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Enquête

Multitâche : chasse aux temps morts

Enquête | publié le : 02.11.2012 | Emmanuelle Souffi

Afin de combler les baisses d’effectifs, le travail s’intensifie et la polyvalence sert à boucher les trous.

Ambiance de ruche au drive du Leclerc de Vandœuvre-lès-Nancy. Il est 18 heures, les préparateurs de commandes s’activent pour boucler les colis de clients pas très patients. Ils ont une minute pour aller d’un bout à l’autre de l’entrepôt. Ça court, ça crie. Et parfois, ça chute. Pas de pointeuse à l’entrée. Mais des scannettes qui permettent au chef de savoir qui lambine. « Vous êtes constamment surveillés. Physiquement, c’est très dur. Ils peuvent faire 10 à 12 kilomètres par jour. Beaucoup démissionnent au bout de quelques mois », observe Maxime Chery, membre du CHSCT (FO). La crise a chassé les sas de décompression, les temps de récupération. Les pauses, vingt minutes toutes les six heures, ont vite fait de sauter. Avec la chute des effectifs, il faut tout faire et encore plus vite qu’avant.

Au Carrefour de Liévin (Pas-de-Calais), « le temps de contact client » doit être réduit au strict minimum. Contradictoire avec une stratégie de reconquête, mais indispensable pour diminuer l’attente. Et quand les files s’allongent devant la fameuse ligne bleue des caisses, c’est alerte rouge ! « Tout le monde est mobilisé, y compris les cadres, pour aller en caisse », raconte un syndicaliste CFTC. Les déjeuners sont pris sur le pouce, entre deux coupures, pour éviter les allers-retours devenus coûteux avec la flambée du prix de l’essence. « C’est le retour de la gamelle », note Dejan Terglav, secrétaire fédéral FGTA FO chargé du commerce.

Depuis les grandes grèves de février 2008 aux quatre coins du pays, le temps partiel subi, qui pouvait toucher un tiers du personnel, a été limité en recourant à la polyvalence. Dans la plupart des grandes enseignes (Auchan, Casino, Carrefour), les contrats atteignent désormais 30 heures, voire 35 heures pour ceux qui souhaitent passer à temps plein. Positive sur le papier, cette organisation s’est vite révélée retorse.

Entre droguerie et pâtisserie. Peu formés, les salariés naviguent d’une tâche à l’autre en fonction des besoins de l’hyper. « Je vais en rayon ou au drive, tout est à l’arrache, c’est quand ils veulent », raconte Sophie*, caissière chez Système U, en Normandie. Entre 6 heures et 9 heures, Marie*, agent de maîtrise au contrôle de gestion dans un Géant Casino, alterne entre la droguerie et la parfumerie, fabrique des tartes aux fraises, assure tous les inventaires ! « Avec la réorganisation managériale et la compression de personnel, on bouche encore plus les trous », pointe-t-elle. Les intitulés de postes (responsable commercial, commercial confirmé) sont suffisamment vagues pour changer les affectations sans signer d’avenants au contrat de travail.

Dans les rayons, les équipes, souvent masculines, voient arriver d’un œil sceptique ces recrues d’un jour, des caissières pour la plupart. « Elles ne sont pas bien intégrées, elles font de la maintenance, se salissent, repartent ensuite en caisse… détaille Bruno Delaye, DSC CFTC chez Auchan. Les mentalités doivent évoluer, car 35 heures en caisse, c’est impossible ! » Avec le nouveau mode opérationnel de Carrefour, baptisé « TBO » (transformation du back-office), les premiers embauchent à 2 heures au lieu de 4 heures, et ceux du soir terminent à 23 heures au lieu de 22 heures. Hier segmentée par métiers, l’organisation est désormais découpée par missions (nettoyage, mise en rayon, réassort…) et tranches horaires. « Les temps morts du travail n’existent plus, observe Marlène Benquet, chargée de recherche au CNRS. La polyvalence, c’est positif si elle vise à acquérir un nouveau métier. Pas si elle sert juste à combler le temps par de petites tâches et à déqualifier le poste initial. »

* À la demande des témoins, les prénoms ont été modifiés.

Marlène Benquet, chargée de recherche au CNRS et au laboratoire Irisso (Paris-Dauphine). Auteure des Damnés de la caisse (Éditions du Croquant, 2011), elle s’est fait embaucher comme caissière pour appréhender le quotidien des salariés de la grande distribution.
“La grande distribution est à son tour touchée par la financiarisation de l’économie”

Premier secteur pourvoyeur d’emplois, la grande distribution souffre d’une image déplorable. Pourquoi ?

Elle est au cœur d’un triple mouvement du salariat : tertiarisation, féminisation, précarisation. Il incarne l’évolution du prolétariat jadis composé d’hommes blancs et ouvriers. Le prolétaire du xxie siècle est une femme travaillant dans le tertiaire. Or leurs conditions d’emploi sont plus difficiles car elles évoluent dans des entreprises récentes – moins de cinquante ans d’existence –, où la faible implantation syndicale n’a pas permis de négocier des conventions collectives aussi avantageuses que dans la métallurgie.

Le secteur vit-il un tournant économique et social ?

Certainement ! Avec la baisse des effectifs, les conditions de travail se dégradent, le rythme s’intensifie, les accords d’entreprise deviennent moins favorables. Certes, les Français consomment moins et différemment, le pouvoir d’achat diminue… Mais d’autres facteurs endogènes expliquent aussi la crise de la grande distribution : Carrefour a été racheté en 2008 par Blue Capital. Cela a été la plus grosse opération de LBO en France. On en a sous-estimé les conséquences en termes de choix stratégiques. Pour rembourser sa dette d’achat, le fonds a besoin de dégager du cash très vite. Entre 2006 et 2011, les effectifs chez Carrefour ont chuté de 16,7 % ! Comme les autres, la grande distribution est à son tour touchée par la financiarisation de l’économie, ce qui la rend plus tributaire de l’évolution des marchés boursiers.

À la différence de l’industrie, pourquoi les pouvoirs publics réagissent-ils si peu ?

Il n’y a pas de PSE important dans la grande distribution. La plupart des réductions d’effectifs découlent du turnover, beaucoup plus important que dans l’industrie ; on ne remplace pas les partants. Aux caisses, il atteint 30 %. On peut donc supprimer des postes sans licencier, de façon invisible. Mais pas indolore, car ceux qui restent le paient au travers de l’intensification du travail. Propos recueillis par E. S.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi