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Enquête

Pourquoi les boîtes sont accros au sport

Enquête | publié le : 04.06.2012 | Stéphane Béchaux

De la salle de fitness intégrée aux conférences de champions en passant par les stages en tout genre, le sport a conquis l’entreprise. Un outil au service de la performance dont l’efficacité fait débat.

Quel est le point commun entre un coffreur bancheur employé par Razel-Bec et une joueuse de handball de l’équipe de France ? La réponse ne se trouve pas dans un papier de Carambar mais sur le site Web de ce groupe de BTP. « Talent, passion, énergie, savoir-faire, expertise, défi, dépassement : voilà des valeurs que l’entreprise partage sur ses chantiers avec l’équipe féminine de handball », y assure le sponsor maillot des vice-championnes du monde. Tirée par les cheveux, l’analogie ne vaut pas que pour le ballon et le béton. À quelques semaines des jeux Olympiques de Londres, nul doute que les messages de ce genre vont se multiplier.

Car le monde sportif fascine les patrons. « Pour les dirigeants, l’idée d’être des sportifs de haut niveau est un fantasme “aspirationnel”, une façon de se voir eux-mêmes comme des figures “starifiées” », décrypte Thierry Chavel, d’Alter & Coach. Des vedettes de bureau qui aiment filer la métaphore sportive dans leurs discours ou comparer leur rémunération avec celle des Messi et Ronaldo. Voire prennent eux aussi quelques pilules pour doper leurs performances. Qu’il fabrique des saucisses, vende des polices d’assurance ou répare des chaudières, tout chef d’entreprise rêve aussi d’inculquer à ses troupes les qualités prêtées aux dieux du stade ou du gymnase. Les salariés l’ont d’ailleurs bien compris, qui n’oublient jamais de souligner leur appétit pour l’activité physique dans leur CV. D’après une enquête de l’Apec de juillet 2011, 76 % des cadres mentionnent ainsi leur pratique de la natation, du tennis ou de la course à pied. Histoire d’endosser eux aussi les habits du superhéros, perçu comme volontaire, tenace, solidaire et ambitieux. À juste titre, bien sûr ! Si les champions s’avéraient tricheurs, mercenaires ou individualistes, ça se saurait…

Des catalogues de formation aux airs de brochures UCPA . Ce culte du sport et des valeurs positives qu’il incarne remonte au milieu des années 80. Un engouement alors tout neuf. « Auparavant, l’image du sportif était celle d’un imbécile, adepte de l’effort mais incapable de réfléchir », rappelle Sacha Genot, un ancien consultant qui a fondé, en 2008, l’Agora du sport, un forum de réflexion œuvrant au « rapprochement entre les exigences économiques et l’épanouissement des hommes par le sport ». À l’époque, le resserrement des liens s’opère d’abord via le sponsoring puis par la diffusion de la méthode anglo-saxonne d’outdoor management development. « On fait alors sortir les managers de leurs bureaux pour leur faire pratiquer des activités d’extérieur. Avec l’idée qu’en utilisant le langage du corps on arrivera à extraire de ces grandes machines cérébrales de nouveaux traits de personnalité », explique Frank Bournois, professeur de management à Paris II.

En vogue au début des années 90, le très décrié saut à l’élastique a aujourd’hui disparu des pratiques d’entreprise. Mais pas le concept. Golf, rugby, voile, basket, tir à l’arc, escrime… Les catalogues des organismes de formation et autres prestataires RH ont toujours de faux airs de brochures UCPA. À les entendre, rien de tel qu’un catamaran, un green, un fleuret ou un ballon ovale pour travailler la concentration, la réactivité, l’adaptation au changement ou la coordination. Le tout dans une ambiance décontractée, à même de galvaniser et ressouder les troupes. « On forme le plus souvent les salariés par le verbe, par l’esprit. Mais les discours théoriques, abstraits, ne leur parlent guère. En pratiquant une activité physique adaptée à la situation, on fait au contraire rentrer les concepts par le bas, on les fait vivre », explique Patrick Grosperrin, ex-formateur chez France Télécom, fondateur du cabinet isérois Sport & Management. « Le sport fédère, rassemble, crée des émotions, casse la hiérarchie, délie les langues. Au travers de ses valeurs et de sa pratique, on peut mettre en place des actions pour rallier les collaborateurs aux enjeux de l’entreprise », complète Gilles Lorin de Reure, fondateur de Bibaïsport, la première « agence conseil en communication interne par le sport ».

Une approche que certains vont même jusqu’à théoriser, tel Patrice Bouvet, maître de conférences à la faculté des sciences du sport de Poitiers et auteur de l’ouvrage Golf et management. « Les golfeurs et les dirigeants sont confrontés à des situations analogues : un terrain en constante évolution, le respect des règles, le choix d’une stratégie et des instruments. Dans un contexte d’optimisation des performances, le golf peut apporter beaucoup », assure l’intéressé, qui a monté, au milieu des années 2000, plusieurs opérations pour les cadres dirigeants mondiaux de Veolia.

Des assertions difficiles à vérifier. Car, dans les faits, l’efficacité de ces techniques ne fait l’objet d’aucune évaluation, si l’on en croit les travaux de Catherine Fourré, qui a étudié les stages outdoor dans le cadre de sa thèse portant sur « la mise en scène de la métaphore sportive dans la formation professionnelle ». « Il s’agit de faire croire que ce que font les cadres durant le stage aura des effets réels lorsqu’ils réintégreront l’entreprise […]. Le succès de la formation se base sur une forme d’accord tacite où chaque partie s’accorde pour jouer le jeu. Tous les acteurs sont gagnants : les cadres qui vivent le stage dans une dynamique de loisir ; les consultants qui légitiment une formation sérieuse sans avoir à évaluer dans l’entreprise ses conséquences ; les entreprises qui conservent des managers satisfaits », écrit-elle.

Dans la même veine, les dirigeants se sont pris d’amour, depuis quinze ans, pour les grandes conférences animées par des champions ou des entraîneurs (voir page 21). « L’intérêt de ce type d’opérations est d’abord symbolique. L’intervention d’une star valorise celui qui l’a fait venir et ceux qui l’écoutent. Les salariés sont éminemment fiers, c’est bon pour la culture d’entreprise », décrypte Julien Pierre, maître de conférences à la faculté des sciences du sport de Strasbourg. Pour que l’échange soit véritablement efficace, mieux vaut bannir le show.

« Confronter les pratiques opérationnelles et managériales de l’entreprise avec celles des dirigeants sportifs peut s’avérer intéressant. C’est un catalyseur pour expérimenter, innover, prendre du recul. Mais, pour cela, il faut faire descendre les entraîneurs de l’estrade », explique Jean-Luc Sadik, pionnier du secteur, qui a fondé Transfert Performance sportive Conseil dès 1989. Ce fin connaisseur des deux univers, qui forme au management les directeurs techniques nationaux et accompagne les sportifs dans leur reconversion professionnelle, travaille à l’élaboration de séminaires de formation réunissant dirigeants du sport, de l’entreprise et des collectivités territoriales.

Des centres de fitness antistress. L’instrumentalisation de l’activité sportive à des fins managériales a trouvé un nouveau terrain de développement avec l’intensification des rythmes de travail et la montée des risques psychosociaux. Pour améliorer la qualité de vie au bureau – et, accessoirement, leur image employeur –, les sièges sociaux se sont mués en centres de fitness. Pas une grosse boîte qui n’ait, aujourd’hui, sa salle de sport dernier cri, ses tapis de course et ses Véronique et Davina. Une nouvelle déclinaison du mens sana in corpore sano que certaines entreprises mettent aujourd’hui en avant pour combattre le stress. Bien pratique pour celles qui ne veulent pas interroger leur organisation du travail ou leurs méthodes…

Certains vont d’ailleurs très loin dans l’utilisation du sport comme source d’amélioration de l’efficacité au boulot. Ancien d’IBM, Michel Marle a ainsi créé, en 2004, une académie de la performance au sein de la Fédération française d’athlétisme. Son programme phare ? Le parcours « haute performance professionnelle », destiné aux hauts potentiels, qui vise à améliorer les capacités physiques de ces derniers. « Empiriquement, on s’est rendu compte qu’on pouvait faire un parallèle entre la vitesse, l’endurance et la résistance autour d’un stade et dans l’entreprise », soutient ce fondu de course à pied. Conseillés par le perchiste Jean Galfione ou les coureurs Marie-José Pérec et Stéphane Diagana, une centaine de cadres dirigeants, notamment issus de Volskwagen France et L’Occitane, ont depuis mouillé le maillot.

D’autres proposent de mener ce travail non pas seulement sur le corps mais aussi dans la tête. À l’image du Centre du management mental, qui offre aux entreprises des « outils et formations d’optimisation mentale individuelle et collective au service de la performance ». Ou du cabinet RH Lugan & Partners, qui propose notamment des séminaires à même d’améliorer les résultats des commerciaux. « Au-delà des techniques de vente, c’est le mental qui fait la différence. Comme pour tous les grands champions, c’est ce qui se passe dans leur tête qui va être déterminant pour faire basculer la victoire du bon côté », assure Jean-Paul Lugan sur son blog. Mieux encore, cette irruption de la préparation mentale dans le champ économique se propage jusque dans les amphis. L’université de Dijon a ainsi lancé un diplôme « coaching et performance mentale » destiné tout à la fois aux « professionnels de l’entraînement » et aux « cadres supérieurs d’entreprise confrontés à des problématiques de coaching et intéressés par les transferts de compétences entre le milieu sportif et leur milieu professionnel ».

