début janvier 2010, les zones franches urbaines comptaient 61 568 entreprises, soit 9,9 % de plus qu’en 2009, selon le rapport 2011 de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles. Les taux d’installation tournent autour de 25 %, soit 3 points de mieux qu’ailleurs.

La création du statut d’auto entrepreneur y a été pour beaucoup. Mais pas seulement. Fait nouveau, dans les collèges, les enseignants entendent des jeunes dire qu’ils veulent monter leur boîte. Le côté « c’est pas pour moi » cède le pas à l’envie d’en découdre et d’écrire sa propre histoire. Sacré pied de nez au plafond de verre qui annihile les velléités d’ascension professionnelle des minorités visibles, comme on les nomme pudiquement. Avec ses BTS et ses petits boulots pour financer ses études, Salem détonnait parmi les cols blancs de sa grosse boîte. « Je ne venais pas du même monde qu’eux. Il me manquait des appuis pour évoluer », se souvient ce quadra en costume et baskets.

Comme lui, Mourad Benamer doit sa rapide ascension à sa niaque et à son sens des affai res. Autodidacte, il a lancé avec son frère, dans le 9-3, une chaîne de restauration de su shis qui cartonne. « J’ai tout mis dedans. L’entreprise, c’est un partage, ça permet d’exaucer ses rê ves », avoue-t-il un brin lyrique. Souvent décriée, la banlieue déborde de créa tivité. « Quand on parle des quartiers, tout de suite on voit une voiture qui flambe et la police qui court derrière un Noir ou un Arabe ! » ironise Aziz Senni.

Fonds d’investissement. Médiatique patron d’ATA, le taxi low cost, ce gars du Val-Fourré (Yvelines) milite depuis des années pour développer l’entrepreneuriat dans les cités. Auteur de L’ascenseur social est en panne… j’ai pris l’escalier (éd. L’Archipel, 2005), il a été l’un des premiers à lancer en 2007 un fonds d’inves tissement pour soutenir les projets de création dans les ter ritoires des politiques de la ville. Sa ténacité et son bagou ont convaincu, entre autres, Claude Bébéar, Éric de Rothschild, Martin Bouygues, Alain Joly (ex-patron d’Air liquide), soit près de 80 grands noms du capitalisme français, de sortir leur chéquier.

Le magot de Business angels des cités (BAC) atteint près de 15 millions d’euros. Trois millions ont été dépensés pour accompagner 12 sociétés créées par des dirigeants issus des zones sensibles ou qui y sont implantés. « Les patrons de banlieue n’ont pas les codes des investisseurs classiques, ils ne vont pas vous faire des courbes avec un tas de PowerPoint, mais ils ont un côté décomplexé, observe-t-il. Nous, on est là pour créer des ponts entre ces deux mondes qui s’ignorent. »

Car tout n’est pas rose pour ces patrons atypiques. L’image du jeune à capuche qui tient les murs toute la journée leur colle à la peau. « Comme sur le marché du travail, ils se heurtent à une forme de discrimination à la carte de visite. Le quartier reste stigmatisant », observe Joël Pain, directeur général de PlaNet Finance, l’organisme de microcrédit fondé par Jacques Attali. L’argent demeure leur plus gros handicap. Les ban ques regardent leur dossier avec circonspection. « Ils n’ont pas de fonds propres ou de maison en Bretagne à donner en garantie ! » raille Majid El Jarroudi, à la tête de l’Agence pour la diversité entrepreneuriale (Adive), qui aide les entrepreneurs des quartiers à répondre aux appels d’offres des grandes entreprises.

L’État a centré son action sur la ré novation urbaine davantage que sur le développement économique des quartiers, pourtant indispensable pour remettre en selle des habitants qui subissent un taux de chômage trois fois plus élevé qu’ailleurs. Résultat : pour voler de leurs propres ailes, la plupart puisent dans leurs économies, impliquent leur famille. Ou frappent à la porte de ces social venture funds nés dans la foulée des BAC. Des investisseurs privés, sensibles aux pépites nichées au pied des cités et qui, faute de soutien public, ne parviennent pas à éclore. Comme FinanCités, une filiale de PlaNet Finance, qui a mis 2,5 millions d’euros dans 24 entreprises. Ou encore Citizen Capital, lancé en 2009 par Laurence Méhai gnerie, coauteure avec Yazid Sabeg d’un rapport sur les discriminations pour l’Institut Montaigne. Son fonds gère 22 millions d’euros, confiés par une dizaine d’institutions (BPCE, CDC, AG2R La Mondiale…) et compte accompagner quatre entreprises l’année prochaine pour un total de 5 millions d’euros. Plus récemment, BNP Paribas a décidé de reconduire pour trois ans son « projet banlieues », qui s’attelle à la création d’emploi dans les zones sensibles, avec une enveloppe de 4,5 millions d’euros par an.

Même les étrangers font les yeux doux à nos boss des cités ! Avec son programme « international visitors », l’ambassade des États-Unis détecte depuis des années les potentiels de demain. Israël fait de même. Après le Qatar, la Chine aurait des vues sur le 9-3. D’autres se limitent aux effets d’annonce. La Suède, avec son académie Yump, pour Young urban movement project, annonçait au printemps vouloir épauler une trentaine de jeunes créateurs de Seine-Saint-Denis et lancer une dizaine de business academies. Mais la frilosité des investisseurs à dénouer les cordons de la bourse aurait eu raison de son ambition.

