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Vie des entreprises

Chez Free, le social aussi est light

Vie des entreprises | Focus | publié le : 04.05.2012 | Emmanuelle Souffi

Iliad, la maison mère de Free fondée par Xavier Niel, cultive la cool attitude. Mais, dans les faits, la pression est maximale, le social à plusieurs vitesses et le dialogue quasi inexistant.

À une quinzaine de kilomètres de la médina de Casablanca, le Shadow a des airsdepetite Défense. Bloc noir et massif, l’immeuble abrite, serrés en rang d’oignons, les 1 600 conseillers multimédias de Total Call, une filiale de Free. 24 heures sur 24, 6 jours sur 7, Karim ou Nadiya répondent aux appels des 5 millions de clients de l’ADSL. Le tout pour 800 euros par mois. Le 18 mars, près de 300 d’entre eux ont entamé une grève du téléphone. Deux mois à peine après l’arrivée fracassante dans le mobile du Petit Poucet des télécoms, ça fait désordre. Mais ces révoltés n’en ont cure. Ils veulent dire stop au harcèlement et aux licenciements abusifs. « Vous pouvez être renvoyé pour avoir demandé une pause ou parce que vous n’avez pas été assez agréable avec le client, raconte Yassine, secrétaire général de CallSyndicat, affilié à l’Union marocaine du travail. À n’importe quel moment, sans qu’on en soit informé, on peut être écouté. C’est très facile de trouver une erreur. »

Avec trente minutes de pause pour des journées de neuf heures, leurs conditions de travail n’ont rien à voir avec celles des salariés français de Centrapel, autre filiale du service client de Free. Ouvert en 2005, le centre casablancais tourne à plein régime. Il gère les questions basiques, les plus complexes étant traitées par l’Hexagone. Le rythme de travail est du genre stakhanoviste. Et, depuis le lancement de l’offre mobile, c’est encore pire. « Avant, on avait un intercall de dix à vingt secondes pour souffler entre chaque appel. Il a été supprimé. Du coup, on enchaîne non-stop, et le moindre appel raté fait sauter la prime », explique Bilad, responsable de groupe et membre du syndicat. Dans ce secteur, le système de rémunération est kafkaïen. Durée moyenne des appels, assiduité, first call resolution (une solution trouvée au premier contact), la multiplicité des paramètres rend opaque la fiche de paie. « C’est la loterie ! » résume Khadija, sur le piquet de grève. En sept ans, les conseillers n’ont jamais été augmentés…

Le « juste prix ». Les syndicats réclament donc une hausse générale de 150 euros et une indemnité de repas. Car, s’ajoutant à leurs conditions de travail inconfortables, les Total Call font les frais d’un prestataire qui prend ses aises avec les règles d’hygiène alimentaire. Face à un tel tableau, ils rêvent d’un printemps des centres d’appels. Mais Xavier Niel, le fondateur d’Iliad, la maison mère, ne l’entend pas de cette oreille. Son modèle économique repose sur le « juste prix ». Free, c’est un peu le Michel-Édouard Leclerc de la téléphonie. Avec son offre illimitée à 19,99 euros par mois, le trublion du Net compte redistribuer du pouvoir d’achat aux Français. Mais à quel prix ? Attaqué par les autres opérateurs pour concurrence déloyale, cet autodidacte se défend de faire du low cost. Mais il se reconnaît volontiers « pingre ». Dans l’Hexagone,lessalaires, autour de 1 800 euros pour un hotliner et de 1 550 à 1 750 euros brut pour un technicien itinérant, ne sont pas les plus bas de la profession. Mais il n’y a pas de treizième mois et les avantages sociaux sont réduits à la portion congrue. « Le montant des prestations versées par le CE atteint à peine 10 euros par salarié ! » calcule Mohammed Salmi, délégué syndical SUD chez Free. « C’est une entreprise qui fonctionne à l’économie avec environ un manager pour 20 salariés », confie un ancien cadre supérieur.

Déstabilisant… Les équipes de Free ont découvert l’offre mobile en même temps que tout le monde

Pour résister à la concurrence, la pression est maximale. « Le coût moyen d’un salarié Bouygues Telecom est de 65 000 euros, contre 25 000 chez Free », a pointé Olivier Roussat, le directeur général de Bouygues Telecom, lors de son audition, fin février, par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. De là à parler de dumping social… D’une méfiance légendaire, Xavier Niel a érigé le secret en valeur suprême. Nos demandes d’interviews ont d’ailleurs été refusées. Par peur des fuites, seul le staff est dans la confidence des nouvelles offres et mises à jour.

À la manière d’un Steve Jobs, le patron d’Apple, ce geek visionnaire sait ménager le suspense. Plutôt motivant pour des équipes très attachées à la marque et à son côté « libertaire branché ». Mais aussi déstabilisant. Elles ont découvert l’offre mobile en même temps que tout le monde. Idem lors du lancement de la Freebox Révolution en 2010. Les formations ont été faites à toute allure. En deux heures à peine au Maroc. Les recrutements – 1 500 promis lors de la signature d’obtention de la quatrième licence – ont été réalisés en urgence en novembre. Résultat, dans les centres d’appels, à Colombes et à Vitry, c’est la panique. « De l’extérieur, le groupe est solide. En réalité, il tient avec des bouts de ficelle », soupire Christophe Scaglia, délégué syndical central CFDT de Free SAS (majoritaire).

Créé en 1999 après un succès dans le Minitel rose, l’empire Niel compte aujourd’hui 11 filiales (Protelco, Online, Centrapel…), toutes indépendantes les unes des autres. Leur point commun ? Elles sont chapeautées par Angélique Berge, l’élégante directrice de la relation abonnés, capable de répondre elle-même la nuit aux clients mécontents. Surnommée « maman » dans les couloirs du « château » – le nouveau siège de la maison mère Iliad, rue de la Ville-l’Évêque dans le viiie arrondissement –, elle cultive le côté humain d’une start-up qui n’en est plus une. « Dès qu’on a un problème, on va la voir. Elle est très protectrice », reconnaît un hotliner. Rapidité de décision et hiérarchie minimale caractérisent cette organisation décentralisée. De l’hébergement aux centres d’appels en passant par l’assistance et la fibre optique, Xavier Niel contrôletout,quandses concurrents externalisent au maximum.

Moins de 50 salariés. Autre caractéristique de cette organisation éclatée, elle freine l’activisme syndical, surtout dans les sociétés qui comptent moins de 50 salariés, en deçà du seuil obligatoire pour avoir un CE ou un CHSCT. « La direction rassemble les salariés par métiers et contourne ainsi les IRP », regrette Laurence Barma, secrétaire fédérale de la CFDT Communication, Conseil, Culture. Quant au délégué syndical Christophe Scaglia, il considère que « les partenaires sociaux n’existent pas. La direction ne veut pas signer d’accord sur le droit syndical. Pour elle, ce serait comme armer l’ennemi ». Sans parler de ce qui se passe au Maroc où, malgré ses 1 600 salariés et les obligations légales, Total Call ne dispose pas d’IRP ni même de règlement intérieur. « Les règles du jeu changent du jour au lendemain ! » déplore Yassine, le secrétaire général de CallSyndicat. En grève, les Casablancais ont eu la surprise de voir débarquer des nouveaux pour les remplacer. La plupart des manifestants craignent des mesures de rétorsion. Une vingtaine vont être licenciés pour « dégradation », selon la direction, qui a refusé de répondre à nos questions.

Pas si free que ça, Iliad compte autant de politiques sociales que d’entités. « Il y a deux mondes, décrit un ex-dirigeant. D’un côté, les centres d’appels, très industrialisés, et, de l’autre, la partie historique, celle des geeks, où chacun se débrouille. » C’est dans cet univers qu’une UES a été créée voici deux ans pour unifier les pratiques. Ainsi, le titre-restaurant est encore à 4,50 euros chez Protelco, moitié moins que chez Centrapel, dont les salariés ont reçu, l’an dernier, une Smartbox. Les autres, rien. Et que dire des salariés de Total Call ? « Eux, ce sont les fantassins », note un téléconseiller.

Le social est à plusieurs vitesses, souvent en dehors de toute négociation. « C’est une société “clustérisée”, dont la stratégie est de diviser pour mieux régner », confie Jean-Marc Joly, ancien responsable de la formation pour Free Mobile, qui a claqué la porte trois mois après son embauche. « Il n’y a pas d’intelligence collective, sauf si vous êtes dans un clan », accuse-t-il. Allusion au « club des 10 », comme le surnomment les mauvaises langues. C’est-à-dire Xavier Niel et sa garde rapprochée : Rani Assaf, l’homme invisible et inventeur de la Freebox, Cyril Poidatz, président du conseil d’administration, Antoine Levavasseur, directeur du système d’information, ou encore Angélique Berge.

À l’opposé de l’ambiance plus policée d’Orange ou de SFR, ils cultivent la cool attitude. Chez Free, on se tutoie, les hotliners sont des Freenautes passionnés. Souvent issus des quartiers de banlieue, sans diplôme, ils ressemblent à leurs abonnés. Avec son éternelle chemise blanche, la douzième fortune de France aime passer une tête sur les plateaux. Une jeune femme qui a froid ? Il appelle le service de maintenance. Des fauteuils pas assez confortables ? Il les remplace aussitôt. « À la différence des autres téléopérateurs, il y a une vraie proximité », concède Mohammed Salmi, par ailleurs chargé des relations consommateurs. Un côté friendly en surface. Mais aussi presse-citron. « On est dans l’« évaluationnite » aiguë ; c’est Excel entreprise. À chaque idée on te demande comment tu vas l’évaluer », ironise l’ex-responsable de la formation.

Mise au pas. Depuis le rachat d’Alice en 2008, qui a débouché sur un PSE portant sur 300 emplois, la mise au pas n’est pas toujours bien vécue. Le site Internet du syndicat SUD de Protelco – majoritaire – reçoit de plus en plus de messages de techniciens itinérants au bout du rouleau. Limités avant à cinq, les rendez-vous chez les clients sont désormais de sept par jour, sans possibilité de les décaler. Hier autonome, le technicien a aujourd’hui le sentiment d’être un pion. « Il se sent isolé, pas reconnu, alors qu’il porte l’image de l’entreprise, constate un syndicaliste de SUD Protelco. C’est le management par la critique et le mail. »

Dans un tel climat, le conflit marocain pourrait faire tache d’huile. Conscient des risques d’embrasement, Iliad a envoyé Angélique Berge sur place mi– avril. Cinq heures de négociation sous l’égide du préfet et, finalement, zéro concession. Le dialogue à la mode Free… À trop jouer avec le social, « le roi du tout compris » risque d’y abîmer son image de patron charismatique.

5 600 salariés 2,12 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2011 (+ 4,1 %)

255 millions d’euros d’euros de résultat net en 2011 (– 7 %)

2,2 millions d’abonnés Free Mobile

35 % C’est la part de marché sur l’ADSL

Source : Iliad.

Dégâts collatéraux

Les centrales syndicales se pincent encore pour y croire ! Fâchés que leurs camarades de la concurrence s’en prennent à la stratégie de leur patron, les syndicats de Free ont demandé le soutien de leurs fédérations. Qui les ont envoyés bouler. « Nous, on défend les salariés, pas les directions ! » s’insurge encore un représentant de la CFDT Communication, Conseil, Culture. Ça se passe comme ça chez Free. Solidaires dans l’adversité. Et tant pis si l’arrivée du « petit opérateur qui monte » dans le mobile risque de faire boire la tasse aux mastodontes (Orange, Bouygues Telecom, SFR). Selon le Syndicat patronal des centres d’appels, le SP2C, 10 000 emplois (30 000 selon FO) seraient menacés, chiffre repris par le gendarme des télécoms, l’Arcep. Alarmiste ou pas, il montre l’ampleur du tsunami qui risque d’emporter les opérateurs historiques et les opérateurs mobiles virtuels (Virgin, NRJ…).

Avec son offre à 19,99 euros All Inclusive, Xavier Niel aurait déjà séduit 2,2 millions de Français depuis mi-janvier. Un mois plus tard, Bouygues Telecom perdait 134 000 clients, Orange et SFR, environ 200 000 chacun. Dans les états-majors, on tremble. Pour ne pas avoir suffisamment anticipé l’effet Free Mobile, Frank Esser, à la tête de SFR depuis douze ans, est débarqué fin mars. Jean-Bernard Lévy, président du directoire de Vivendi, reprend les rênes avec deux mots d’ordre : économies et innovation. Les syndicats redoutent d’ici à juin des coupes franches dans les effectifs et des réductions de coûts de l’ordre de 400 millions d’euros. Un peu plus que chez Bouygues, qui compte économiser 300 millions d’euros cette année. Principales victimes de cette chasse aux coûts : les prestataires extérieurs et les boutiques de vente, des frais fixes qui ne plombent pas Free. Grand gagnant ? L’offshore. Bouygues Telecom compte transférer en Roumanie et en Pologne 250 emplois de techniciens. Le règne du « moins cher » a toujours son corollaire : la délocalisation.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi