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Vie des entreprises

Xintang, l’envers du jean made in China

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 01.04.2012 | Émilie Torgemen

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Xintang, l’envers du jean made in China

Crédit photo Émilie Torgemen

Dans cette cité industrielle dédiée à la fabrication du denim, la récession mondiale frappe durement les entreprises. Mais la grogne des salariés ne faiblit pas, poussant à de lentes avancées sociales.

Ses longs cheveux noirs noués dans le dos, Zhang estime que ses conditions de travail sontdifficiles : onzeheuresde travail par jour, six à sept jours par semaine. Mais cette salariée ne veut pas se plaindre, car elle pourrait venir grossir la foule des travailleurs à la journée. Zhang répond sans cesser une seconde de coudre. Cette quadragénaire assemble la plus grosse partie des pantalons, les coutures des jambes, à une vitesse ahu­rissante, parfois jusqu’à 10 000 dans la journée, soit environ un toutes les trois secondes. Zhang est payée à la pièce et empoche 235 à 350 euros par mois (le minimum légal est de 175 euros) selon les commandes.

Dans l’atelier où elle travaille, à l’usine LSH, à Xintang – la ville du jean –, à proximité de Canton, une dizaine d’ouvriers cousent, coupent, repassent en se lançant des blagues par-dessus la musique des machines à coudre. Rien à voir avec le sous-sol, où quelques opérateurs, les mains et le visage teints de bleu indigo, surveillent jusqu’à 60 machines à tisser dans un vacarme infernal. À l’étage de Zhang comme au sous-sol, beaucoup de machines sont arrêtées. La crise de la dette européenne et l’économie américaine au ralenti sont passées par là. « C’est simple, si les commandes ne reprennent pas, nous devrons fermer. Nos marges sont trop faibles. Et nous ne sommes pas les seuls », résume Zhan Jiahe, le créateur de l’usine LSH. ­Depuis l’année dernière, les commandes ont chuté de 70 %. L’usine compte 200 ouvriers. Zhan Jiahe a déjà réduit sa masse salariale en renvoyant le plus d’« inutiles » possible.

Vivier de main-d’œuvre sans fond

Si vous possédez un jean, il y a de fortes chances pour qu’il ait été, au moins en partie, produit à Xintang. Selon le syndicat du denim local, 60 % des jeans portés dans le monde sont passés par les usines de la ville (70 % pour le marché russe), jusqu’aux marques les plus élitistes comme True Religion, Evisu et Diesel, qui étaient auparavant fabriquées au Japon ou en Italie. La ville s’est éveillée brutalement il y a trente ans quand Huang Lin, un homme d’affaires hongkongais, a vu l’opportunité de déménager son entreprise de jeans en Chine continentale. Très vite, tous les pays du monde ont commencé à se fournir auprès de ce vivier apparemment sans fond de main-d’œuvre peu chère et travailleuse de Xintang.

La ville, qui s’étend sur 250 kilomètres carrés, est dédiée au vêtement mythique. Près de larivièresetrouventles ateliers de teinture, plus ou moins décrépits. Un nouveau parc industriel concentre les grandes entreprises capables de produire 60 000 pantalons par jour pour Calvin Klein, Levi’s, Lee ou Wrangler. Dans la zone du marché, les intermédiaires présentent de grands rouleaux de toile de jean de toutes couleurs et qualités sous des panneaux en chinois, en anglais, bien sûr, en arabe ou en russe. Le plus impressionnant est sûrement la multitude de petits ateliers qui occupent les rez-de-chaussée du centre-ville.

Le ralentissement mondial a causé la fermeture de beaucoup de ces microentreprises qui produisaient des jeans « jetables », ceux dont les ventes ont été le plus affectées par la crise. Mais une partie de ces ateliers survivent parce que des usines de taille moyenne réduisent leurs équipes et sous-traitent à ces prestataires qui ignorent le contrat de travail. Dans l’atelier de Mme Wang, une vingtaine de travailleurs finissent à la main des pantalons cousus dans de grandes usines de la ville. Zhou, par exemple, ouvre les passants des ceintures à toute vitesse avec de petits ciseaux. Elle est payée 0,3 centime d’euro par pièce. « Ces ateliers nous permettent d’être plus flexibles, avoue Liu Chi Lin, le directeur de la société Yilin, qui a pignon sur rue. Dans nos usines, les ouvriers perçoivent un salaire minimum même quand les commandes sont insuffisantes. Chez nos sous-traitants, ce n’est évidemment pas le cas. »

Dans son atelier, Mme Wang appelle chaque matin le nombre d’ouvriers nécessaires sur leur mobile. Le jour de notre visite, les commandes sont faibles. Dépitées par le déchargement, les couturières se disputent les ballots de jeans « à finir ».

Pour le très libéral président de l’Association du denim, Zhan Xueju, le refroidissement économique qui frappe ce type d’ateliers est une bénédiction : « Nous souhaitons développer plus de moyennes ou grandes entreprises capables de monter en gamme, de développer la R & D, d’accroître les profits… Le gouvernement encourage ce cercle vertueux en parrainant notamment des coopérations avec des centres de recherche et des universités. Cette crise permettra de faire le tri. D’innombrables petits ateliers ont déjà disparu, or ce sont eux qui ne respectent pas les normes. » À terme, ces grandes entreprises misent surtout, pour éviter d’être tributaires d’une demande mondiale aléatoire, sur le marché intérieur.