Trop vite à l’étroit. Les locaux, c’est l’un des autres problèmes quotidiens de ces entrepreneurs « blacks, blancs, beurs ». Le foncier manque dans les zones urbaines sensibles. Les communes les attirent avec de belles pépinières. Mais ils ne peuvent y rester qu’un temps. Et puis, elles sont souvent éloignées des transports publics. Embêtant pour recruter et attirer des profils expérimentés. Les parcs tertiaires, encore peu nombreux, offrent des surfaces trop petites pour grandir avec la société. Aux débuts de Technomobile, Salem Bessad a dû financer de gros travaux pour rester à Aulnay. « Les collectivités territoriales sont concentrées sur la création d’entreprises mais s’attachent peu à leur dévelopement ! regrette Laurence Méhaignerie, de Citizen Capital. Du coup, les ZUS restent globalement des territoires de TPE. »

Le système lui-même ne favorise pas l’emploi local. Au-delà de 50 salariés, l’entreprise perd le bénéfice des exonérations fiscales et sociales, qui est de toute façon limité à cinq ans. Des verrous qui n’empêchent toutefois pas les effets d’aubaine, régulièrement pointés par la Cour des comptes. Pour mieux cibler les fonds publics et les dédier aux territoires les plus en difficulté, François Lamy, le ministre délégué à la Ville, planche sur une « nouvelle géographie prioritaire » pour le premier semestre 2013.

Face aux contournements, la clause d’embauche locale a déjà été portée en janvier 2012 à un recrutement sur deux effectué dans la ZUS contre un sur trois auparavant. Mais nombre d’entreprises prétextent le manque de formation adaptée des résidents pour récupérer des CV ailleurs. « Beaucoup croient encore qu’il n’y a que des CAP de soudeur en banlieue alors qu’on a des entreprises à forte in novation ! » déplore Majid El Jarroudi. Ceux qui restent ne font pas forcément non plus dans le social en s’obligeant à recruter les « potes » non qualifiés s’ils ont besoin de compétences. La solidarité s’arrête aux impératifs de rentabilité.

Pour éviter d’être étiquetés « patrons de banlieue », beaucoup quittent alors le quartier. La dimension psychologique n’est pas étrangère à cet exode. « Après vingt ans de galère, ils veulent afficher la belle montre et le 75016 sur leur en-tête. Pour eux, c’est un signe de crédibilité », analyse Joël Pain. À la tête de Yoola, qui permet aux handicapés d’assister aux compétitions sportives, Malik Badsi a quitté les tours de Gennevilliers pour le canal Saint-Martin à Paris. « À la Ruche [NDLR : une pépinière spécialisée dans les projets sociaux], je peux me constituer un réseau plus facilement », relève-t-il. Les success stories servent alors plus à susciter l’envie qu’à générer des bataillons d’emplois pour des populations laissées pour compte. Or la désertification économique est un terreau fertile pour les explosions sociales.

155 753 C’est le nombre de nouvelles sociétés installées dans les zones urbaines sensibles en 2010.

25 % des salariés recrutés sont des habitants.

452 millions d’euros d’exonérations ont été accordés.

Sources : rapport Onzus 2010, rapport Raoult (juillet 2011).

Main basse sur la cagnotte qatarie

Tels Harpagon à la recherche de sa précieuse cassette, les acteurs des quartiers sensibles se sont longtemps demandé où s’étaient envolés les 50 millions d’euros promis cet hiver par l’ambassade du Qatar en faveur des entrepreneurs des banlieues.

Après plusieurs mois de valse-hésitation, le gouvernement a finalement décidé de créer un fonds dédié aux « territoires déshérités », c’est-à-dire aux quartiers, mais aussi aux zones rurales. Façon de couper court aux craintes de mainmise de Doha – et donc de prosélytisme religieux – sur nos cités. Tout est parti d’un voyage d’une délégation de l’Association nationale des élus locaux pour la diversité (Aneld) au Qatar fin 2011.

Face au manque de financement, ils alertent l’émir Tamin Al Thani, à la tête du richissime fonds souverain du pays. Pas à 1 euro près, il propose d’en mettre 50 millions sur la table.

Après les prises de participation au capital de Total, Vinci, Veolia Environnement et du PSG, l’appétit de la petite monarchie dérange. Une fois élu, François Hollande convoque le Premier ministre qatari et propose d’intégrer l’enveloppe dans la future Banque publique d’investissement (BPI). Cinquante millions à l’aune des 3,5 millions de TPE-PME, une goutte d’eau dans le désert… L’Aneld crie au « détournement de fonds ». Arnaud Montebourg, chargé de développer la BPI, fait machine arrière et toilette l’initiative qatarie en la réorientant vers les déserts économiques. Doté de 100 millions d’euros et abondé par l’État et Doha, le dispositif sera également ouvert aux entreprises privées. Pour éviter un phénomène de saupoudrage, une commission d’attribution jugera de la pertinence des demandes. Et comme c’est un fonds d’investissement, pas question de faire des chèques les yeux fermés… Et à fonds perdu.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi