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Enquête

Le Code du travail éternel fardeau

Enquête | publié le : 03.10.2012 | Stéphane Béchaux

Débordés, les petits patrons ne s’attachent guère au strict respect de la législation sociale. Et multiplient les entorses au Code du travail. Au risque de se faire rattraper par les prud’hommes.

Philippe croise les doigts. Patron d’un magasin de bricolage en Eure-et-Loire, il attend le verdict du conseil de prud’hommes (CPH) de Chartres dans les prochains jours. En jeu, 100 000 euros de dommages et intérêts, que lui réclame une ancienne salariée pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et harcèlement moral. De quoi mettre dans le rouge vif son point de vente, tout juste refait à neuf, et ses 14 employés. « Je reste méfiant mais mon dossier est plutôt bien engagé, se rassure le dirigeant. Si elle gagne, je n’ai pas les moyens de payer. » À Somain, dans le Nord, même anxiété pour le patron des établissements Hellin Funéraire. Condamné à verser 40 000 euros à quatre ex-salariés pour un plan de licenciement économique très mal ficelé, il espère obtenir gain de cause devant la cour d’appel de Douai. Au risque, sinon, de mettre en difficulté l’affaire familiale.

Des histoires comme celles-là, les milieux patronaux en ont plein les tiroirs. Car la judiciarisation des relations de travail ne se limite pas au périmètre des grandes entreprises. Dans les PME aussi, les salariés saisissent le juge. Avec des conséquences parfois dramatiques. « Contrairement au dirigeant salarié d’une multinationale, le petit patron propriétaire de son entreprise paie les condamnations avec son chéquier. Et lui ne provisionne pas. Près de 40 % des procédures collectives ont pour origine un contentieux prud’homal », affirme Richard Muscatel, président CGPME de la section commerce du CPH de Paris. Un pourcentage sans doute très excessif – il n’est pas confirmé par le greffe du tribunal de commerce de Paris – mais qui en dit long sur l’incapacité des petites boîtes à se conformer scrupuleusement au droit du travail. Difficile de leur jeter la pierre. Car si les mastodontes du CAC 40, bardés de juristes, de spécialistes RH et d’avocats, se font régulièrement condamner, comment imaginer que les petits patrons, au mieux conseillés par leur expert-comptable ou leur syndicat professionnel, maîtrisent les subtilités du Code du travail ? « Le focus du dirigeant doit être sur ses clients, pas sur tous ces sujets administratifs qui occupent l’esprit sans apporter la moindre valeur ajoutée. On ne pilote pas une société avec le Code du travail sur le genou gauche et celui du commerce sur le droit », justifie Jean-René Boidron, P-DG de DL Santé et coprésident de la commission sociale de Croissance Plus. « Sauf exception, les dirigeants de PME se contrefoutent du droit du travail. Ils ne sont pas au courant des règles, leurs salariés non plus. Sous couvert de bonnes relations de travail, on n’y discute de rien, ni des rémunérations, ni de l’organisation du travail, ni du fonctionnement interne », explique le consultant Gérard Regnault, auteur des Mondes sociaux des petites et très petites entreprises (éditions L’Harmattan, 2011).

Un pragmatisme risqué. Cette absence de formalisation relève rarement d’une volonté de « gruger » les salariés. Elle vise d’abord à faire tourner la boutique, en s’accommodant de la législation. Un pragmatisme risqué. « Face à l’extrême complexité du droit du travail, certains décident d’ignorer leurs obligations, ou certaines d’entre elles. Mais c’est une option dangereuse. En matière de santé-sécurité et de temps de travail, notamment, les conséquences financières peuvent être très lourdes », prévient l’avocat Laurent Moreuil, associé chez SBKG. Exemple : ce fabricant de cuves, condamné à verser 180 000 euros au titre des heures supplémentaires à un ex-cadre dont le forfait jours n’était pas licite. Un grand classique, selon Jean-Marc Soulat, président du CPH de Versailles. « Les heures sup impayées, on nous les réclame dans 70 % des litiges. Et comme les petits employeurs ne font jamais signer de fiches de relevé d’heures, il leur est très difficile de contester les décomptes, parfois fantaisistes, produits par leurs employés. »

De quoi inciter certains à se remettre dans les clous. Sauf qu’en l’absence de représentants du personnel le parcours s’avère complexe. « J’ai dû faire mandater un salarié pour négocier un accord instaurant des forfaits jours. Ça m’a pris plus d’un an et coûté 10 000 euros en conseil juridique. Tout ça pour formaliser une pratique qui existait déjà », témoigne Cécile, patronne d’un cabinet de conseil RH. Une expérience d’autant plus douloureuse que le syndicat – la CFTC – lui a imposé plusieurs dispositions avant d’accorder son feu vert. Le type même d’immixtion que les dirigeants de PME jugent insupportable. « Cette intrusion dans leur fonctionnement interne les met hors d’eux. Encore plus quand ils doivent gérer des revendications extérieures, que personne ne formulait. La peur des syndicats, de la grève, on la rencontre dans la plupart des PME, jusqu’à 300 salariés », observe la coach Nathalie Bouclier.

La tête dans le guidon, peu à cheval sur les règles, les petits patrons s’avèrent des proies bien tendres face au juge. Jusqu’à leur baptême du feu, au moins, qui les marque au fer rouge. « Le premier contentieux, on s’en souvient tous. Quand les prud’hommes donnent raison au moins réglo, on est écœuré et on craint l’effet tâche d’huile », témoigne Jean-René Boidron. « Le chef d’entreprise s’identifie à sa boîte. Il a du mal à faire la part des choses entre le personnel et le professionnel. Quand un salarié l’attaque, il se sent trahi, ça le bouleverse. Pour ne plus se faire avoir, certains deviennent ensuite durs avec leurs salariés. Mais c’est une catastrophe car ils n’ont plus alors aucune chance de déve lopper leur entreprise », complète Xavier Ouvrard, président de l’Association progrès du management.

Que le petit patron « exploiteur », qui ignore sciemment les règles élémentaires du droit du travail, se fasse aligner par les juges ne chagrine personne. Mais que tous subissent le même sort, si. « Le mec qui se bat pour sa boîte, y passe ses week-ends et se fait cartonner pour une erreur de procédure, c’est inacceptable », dénonce Yannick Lebœuf, de la CGPME de Seine-et-Marne. « Les contentieux qui relèvent d’une application déloyale du droit et ceux qui trouvent leur source dans la trop grande complexité des textes ne sont pas de même nature. Et pourtant, ils entraînent les mêmes effets pour les employeurs », abonde l’avocat Laurent Moreuil.

Au sein des CPH, on reconnaît bien volontiers cette difficulté à distinguer entre patrons de bonne et de mauvaise foi. « En droit du travail, vous devez d’abord respecter la forme pour faire valoir le fond. Sinon, vous êtes foutu. Le seul élément sur lequel les conseillers peuvent jouer, ensuite, c’est le quantum », explique Jean-Marc Soulat, président du CPH de Versailles. « Le formalisme de la rupture est très élevé. Si vous ne respectez pas les étapes de la procédure, vous ne risquez qu’un mois de salaire maximum. Mais si vous rédigez mal votre lettre de licenciement, vous vous exposez à beaucoup plus car ce dernier devient sans cause réelle et sérieuse », complète Jacques-Frédéric Sauvage, président du CPH de Paris. Une mésaventure qui pend au nez des entrepreneurs en difficulté. « Quand ils sont acculés financièrement, les dirigeants de PME font parfois n’importe quoi : ils licencient tout seuls, très vite et très mal. On risque d’assister à une explosion des contentieux et des condamnations », prévient l’avocat François Denel, associé chez DBC. Certains ne s’en relèveront pas.

Lionel Hababou
Directeur général de DLH (Paris)

Il a créé son cabinet de consultants en informatique en 1989. Puis il s’est rendu compte que le marché des batteries et alimentations pour les portables ou autres appareils numériques mobiles était à prendre. Huit salariés en Chine pour superviser la fabrication, 14 en France pour la commercialisation et la logistique. Depuis trois ans, Lionel Hababou fait appel à une DRH en temps partagé. « Nous avons construit des définitions de poste claires, et rationalisé les pratiques RH et le recrutement. Aujourd’hui, grâce cette spécialiste, qui balaie tous les aspects RH, ma gestion des ressources humaines est bien meilleure. »

Auteur

  • Stéphane Béchaux