Des migrants plus exigeants

Avec 4 000 employés, Conshing fait partie des mastodontes qui ont la faveur de l’Association du denim et qui réalise déjà 80 % de son chiffre d’affaires sur le territoire. En 2010, l’entreprise a vendu près de 3 millions de pièces à de grands noms comme Gap, Guess ou Jack & Jones. Lee En, le vice-directeur, très sûr de lui dans son jean décoré d’un dragon, explique : « La gestion des ressources humaines est un enjeu primordial. Les ouvriers sont peu fidèles. Les jeunes travailleurs migrants venus des campagnes chinoises sont plus exigeants que leurs prédécesseurs. »

Mal payés pour des tâches répétitives et parfois dangereuses, ces jeunes travailleurs passent facilement d’une usine à une autre. Ce phénomène de zapping, ajouté à une inflation qui renchérit le coût de la vie dans les villes du Guangdong, oblige les employeurs à réagir, même en période de crise économique. Entre 2000 et 2010, l’augmentation moyenne des salaires a atteint 12,4 % par an. Chez Conshing, en 2010, les salaires ont été augmentés de 20 % ; en mars 2011 une nouvelle augmentation de 20 % a été accordée, puis encore de 20 % en octobre 2011. Selon le vice-directeur, les travailleurs sont en moyenne payés 340 euros par mois. Des chiffres que confirment des dizaines de travailleurs au milieu des gargotes qui bordent l’usine à l’heure du déjeuner.

Lee En explique fièrement que des représentants de salariés n’appartenant pas au syndicat officiel rencontrent le P-DG une fois par an. En 2010, à la suite de « cette discussion autour d’une soupe de poulet », il a décidé de construire un bâtiment pour les couples. Xiang You Yun, native de la lointaine province du Hubei, vit avec son mari et sa fille dans un de ces studios relativement confortables avec sa kitchenette et son petit balcon, où elle fait sécher des canards fumés. Seul motif de récrimination : l’école de l’entreprise. Sa fille de 5 ans y est scolarisée contre 825 euros par an parce qu’elle est une waidiren, une étrangère, alors que les locaux, dangdiren, ne paient que 470 euros.

Selon les chiffres officiels, Xintang compte 200 000 autochtones pour 500 000 à 600 000 travailleurs migrants non enregistrés qui n’ont pas accès aux services publics, alors que beaucoup y vivent désormais en famille. Pour l’avocat Tang Jingling, qui se préoccupe du sort des travailleurs depuis 1998, l’injustice entre dangdiren et waidiren, la plus criante, cristallise les frustrations. Pour autant, le ralentissement économique n’empêche pas la percée de lentes mais inexorables avancées sociales.

Améliorations

À l’abri des regards, Zhu Chaozi, gardien de nuit dans une usine de jeans, et Liu Cheng, petite maindansune autre fabrique, témoignent. « Les salaires et la couverture sociale se sont améliorés. Auparavant,il n’y avait qu’un jourderepos par mois, aujourd’hui, la plupart des travailleurs ontquatredimancheschômés. Je ne sais pas si c’est grâce à la loi sur le travailde2008 ou parce qu’il y a un manque de main-d’œuvre, mais les jeunes préfèrent travailler dans l’électronique », note Zhu Chaozi.

Jusqu’en 2011, Liu Cheng travaillait dansdes conditions effroyables chezunpatron venu du même village. Il cousait de 8 heures à 1 heure du matin jusqu’à avoir « des peaux mortes sous les fesses ». Mais les ouvriers ont appris à dire non. Zhu Chaozi se souvient d’avoir bloqué une autoroute avec une trentaine de collègues en 2007 pour réclamer le paiement d’heures supplémentaires. Le Labour Bureau, l’administration chargée de résoudre les conflits sociaux, qui avait fait la sourde oreille pendant deux semaines, était arrivé dans la demi-heure. « Nous n’avons pas fait appel au syndicat, il n’est pas fait pour aider les travailleurs. Désormais, quand on a problème, on occupe les autoroutes », plaisante Zhu.

Mais alors que le pouvoir chinois bride tous les canaux par lesquels faire remonter leurs revendications, il fait des gestes en faveur des ouvriers. Car Pékin s’inquiète : le ministre de la Sécurité publique, Meng Jianzhu, cité par le China Daily, a appelé la police à prendre « conscience du défi que représente la crise financière internationale et à faire de son mieux pour préserver la stabilité sociale ». Des milliers de travailleurs ont fait grève ces derniers mois dans le pays. « Il y a presque une grève par jour, résume Liu Kaiming, le directeur de l’Observatoire sur la Chine contemporaine. Les salaires ont progressé, mais le coût de la vie aussi. Au bout du compte, il est toujours nécessaire de manger à la cantine, de vivre au dortoir et d’accumuler les heures supplémentaires pour joindre les deux bouts. » Sans moyens de négociation accordés aux travail­leurs, la grogne ne peut que continuer à monter, estime ce chercheur. Et la crise ne va pas arranger les choses…

Auteur

  • Émilie Torgemen