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Ma boîte, mes salariés et… la GRH

Enquête | publié le : 03.10.2012 | Éric Béal

Concentrant tous les pouvoirs, les patrons de PME consacrent peu de temps à la gestion de leurs salariés. Ils s’appuient sur l’expert-comptable pour la paie et décident du reste au fil de l’eau.

Quand nous avons racheté cette petite fonderie avec mon frère, il y avait six salariés. Le plus jeune avait 57 ans. Nous avons demandé au vendeur de recaser les gars dans ses autres entreprises. Ça nous a coûté plus cher, mais ça nous a évité des problèmes de gestion RH. » À l’instar de Philippe Maillez, dirigeant des fonderies Maillez, à Vaulx-en-Velin (Rhône), les responsables de PME ont une attitude ambivalente. La grande majorité d’entre eux louent les liens de proximité noués avec leurs salariés. Mais, absorbés par le suivi commercial, les aspects techniques et les impératifs financiers de leur activité, ils parent au plus pressé et ne consacrent qu’un minimum de temps à la gestion de leurs collaborateurs. « Les processus RH sont simples et informels car tout repose souvent sur le dirigeant. Et celui-ci fonctionne à court terme. La gestion des compétences est donc anecdotique et le management est peu structuré », affirme Marc-André Vilette, ancien DRH à temps partagé, actuellement enseignant-chercheur en GRH au groupe ESC Clermont. Jean-Marie Berton, délégué général d’Offensiv’PME, un club de dirigeants d’entreprise de Poitou-Charentes, est du même avis : « Des outils comme la GPEC ou l’entretien annuel d’évaluation sont très peu utilisés. Les responsables de PME sont trop accaparés par leurs problèmes de trésorerie, la faiblesse de leurs fonds propres ou la relation avec les banques pour s’investir dans les RH. » Même en Ile-de-France, où les PME peuvent bénéficier d’une subvention à hauteur de 70 % pour la mettre en place, la GPEC n’a pas de succès auprès de leurs patrons.

Absence de délégation. À sa décharge, la journée d’un petit patron est souvent pleine à craquer. Cyril de Rochefort, P-DG de la métallerie Bernardi (45 salariés), installée en région Centre, commence la sienne vers 7 h 15, avant l’arrivée de ses premiers salariés, et s’arrête rarement avant 20 h 30. « Je n’ai pas d’emploi du temps strict et organisé, explique-t-il. Il y a toujours un employé absent qu’il faut remplacer, un problème de matériel, un client qui veut me voir. Lorsque je n’ai pas d’imprévu, je me penche sur les frais généraux et le travail administratif. » Une journée type comme en connaissent tous ses pairs, au cours de laquelle le chef d’entreprise règle les problèmes « au fil de l’eau ». Ce jeune patron de 36 ans ne s’est pourtant pas laissé enfermer dans le tourbillon quotidien. Il a fait le pari de déléguer une partie de ses responsabilités à plusieurs de ses collaborateurs. « Je n’ai pas toutes les compétences, et le partage des responsabilités fidélise les meilleurs. Mais cela peut créer des problèmes le jour où le salarié concerné s’en va », précise-t-il. Car, dans une petite équipe, un départ est toujours déstabilisant. Il engendre une perte de savoir-faire difficile à remplacer rapidement. Un inconvénient bien réel qui n’explique pas, à lui seul, l’absence de délégation qui caractérise la grande majorité des PME.

En réalité, les patrons de PME sont trop attachés à leur entreprise pour accepter de partager le pouvoir. Olivier Torrès, professeur de gestion à Montpellier (voir interview page 22), a développé la notion d’egotrophie pour définir la gestion très centralisatrice des PME, autour de la personne du propriétaire-dirigeant.

Ce rapport très étroit à son entreprise, considérée moins comme un outil de travail que comme un patrimoine personnel, explique les difficultés du dirigeant à partager le pouvoir. « Il existe encore des patrons de petite entreprise qui veulent tout contrôler », estime Marion Barbe, responsable du développement national du réseau Germe (voir page 23). « Ils préfèrent travailler douze à quatorze heures par jour et certains exercent un management autoritaire et paternaliste. » Jean-Michel Labrunie, dirigeant de Dextral, une société de conseil et formation en organisation et mana gement, considère que nombre d’entre eux ne savent pas déléguer. « Même dans des entreprises d’une cinquantaine de salariés, certains patrons consacrent encore du temps à des tâches très opérationnelles comme de la manutention. »

