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Politique sociale

L’exode des cerveaux espagnols

Politique sociale | publié le : 03.10.2012 | Cécile Thibaud

Retour à l’émigration des années 60, version diplômés. La crise pousse des milliers de jeunes Espagnols à s’exiler. Destination numéro un : l’Allemagne.

Si je propose à mes collègues de boire un verre après le travail, vont-ils le prendre mal ? Quand faut-il tutoyer ou vouvoyer ? Faire la bise ou tendre la main ? Les questions fusent. Ils sont une trentaine, serrés dans la petite salle de l’école de langues Tandem, située à deux pas de la place de la Puerta del Sol, en plein centre de Madrid. Sur les murs, une carte de l’Allemagne, des listes de verbes irréguliers et des bribes de déclinaisons. Ce soir, l’école propose à ses élèves une séance spéciale intitulée « Les défis des expatriés dans leur pays d’accueil », animée par une coach d’origine allemande. Avant de commencer, elle pose sa question d’usage : « Combien d’entre vous ont-ils l’intention d’aller vivre en Allemagne, en Suisse ou en Autriche ? » Tous lèvent le doigt.

Partir, il n’y a pas d’autre solution. Alors que le chômage touche près de 25 % de la population active espagnole, les jeunes sont les plus mal lotis : un sur deux est sans emploi. Et les diplômes ne sont plus un bouclier suffisamment protecteur. Tandis que le rythme de l’économie ralentit, les embauches stagnent, les jeunes fraîchement sortis de l’université peinent à décrocher un stage et voient les portes se fermer devant eux. Même ceux qui ont un emploi sont de plus en plus nombreux à préparer leur plan B. Ailleurs qu’en Espagne. Comme Ruben Rodriguez, ingénieur des mines de 30 ans, qui bataille pour maintenir son cabinet de consultants en prévention des risques : « Il est de plus en plus difficile de se faire payer par les clients », raconte-t-il. Pour lui, apprendre l’allemand est une assurance sur l’avenir. L’histoire se répète. Dans les années 60, ses oncles sont allés travailler à Düsseldorf, poussés par la misère. Ce sont eux qui l’encouragent à partir aujourd’hui. « Tu as un diplôme, un métier, pour toi ce sera plus facile. »

« Il n’y a plus de place pour nous ». Exode ? Fuite des cerveaux ? « Mais on ne fuit pas, on est mis dehors ! » affirme Rafael Anibal, journaliste de 28 ans qui a vu dégringoler les tarifs de ses maigres contrats temporaires. « Nous ne sommes plus ni précaires ni “milleuristes” [diplômé ne gagnant pas plus de 1 000 euros par mois], nous ne sommes plus rien. J’ai un ami ingénieur chimiste qui travaille comme jardinier, une amie psychologue qui fait des enquêtes dans la rue ; on finit par être prêt à tout pour vivoter. » Sur son blog, pepasypepes.blogspot.com, il a recueilli des dizaines de témoignages de jeunes diplômés qui ont choisi l’exil. « Chacun a ses raisons intimes de partir mais, par-dessus tout, il y a le sentiment qu’il n’y a plus de place pour nous dans ce pays, souligne-t-il. Nos études, nos diplômes et tous nos efforts nous conduisent à mendier n’importe quel boulot payé à moitié au noir. » Après avoir bataillé pour faire son chemin, Rafa vient lui aussi de jeter l’éponge. Il est parti cet été s’installer à Lyon. Objectif : cours intensifs de français et nouvelles études pour commencer une autre vie. Meilleure, espère-t-il.

Plus de 40 000 personnes ont quitté le pays, comme lui, au premier semestre 2012, soit 44 % de plus que l’année précédente, selon l’Institut national de statistique. Des chiffres inquiétants qui marquent la saignée laissée par la crise dans la société espagnole, alors que deux jeunes sur trois se déclarent prêts à aller vivre ailleurs. Prêts à tenter leur chance en Amérique latine ou en Asie, attirés par le dynamisme des pays émergents, mais surtout en Europe. Et tout spécialement en Allemagne, leur nouvel eldorado.