Ces offres font hurler certains praticiens. À l’instar du coach Thierry Chavel. « On est dans l’illusion des techniques miraculeuses qui rendent plus performants. Les dirigeants croulent sous les offres d’experts qui vendent une quincaillerie clés en main. Dans le coaching, notamment, on doit être dans le questionnement, le paradoxe. Pas dans le réarmement psychologique », explique-t-il. Au bureau comme au stade, pas simple de faire vivre l’esprit de Coubertin…

63 % des cadres jugent pertinent qu’on compare les managers à des entraîneurs sportifs.

Source : Apec 2011.

Béatrice Barbusse, maître de conférences en sociologie du sport à l’université Paris Est-Créteil et présidente du club professionnel de handball de l’US Ivry.
“L’entreprise a plus à apprendre au monde sportif que l’inverse”

De quand date l’irruption du sport dans les entreprises hexagonales ?

L’interpénétration n’est pas neuve. À la fin du xixe siècle et au début du xxe, certains patrons faisaient déjà usage du sport dans le cadre de leurs politiques d’œuvres sociales. De nombreux clubs sportifs ont ainsi été créés par des entreprises. Mais l’irruption massive date des années 80. Le sport sert d’abord de vecteur d’image, via le sponsoring, puis devient un instrument de mobilisation des ressources humaines.

Aujourd’hui, toutes les entreprises filent la métaphore sportive…

Normal, le sport est partout ! C’est une activité à la mode, qui transpire dans tous les domaines de la société. Il est donc porteur, y compris dans les entreprises. S’y ajoutent des éléments contextuels communs : la recherche de la performance, l’exacerbation de la concurrence, la compétition pour les places. Les dirigeants ont fait du sport professionnel un modèle, un outil de management, mais sans jamais en mesurer la pertinence. Leur vision du sport professionnel repose très largement sur des présupposés, des idées préconçues.

Les deux mondes n’auraient donc rien à apprendre l’un de l’autre ?

Ils partagent incontestablement des problématiques communes : la gestion des conflits, la détection des talents, la composition des équipes ou la diversité multiculturelle. Il y a donc une pertinence pédagogique à faire dialoguer managers et entraîneurs. Mais il subsiste des différences fondamentales entre les deux univers. Le sportif de haut niveau n’est pas un salarié lambda. Son travail, c’est sa passion. Il a un statut d’ouvrier avec un salaire de cadre sup et des modes de reconnaissance – les médias, les classements, les trophées… – extraordinaires. Par ailleurs, il évolue dans une structure hiérarchique plate, de quatre niveaux maximum.

Les entraîneurs ont-ils valeur d’exemple pour les managers ?

Beaucoup d’entreprises font intervenir des coachs sportifs dans leurs grand-messes pour donner des leçons à leurs managers. Or ces derniers sont souvent bien mieux outillés qu’eux pour gérer des hommes ! Les entraîneurs sont formés aux techniques psychopédagogiques, pas au management. C’est d’ailleurs un vrai manque. Ils apprennent sur le tas. En matière de GRH, l’entreprise a donc plus à apprendre au monde sportif que l’inverse. Les échanges peuvent néanmoins être fructueux s’ils sont préparés, interactifs et suivis. De manière modeste, les coachs peuvent aider les dirigeants à sortir de leur univers traditionnel, à prendre du recul, à réfléchir à leurs pratiques. Mais il ne faut pas en attendre de recettes miracles.

Les techniques managériales de coaching s’inspirent-elles de l’univers sportifQ ?

Là aussi, on nage en pleine confusion. Le coaching a débarqué dans les entreprises bien avant que les entraîneurs ne soient rebaptisés « coachs sportifs ». Quant aux approches, elles n’ont rien à voir. Dans le sport, on est plutôt dans le taylorisme, avec des entraîneurs dotés des pleins pouvoirs et des joueurs qui exécutent, sans poser de questions. C’est un management à dominante autocratique, voire militaire. On est aux antipodes du coaching en entreprise, qui s’appuie sur des techniques de questionnement.

Les préparateurs mentaux ont-ils leur place dans l’entreprise ?

Pas plus que dans les sports collectifs ! Les dirigeants de club se méfient énormément des préparateurs mentaux, qui peuvent faire de vrais dégâts. Contrairement aux idées reçues, l’hyperimplication n’est pas souhaitable. Ni dans le sport de haut niveau ni dans l’entreprise. Le bon management, c’est le management situationnel, en adéquation avec le contexte. On va droit dans le mur quand on privilégie une approche psychologique de la gestion des hommes.

Les patrons ont-ils raison de favoriser la pratique sportive de leurs salariés ?

De leur point de vue, oui. Ils ont tout intérêt à inciter leurs salariés à se maintenir en forme. Mais c’est un jeu dangereux pour ces derniers, qui feraient mieux de se prendre en charge par eux-mêmes. Car le sport en entreprise participe des politiques paternalistes, qui déséquilibrent la relation contractuelle.

Propos recueillis par Stéphane Béchaux

Auteur

  • Stéphane Béchaux