Constamment débordés, les chefs de PME s’appuient sur un homme de confiance, leur expert-comptable. Ils lui confient non seulement leur comptabilité, mais aussi l’établissement des fiches de paie de leurs salariés, le suivi des formalités administratives ou encore la rédaction d’un contrat de travail. « Ils nous sollicitent sur l’application des règles légales dans tous les domaines, y compris sur l’amélioration de la gestion du personnel. Mais ils sont rarement intéressés par les outils de rémunération complémentaire comme l’intéressement, les titres-restaurants ou les Chèques-Vacances, qui sont pourtant susceptibles d’améliorer la fi délité de leur personnel. Compte tenu du manque de visibilité sur l’avenir des systèmes de retraite, ils préfèrent préparer leur avenir financier », indique Patrick Bordas, expert-comptable associé chez KPMG. Pour autant, lorsque l’activité de l’entreprise prend de l’ampleur, il arrive un moment où l’exercice de l’homme-orchestre atteint ses limites. « Ceux qui nous sollicitent le font souvent sous la contrainte, explique Emmanuel de Prémont, président de Finaxim, un réseau de cabinets de services RH en temps partagé. Leur effectif a dépassé un seuil d’obligation légale ou ils ont un conflit avec un salarié et craignent les prud’hommes. »

Sans surprise, cette relation exclusive entre le dirigeant et son entreprise rend compliqué le développement d’un contre-pouvoir. « Le patron d’une petite entreprise est chez lui. Il n’y a pas la place pour des instances de dialogue social, et encore moins pour un syndicat », estime Marc-André Vilette, qui a coordonné avec Pierre Louart la GRH dans les PME (Vuibert, 2010). Très rare, la nomination d’un représentant syndical dans une PME est souvent le signe que le climat social s’est grandement dégradé. Fini, l’ambiance bon enfant fondée sur des relations directes et interpersonnelles.

Ce rejet de tout contre-pouvoir incite de nombreux responsables de PME à contourner l’obligation légale de créer un comité d’entreprise en développant leurs activités au moyen d’un « hypogroupe ». Phénomène récent, ces structures sont des holdings qui chapeautent plusieurs petites sociétés spécialisées dans des activités complémentaires. Chacune des sociétés du groupe a moins de 50 salariés, seuil de l’obligation légale de création d’un CE et d’un CHSCT. Voire moins de 20, pour minimiser les cotisations obligatoires (formation professionnelle, aide au logement, effort de construction). L’Insee recensait 726 de ces hypogroupes en 1987. Ils étaient 22 174 en 2003 et 37 151 en 2006.

Peur de l’implantation syndicale. Le dialogue social fait peur aux patrons de PME. Dirigeant du cabinet Ergonomie Conseil dans l’Essonne, Jean-Louis Peralta intervient toujours en donnant préalablement la parole au personnel. « Nous devons systématiquement rassurer les chefs de petite entreprise, explique-t-il. Ils craignent que les discussions sur l’aménagement du poste de travail ne débouchent sur des revendications. Ils ont peur que cela permette à un syndicat de s’implanter chez eux. » Pour autant, une étude de Malakoff Médéric et de l’Observatoire social international publiée en octobre 2011 indique que les tensions au travail sont nettement moins importantes dans les petites entreprises. Le taux d’absentéisme et d’arrêts maladie est moins marqué et les salariés font état d’un plus fort engagement dans le travail. Des résultats que Michel Meunier, ancien président du Centre des jeunes dirigeants, estimait à l’époque peu étonnants, car « dans une PME, la direction est proche de ses employés. Elle leur serre la main tous les jours ».

Les patrons de PME sont très attentifs au choix de leurs collaborateurs. Au point de les choisir en priorité dans un cercle connu, la famille ou les relations

Paradoxalement, en dépit de cette proximité avec leurs équipes, nombre de responsables de PME s’intéressent peu à l’évolution de leurs collaborateurs. « Certains refusent de former leurs salariés de peur de les voir partir à la concurrence ou de devoir les augmenter », critique Marion Barbe. Plus prosaïquement, la majorité des petites entreprises rencontre des problèmes pour remplacer un salarié en formation. Or un collaborateur de moins pendant une semaine se traduit par un manque à gagner à la fin du mois.

De son côté, Jean-Marie Berton relève que les responsables de PME sont souvent mal préparés à la gestion des hommes. « Dans l’industrie, les chefs d’entreprise sont tous techniciens ou ingénieurs. Dans les services, ils ont une expérience de communicant ou de marketing. Il y a très peu d’anciens commerciaux et encore moins d’anciens DRH. » Mais ces profils n’expliquent pas tout. Malgré leurs carences en gestion des ressources humaines, les petits patrons sont très ré ticents à l’idée de s’appuyer sur un consultant. D’après une enquête de la Chambre de l’ingénierie et du conseil de France publiée en 2011, la moitié des PME n’a jamais eu recours au conseil en management par manque de confiance envers les consultants. « [Les petits patrons] sont pourtant conscients que leurs collaborateurs jouent un rôle important dans la réussite de leur entreprise, mais du moment qu’ils arrivent à sortir les pièces dans les délais, au prix et avec la qualité demandés, ils se disent qu’ils peuvent continuer comme ça », confirme Marc-André Vilette.

À l’inverse, les patrons de PME sont particulièrement attentifs au choix de leurs futurs collaborateurs. Au point de les sélectionner prioritairement parmi la famille ou les relations personnelles et professionnelles. Créateur de Spaceo, une entreprise de mobilier urbain publicitaire de cinq personnes implantée à Royan, Philippe Gadreau l’admet sans ambages : « Avec mon associé, nous fonctionnons sur recommandation et au feeling. Nous recrutons d’abord les gens que nous connaissons, comme l’ancien salarié d’un confrère ou bien une personne présentée par quelqu’un de confiance. » Jusqu’à embaucher le fils d’un ancien collaborateur, maître nageur de son état. « Nous souhaitons travailler avec des gens consciencieux dotés d’un bon état d’esprit », se défend l’entrepreneur, qui anime le club d’entreprises du pays royannais.

Les mentalités évoluent cependant. Les jeunes chefs d’entreprise d’aujourd’hui sont mieux outillés que leurs aînés et cela influence leur comportement et leur mode de management. Ancien directeur de la communication d’un organisme de formation continue, Éric Douillard est gérant majoritaire de Pro Formation, une société de formation professionnelle. Il participe à des réunions d’un groupe Germe, « pour grandir personnellement et améliorer mon management ». Il n’hésite pas à partager le pouvoir et les responsabilités avec quelques collaborateurs, afin de « dynamiser l’équipe, de garder les gens à potentiel et de me donner un peu le temps de sortir la tête du guidon ». Même si c’est toujours lui qui prend les décisions finales.

Ouverture du capital. Patrick Barbier, un ancien cadre dans un groupe de BTP, a créé Les Maisons Patrick Barbier, un bureau d’études de 21 personnes qui réalise des maisons individuelles. « J’ai délégué une bonne partie de mes responsabilités à un directeur commercial et à un directeur technique et je les ai incités à prendre des initiatives. J’invite aussi mes techniciens à passer par la voie hiérarchique en cas de problème. Cela me libère du temps pour aller voir ailleurs et partager mes préoccupations avec d’autres chefs d’entreprise », souligne-t-il. Ce lien moins affectif avec l’entreprise peut aussi engendrer une logique moins patrimoniale. Benoît Couteau, responsable de la société DFC2 à Nantes, passée de 6 à 75 collaborateurs, se dit prêt à ouvrir son capital à ses employés. « Je suis persuadé qu’une PME doit intégrer ses collaborateurs à son capital pour mieux les impliquer », affirme-t-il. Reste que ces exemples sont encore peu nombreux pour être annonciateurs d’une révolution des mœurs.

Éric Douillard
Gérant majoritaire de Pro Formation à Valenciennes, dans le Nord

Son entreprise de formation à peine rachetée, Eric Douillard fait face à l’annulation d’un gros marché. Il est obligé de licencier 25 % de son personnel et de se placer en redressement judiciaire. « L’équipe a continué à me faire confiance. Nous avons diversifié nos formations sur des sujets liés au développement durable », explique-t-il aujourd’hui, après avoir redressé la situation. « J’ai externalisé la paie et la comptabilité pour me concentrer sur la relance de l’entreprise. Pour pouvoir réfléchir sur la stratégie, j’ai engagé, dès que possible, des colla borateurs capa bles de m’épauler sur la R&D et le travail commercial…

Olivier Torrès Professeur de gestion à l’université de Montpellier, chercheur à l’EM Lyon.
« Être proche des salariés ne signifie pas que le management est de meilleure qualité »

Peut-on comparer le management dans une PME à celui d’une grande entreprise ?

Ce qui caractérise le management dans les PME, c’est la proximité du décideur. Dans les grandes entreprises, les managers de proximité sont des exécutants. Dans une PME, le patron choisit la stratégie dans les domaines du commercial, du marketing et de la finance. Il connaît ses clients et croise le regard de ses salariés tous les jours. C’est cette unité de temps, de lieu et d’action qui est spécifique à la PME.

Est-ce que le management d’une PME est plus humain, voire plus efficace ?

Être proche des salariés ne signifie pas que le management est de meilleure qualité. Bien sûr, le patron connaît le prénom de tout le monde, son management est fondé sur des relations directes et interpersonnelles, mais la proximité a des avantages et des inconvénients. De près, on se comprend mieux, mais la situation peut aussi se retourner contre les individus. Un conflit dans une petite équipe est plus douloureux à vivre.

Un patron de PME hésite-t-il à licencier ?

Évidemment, car celui qui prend la décision doit aussi l’annoncer. Louis Schweitzer n’a pas dormi la veille d’annoncer la fermeture de Vilvoorde. Pourtant, il a pris sa décision avec son conseil d’administration et son directoire. Cette pluralité déculpabilise un peu. Le chef d’une PME n’a pas cette facilité. Licencier une seule personne sur 10 salariés est très difficile, particulièrement lorsque vous êtes seul à prendre la décision et à l’assumer.

C’est la conséquence de l’indépendance, revendiquée par les patrons ?

Il est vrai que les chefs de PME sont très attachés à leur position car ils n’ont d’ordres à recevoir de personne. Un des principaux mobiles cités pour expliquer leur décision de créer une entreprise, c’est l’indépendance de la fonction. Mais ce n’est pas le seul. Ils s’accrochent aussi à leur patrimoine. La majorité d’entre eux voient leur entreprise comme faisant partie de la famille, ce qui peut expliquer une gestion assez paternaliste de leurs salariés. Ainsi qu’une propension à s’accrocher à leur siège au moment de la retraite.

Quel est le revers de cette indépendance ?

Elle a un coût, que l’on peut résumer par la règle des trois D : dépression, divorce, dépôt de bilan. Les patrons de PME sont en surcharge permanente de travail. Un cadre supérieur dans une grande entreprise travaille 55 heures par semaine. Un chef de TPE reste régulièrement 65 heures au travail. Il peut même y avoir des pics à 80 heures. Ils sont également toujours dans le stress et l’incertitude concernant le carnet de commandes. Mais, en même temps, ils ont le sentiment de maîtriser leur destin.

Comment se caractérise la GRH des petites entreprises ?

Il y a deux lois qui la caractérisent. La proxémie, tout d’abord : un patron de PME surestime ce qui est proche dans le temps et dans l’espace. Il aura tendance à recruter des gens qu’il connaît : la famille, les voisins et amis. Il fonctionne au feeling. Et la loi du grossissement : c’est l’idée qu’un phénomène marginal dans une grande entreprise prend des proportions considérables dans une TPE ou une PME. Le départ à la retraite d’un salarié signifie aussi le départ d’un savoir-faire ou d’un coup de main qu’il faudra remplacer si l’on ne veut pas risquer de déstabiliser l’entreprise. La démission d’un collaborateur est souvent vécue par le patron comme une trahison qui peut remettre en cause la pérennité de l’entreprise. De même, lors d’un recrutement, le patron n’a pas le droit à l’erreur, car licencier ou placardiser un salarié coûte cher.

Propos recueillis par Éric Béal

Les réseaux pour vaincre la solitude

Les patrons qui restent seuls face à leurs problèmes n’ont pas d’excuses. Car plusieurs réseaux nationaux leur sont accessibles. Créée par Pierre Bellon, l’Association progrès du management (APM) compte 5 600 adhérents dans toute la France. Sur le site www.apm.fr, Xavier Ouvrard, le président de l’APM, explique que tous ces chefs d’entreprise ont « envie de développer leur entreprise, de faire évoluer les hommes qui les animent, d’améliorer leur management, de progresser, mais aussi envie d’innover, d’anticiper… ». Le réseau Germe (1 200 adhérents) est bâti sur le même principe, celui de partager ses préoccupations et de se former. Son action a été récemment récompensée par le prix Olivier-Lecerf.

En principe, Germe accueille des managers et non des patrons d’entreprise, mais cette règle est un peu bousculée dans certains groupes locaux. Les chambres de commerce complètent très souvent leurs services en favorisant l’émergence de clubs d’entreprise par bassin d’emploi. La CCI de Lyon en recense 36 sur son site Internet. Celle de Bordeaux une vingtaine. En 2007, les CCI du Val-d’Oise, des Yvelines, de Seine-Saint-Denis et de Seine-et-Marne ont lancé Plato, un réseau interdépartemental sur le territoire de Roissy-CDG. Objectif, favoriser les échanges entre dirigeants de PME et cadres de grands groupes implantés localement. Enfin, les grands syndicats professionnels jouent également la carte du réseau en proposant des sessions de formation favorisant les échanges entre membres. Mais toutes ces propositions n’attirent qu’une infime minorité de responsables de PME. Les autres restent seuls avec leurs certitudes…

Auteur

  • Éric Béal