C’est la chancelière Angela Merkel qui a déclenché le mouvement, lors d’une visite à Madrid en janvier 2011. « Si les ingénieurs espagnols sont au chômage, qu’ils viennent en Allemagne », lance-t-elle alors. Outre-Rhin, on manque de bras, on a besoin de 100 000 ingénieurs et, entre le tourisme, la santé, l’informatique ou l’ingénierie, 800 000 postes de personnel qualifié sont à pourvoir.

Difficile de savoir combien d’Espagnols ont été effectivement recrutés à la suite de cet appel. Mais, dans la foulée, les inscriptions aux cours du Goethe-Institut ont explosé : plus de 50 % d’étudiants à Madrid depuis 2010. L’engouement pour l’allemand ne se dément pas et les écoles de langues s’adaptent à la demande. « Nous avons étendu nos services en proposant des cours spécifiques destinés au personnel de santé ou aux ingénieurs sur le départ, et nous offrons des séances de préparation aux entretiens d’embauche », explique Begona Llovet, directrice de l’école Tandem.

À l’avenir, l’Espagne risque de payer cher ses coupes budgétaires dans la recherche

« Beaucoup de faux espoirs ». « L’appel de la chancelière a provoqué l’enthousiasme, mais aussi beaucoup de faux espoirs », constate Sébastien Sanz, qui dirige à Madrid le cabinet Ayova, spécialisé dans la sélection d’ingénieurs et d’informaticiens pour des entreprises allemandes. « Nous recevons des candidatures de tous types : architectes, plombiers, ou mêmes transporteurs », raconte-t-il. Il tempère les enthousiasmes : « Tous rêvent de Berlin. Mais la réalité est différente quand on se retrouve à travailler dans une PME de Bavière ou une grande entreprise de Francfort, souligne-t-il. Ce n’est pas la même chose de s’expatrier par dépit ou par envie. Les Allemands veulent entendre un discours positif, voir arriver des gens avec un vrai projet à long terme, qui apprécient la qualité de vie dans le pays et ont envie de s’investir dans l’entreprise. »

C’est le cas d’Andreu Berna, ingénieur industriel de 28 ans originaire de Valence, qui s’est installé à Munich il y a six mois, embauché dans le secteur de l’automobile. « Pour moi, c’est moins un exil qu’une aventure professionnelle positive. En Espagne, j’avais peu de possibilités de trouver un poste qui corresponde à ma formation », assure-t-il. La plupart de ses amis de la faculté ont quitté le pays, comme lui. Et ceux qui sont restés sont au chômage ou coincés dans des emplois mal payés et peu considérés.

L’Espagne est redevenue terre d’émigration. Comme dans les années 60. Mais cette fois, c’est différent. Ce sont les plus qualifiés qui quittent le pays. « Le départ d’un ingénieur ou d’une personne hautement qualifiée ne devrait pas être un problème en soi. Cela fait partie de la mobilité européenne, après tout ; les programmes Erasmus sont faits pour ça, constate Lorenzo Cachon, professeur de sociologie à l’université Complutense de Madrid et spécialiste des phénomènes d’immigration. Le problème se pose si les mouvements n’ont lieu que dans un seul sens, comme c’est le cas en ce moment : on forme en Espagne des professionnels qui vont développer leurs connaissances ailleurs, au Nord. » Au printemps dernier, Amaya Moro-Martin, astrophysicienne de 37 ans et porte-parole d’une association de jeunes chercheurs, dénonçait dans une lettre publiée par la prestigieuse revue scientifique Nature le « suicide scientifique » de l’Espagne, qui pousse les scientifiques à l’exil. Sa propre histoire est éloquente. Elle est revenue en Espagne il y a près de quatre ans après un passage à Princeton, avec un contrat qui devait lui faire intégrer le CSIC, l’équivalent du CNRS. Mais la route s’est barrée en chemin : les recrutements de chercheurs sont tombés de 250 postes en 2007 à 30 en 2011. Et cette année, c’est plus simple : zéro poste, on n’embauche pas.

Les budgets publics destinés à la recherche ont fondu de 40 % depuis 2009, alors que ce devrait être une priorité en temps de crise, plaide Amaya Moro-Martin en dénonçant les incohérences du gouvernement : « Quand on regarde les pays voisins, on voit comment les investissements dans la recherche ont un impact proportionnel sur l’augmentation du PIB. Une ligne de recherche qui s’interrompt, c’est un peu de la crédibilité et de la compétitivité du pays qui se perd. » Elle-même n’a plus qu’un an et demi de contrat devant elle. Elle doit commencer à prospecter ailleurs, et tourne son regard vers les pays du nord de l’Europe.

Florentino Felgueroso, chercheur à la Fondation d’études d’économie appliquée, remet en cause le modèle économique qui, selon lui, « est en train d’offrir à la concurrence la matière grise du pays et le rend de moins en moins compétitif, de plus en plus dépendant en matière d’industrie, d’innovation et de recherche ». Pour les experts du marché du travail, l’Espagne risque de payer cher les coupes budgétaires menées sans discernement par le gouvernement. Preuve d’un manque de vision stratégique, selon le sociologue Lorenzo Cachon : « C’est ne pas comprendre que celui qui forme un biochimiste forme une entreprise de biochimie en puissance, martèle-t-il. La recherche n’est pas un luxe, c’est un investissement… Celui dont va avoir besoin le pays pour sortir de l’ornière de la crise. » Outre-Rhin, on l’a bien compris.

Le Brésil, refuge des victimes de la crise

Le Brésil serait-il devenu la terre promise pour des millions de chômeurs ? La réponse tient en un seul chiffre : 70 500, soit le nombre de visas de travail accordés aux travailleurs étrangers en 2011. C’est trois fois plus qu’en 2006. Depuis fin août, un visa permanent est offert à tout étranger porteur d’un contrat de travail d’au moins deux ans dans le pays. Nord-Américains, Philippins, Anglais arrivent dans le trio de tête des nationalités en 2011. Le Brésil est devenu un pays refuge pour les victimes de la crise et l’un des plus convoités d’Amérique latine par les Espagnols, qui sont 93 000 à y résider. Soit 35 000 de plus qu’en 2009. Toutefois, à peine 269 ont reçu un visa de travail permanent l’année dernière, la plupart venant pour des missions temporaires.

Avec un taux de chômage de 5,8 %, le pays offre ce que beaucoup de nations ont perdu : des emplois. Le géant sud-américain en a créé 8,5 millions au cours des cinq dernières années. Des emplois qualifiés et aux salaires attractifs, notamment dans les secteurs du pétrole et du gaz. Un cadre de haut niveau peut gagner jusqu’au double de la rémunération qui lui serait accordée en Europe ou aux États-Unis. L’argument fait mouche également auprès des expatriés brésiliens. Un Brésilien sur deux est ainsi rentré au pays depuis 2007. À l’époque, ils étaient 4 millions à l’étranger ; ils ne seraient plus que 2 millions. Les étrangers, au nombre de 1,5 million au Brésil, ne représentent aujourd’hui que 0,3 % de la force de travail du pays. Les autorités, qui ont besoin de 200 000 nouveaux ingénieurs par an, pour maintenir les infrastructures et préparer les JO de 2016, veulent faire monter ce chiffre à 3 %. Un objectif qui ne devrait pas laisser indifférents les 50 % de jeunes chômeurs espagnols.

Steve Carpentier, à Sao Paulo

Auteur

  • Cécile Thibaud