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Vie des entreprises

Luc Themelin repeint en vert l’ex-Carbone Lorraine

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.03.2012 | Emmanuelle Souffi

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Évolution des effectifs

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Rebaptisé Mersen, le spécialiste des matériaux en graphite s’est tourné avec succès vers les énergies vertes. Reconversion, transmission, diversité… Pilotée par un pur produit maison, cette mutation s’opère dans le souci de préserver les équipes.

Le nom de Mersenne vous dit rien ? Marin Mersenne, savant du XVIIe siècle, philosophe et mathématicien, a inspiréson nouveau nom à Carbone Lorraine en 2010. Des croix de Lorraine, il n’y en a plus guère qu’à Gennevilliers, en région parisienne, au fronton des murs de l’usine. Devenu Mersen, le spécialiste des matériaux en graphite affiche sa mutation et parachève son virage stratégique. Fini, l’automobile, marché en déclin, les balais pour moteurs, les freins. Vive l’éolien, le photovoltaïque et les technologies vertes ! Pour conforter cette orientation, 220 millions d’euros ont été investis entre 2008 et 2011, pour moitié dans les énergies renouvelables. En cinq ans, l’industriel a changé de visage. Et 90 % des effectifs travaillent désormais à l’étranger. On découvre, à l’occasion, que Mersen est plus facile à prononcer en chinois, là où l’activité est en plein boom, que Carbone Lorraine. Entre 2006 et 2011, les anciens patrons, Claude Cocozza puis Ernest Totino, absorbent 16 entités. Américains, Allemands, Autrichiens, Écossais… L’intégration se fait en douceur, en maintenant l’équipe de direction en place, quand d’autres auraient sabré dans les effectifs. L’ex-Carbone est tout sauf « un rouleau compresseur ». Une tradition chez cet industriel où l’on fait carrière en grimpant progressivement les échelons.

Le dialogue social repose avant tout sur la concertation, et les conflits sont rarissimes. Mersen a beau être détenu par des fonds d’investissement (Axa Private Equity, FSI, Sofina), les P-DG ne sont pas des parachutés. Parti l’été dernier en claquant la porte, Ernest Totino a été remplacé par Luc Themelin, pur produit maison, entré comme ­ingénieur en R & D. Ce bourdieusien fan de Brassens tente de protéger son groupe des tempêtes extérieures en poursuivant les diversifications. Jusqu’ici tout va bien… Mais jusqu’à quand ?

1-Préserver la diversité des équipes.

À Saint-Bonnet-de-Mure, près de Lyon, les femmes sont partout. À la direction du site, à la tête des ressources humaines et de l’entrepôt. Historiquement cantonnées aux tâches manuelles, elles sont nombreuses à des postes plus techniques. Comme Samira, qui fait partie des 18 opératrices à avoir décroché un certificat de qualification paritaire de la métallurgie en conduite de ligne. Ou Nelly, qui tient d’une main de fer les rênes de l’entrepôt, plate-forme logistique européenne du groupe. « Je suis la seule femme à la maîtrise. J’ai un franc-parler qui réveille tout le monde », plaisante cette ancienne opératrice.

Si un salarié sur deux est ici une femme, c’est parce que la fabrication de fusibles requiert doigté et dextérité. Étalonnage, cambrage, soudure… Courbées sur leur ouvrage, les ouvrières enfilent à la pince à épiler les lames d’argent. Mersen compte 38 % de salariées. À son arrivée en direct de L’Oréal, en 2008, Estelle Legrand, la DRH, recensait 13 % de femmes managers. Trois ans plus tard, elles sont 18 %. « Notre but est d’atteindre 20 % », précise la DRH dans son bureau de la Défense où trône l’ouvrage la Place des femmes dans l’histoire (éd. Belin, 2010)… Un ingénieur ou un cadre recruté sur deux doit appartenir à la gent féminine. Pour être sûr de ne pas discriminer sans le savoir, le groupe va faire auditer ses processus de recrutement.

Dans la foulée de l’accord égalité signé par tous les syndicats – qui impose la mixité lors des élections du personnel, au grand dam de certains –, une charte pour un meilleur équilibre vie privée-vie professionnelle a été mise en place dans tous les sites. Télétravail, plages horaires variables le matin et le soir, aménagement des horaires au moment du retour de congé maternité… À charge pour les directions locales de piocher dans cette boîte à idées. WIM, le réseau de femmes lancé en 2010, vise quant à lui à briser le plafond de verre et les tabous qui entourent parfois les questions de genre. Il compte 80 volontaires, surtout des employées et des cadres. En plus de la promotion des métiers industriels dans les collèges, un travail sur la valorisation des assistantes est en cours. Deux d’entre elles interrogent leurs camarades sur leur perception. Objectif ? Réaliser un ouvrage recensant les comportements blessants ou irrespectueux.

Mixte, l’ex-Carbone Lorraine est aussi cosmopolite. Après les divers rachats, le spécialiste du graphite est devenu un vrai melting-pot, avec ses coutumes et réglementations qu’il faut accommoder à la mode hexagonale. 50 % des salariés ont désormais moins de trois ans d’ancienneté. « Les ressources humaines contribuent à la réussite ou à l’échec d’une acquisition, pense Estelle Legrand. Nous veillons toujours à respecter les racines des équipes en place. On ne fait pas de synergie, mais de la complémentarité. » Un processus d’intégration collective et individuelle est en cours de développement.

De la Chine aux États-Unis en passant par l’Allemagne, l’enjeu reste de construire une culture de groupe commune. Pas simple avec des sites éclatés et autonomes. Surtout quand la maison mère possède elle-même une histoire forte. « On est une entreprise internationale, mais française ! rappelle la DRH. Nos réunions sont en français et on demande à nos hauts potentiels à l’étranger d’en avoir de bonnes notions. »

2-Prévenir la souffrance au travail.

À Saint-Bonnet, le plus grossite du groupe avec 480 salariés, on redoute de voir partir l’emploi en Chine ou ailleurs. Christine Thevenot, la directrice du site, et Florence Roblet, la DRH France, décident en 2010 de lancer une analyse systémique avec un cabinet de conseil en RH ; 25 salariés de tout niveau sont interrogés. En parallèle, une « mesure management santé » est confiée à Malakoff Médéric auprès des 1600 salariés. Manque de reconnaissance chez les ouvriers, troubles du sommeil chez les commerciaux, conduites addictives et situations personnelles délicates… Des signaux d’alerte apparaissent.

Un groupe de travail se constitue autour de la direction avec des managers, des syndicats, les RH, le médecin du travail. « C’est un nouvel espace de dialogue social », se félicite Michel Devaut, délégué syndical CFDT à Saint-Bonnet. « Souvent, face à ce type de situation, les managers se sentent seuls. La commission, c’est une béquille importante. L’approche se veut bienveillante, on ne va jamais sur le versant privé », prévient Benedicte Gimeno, responsable RH du site. Grâce à une médiation interne, une vingtaine de conflits ont été dénoués. « Notre société banalise tellement de choses qu’on ne se rend plus compte de ce qui est tolérable ou non », regrette Véronique Digonnet, secrétaire CGT du CHSCT.

Surtout, les transferts de personnel ont été mieux encadrés au travers de contrats dûment signés. « Le prêt de personnel d’un bâtiment à l’autre est potentiellement traumatisant, remarque Christophe Michel, responsable de l’unité produits spécialisés. Désormais, la durée, le nom du manager, de celui qui fait passer l’entretien d’évaluation, tout est précisé à l’avance. » De quoi diminuer le stress inhérent au changement d’affectation. « Nous encadrons et expliquons au maximum ces mouvements », souligne la directrice de l’usine.

Dans la foulée des initiatives rhônalpines, un accord bien-être au travail a été signé par tous les syndicats en septembre dernier. Il instaure des commissions dans chaque usine et des formations d’au moins une journée à la prise en charge des risques psychosociaux. À Lyon, près de 40 managers vont être formés cette année à la méthodologie préventive. « C’est très important d’avoir des outils pour objectiver les choses », estime Christophe Michel.

Prochaine étape : mettre en musique l’accord de méthode sur la pénibilité signé par toutes les organisations syndicales en novembre 2011. Ce que la DRH redoute. Car les syndicats exigent des mesures de compensation. En avançant en âge, les risques de TMS se multiplient. « À partir de 50 ans, les fem­mes en travail posté sont cassées. Il faudrait pouvoir modifier leurs horaires dès cet âge-là », plaide Véronique Digonnet, de la CGT. La CFDT milite pour un compte épargne temps abondé par l’entreprise qui permettrait aux salariés de partir plus tôt. « Nous cherchons à protéger le personnel pour qu’il souffre le moins possible, mais pas à financer des départs anticipés, car on a du travail et des clients à satisfaire », plaide Florence Roblet, la DRH France. Une cartographie des métiers les plus pénibles est d’ailleurs en cours d’élaboration.

3-Veiller au maintien des compétences.

40 % des managers – 900 personnes dans le monde – vont quitter l’entreprise en dix ans. Mersen doit donc faire entrer du sang neuf. Deux cents embauches (ingénieurs, soudeurs, électriciens…) ont été réalisées en 2011. Pas toujours simple pour un groupe dont la notoriété est faible. « Nous ne sommes pas hyperconnus et nous n’avons pas les moyens d’un Saint-Gobain ou d’un Safran, reconnaît Estelle Legrand. Nous allons développer nos relations avec les écoles ainsi qu’avec les universités. »

Le groupe s’appuie aussi sur le transfert de savoir-faire entre les générations. 30 % des salariés ont plus de 50 ans. C’est à eux que l’accord senior signé en 2009 s’adresse. Principale innovation : l’entretien d’expérience pour identifier les compétences clés détenues par les plus de 58 ans. Partant de là, des experts volontaires accompagnent leurs successeurs qui sont ensuite évalués par une commission de validation de la mission tutorale. Le tutorat est récompensé, à raison d’un mois, voire un mois et demi, de salaire, si la mission dure plus ou moins un semestre. « C’est un outil qui permet de réconcilier des âges qui ne se comprennent pas toujours », observe Estelle Legrand. Tous les quinquas n’ayant pas reçu de formation depuis trois ans vont être entendus par la DRH afin de se voir proposer des parcours adaptés. « Les ouvriers ont le sentiment que les formations, c’est pour les cadres, note-t-elle. Nous devons les aider à se projeter dans le futur. »

4-Anticiper les évolutions du business.

Pas de suppressions d’emplois, un peu de chômage partiel et de gel des salaires… Mersen traverse la crise sans trop d’encombre. La dernière fermeture date de 2008 quand il s’est désengagé de l’automobile : 1 500 salariés, dont 150 en France, ont été touchés par cette mutation qui s’est faite en douceur. Un plan de formation, adaptation, reconversion de trente mille heures a permis de déplacer vers les segments les plus rentables une centaine de postes à Amiens, et 25 personnes ont réalisé un projet personnel. Même logique en 2005 quand l’ex-Carbone Lorraine a fermé son unité d’aimants d’Évreux. Le site a été dépollué et accueille des logements. « On ne délocalise pas, on ne fait pas de PSE, mais on reconvertit », résume la DRH.

Malgré tout, les syndicats jugent l’accord de GPEC de 2008 insuffisant. « C’est un fiasco », déplore Alex Maillard, DSC CGT, première organisation du groupe. « Les patrons manquent de vision à long terme. Ils veulent doubler le chiffre d’affaires en cinq ans, mais rien n’est décliné quant aux métiers dont on aura besoin », pointe Michel Devaut, de la CFDT. Inquiets de voir les usines étrangères tourner à plein régime quand les françaises patinent, certains redoutent que les emplois s’en aillent. De nouvelles négociations sont prévues cette année. En attendant, les équipes RH élaborent une cartographie de 70 métiers repères qui incarnent l’avenir du groupe. Afin de faire coller besoins humains et business.

Repères

Mersen n’a plus rien à voir avec l’ex-Carbone Lorraine. Né en 1937 de la fusion d’une usine de charbon à Pagny-sur-Moselle et d’un site de transformation du carbone à Gennevilliers, le spécialiste du graphite a eu du nez en recentrant ses activités sur les énergies renouvelables. Panneaux photovoltaïques, éoliennes, trains… Ses blocs et fusibles surfent sur des marchés porteurs. En 2011, le chiffre d’affaires a atteint 830 millions d’euros, en hausse de 11 % par rapport à 2010.

1891

La Compagnie lorraine de charbons pour l’électricité voit le jour en Moselle.

1892

L’entreprise Le Carbone se lance dans les balais pour moteurs électriques.

1937

Les deux sociétés fusionnent.

Mai 2010

Carbone Lorraine devient Mersen.

Évolution des effectifs

Évolution des effectifs
ENTRETIEN AVEC LUC THEMELIN, PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE DE MERSEN
“Le coût du travail est l’un des derniers critères sur lesquels on doit se fonder”

Vous avez réussi à traverser la crise en affichant des résultats en hausse…

Dès 2005-2006, nous avons voulu pérenniser l’activité en la recentrant sur des marchés plus porteurs. On perdait de l’argent dans l’automobile, au contraire, le solaire et l’éolien émergeaient. Nous avions déjà des filiales en Chine qu’il suffisait de mobiliser pour répondre à la demande locale. Résultat, nous sommes les seuls à produire du graphite pour le solaire là-bas ! Près de 60 millions d’euros ont été investis dans l’usine de Chongqing. Cinq ans plus tard, nous réalisons 110 millions de notre chiffre d’affaires dans le solaire, contre zéro en 2006 ! Notre taille nous rend certainement réactif, mais les liens qui unissent les équipes également. Elles se connaissent depuis plus de dix ans. C’est un peu comme une équipe de sport qui arrive à maturité. Le mode de fonctionnement est très fluide.

Comment se présente 2012 ?

Ce ne sera pas une année extraordinaire ! Mais contrairement à 2009, nos clients n’ont pas de stocks de produits, ils auront donc besoin de recommander plus rapidement. J’espère une reprise en milieu d’année. Avec douze sites de production, la France représente plus 10 % de notre chiffre d’affaires. En Allemagne, l’activité, très soutenue, tire les usines françaises. Un tiers de l’activité de Gennevilliers se fait outre-Rhin. Sans ces débouchés, on aurait du mal à passer le cap.

Que pensez-vous du débat sur le coût du travail ?

Je ne sors pas ma calculatrice en passant d’une frontière à l’autre ! Aucune usine n’est identique. Nos ateliers diffèrent selon les sites. Les comparer reste périlleux. Mais l’efficacité et les résultats sont très proches entre pays. En France, on a réussi à trouver en interne des dispositifs pour être compétitif à 35 heures. Pourquoi repasser à 40 heures si le carnet de commandes ne le justifie pas Le coût du travail est l’un des derniers critères sur lesquels on doit se fonder. Il faut être sur des produits qui plaisent, de qualité et les fabriquer à coûts adaptés. L’innovation maintiendra l’industrie française. C’est très compliqué de diriger des usines aujourd’hui, de supporter toutes les contraintes administratives et d’accroître leur dynamisme en France et dans le nord de l’Europe, dont on vante toujours le modèle social, mais qui n’est pas forcément aussi souple que le nôtre. Il faut se concentrer sur des marchés où les compétences des hommes feront la différence. Je crois beaucoup à la théorie de la destruction créatrice de Schumpeter : quand des activités meurent, d’autres les remplacent et il faut absolument les investir.

Comment éviter de licencier dans l’industrie ?

En jouant sur la flexibilité du travail avec les intérimaires, l’adaptation des horaires et sur les équilibres de charges. Quand une activité décline, on opère des transferts de production vers d’autres sites et pays. Il y a deux ans, nous avons du réduire les effectifs de 15 personnes dans une de nos usines en misant surtout sur les départs en retraite. Mais en France, c’est très compliqué de répondre à une demande urgente car nos métiers n’intéressent plus grand monde. L’usinage semble ne plus motiver les jeunes. Électriciens, automaticiens, électrotechniciens… Les candidats sont rares. Or, il faut deux à trois ans d’apprentissage pour maîtriser toutes les ficelles du métier. Au printemps dernier, une vingtaine de postes n’ont pas pu être pourvus dans une de nos usines. L’industrie américaine, elle, est très réactive. Nous avons ainsi pu ré-embauché 60 personnes sur un site en moins de trois mois.

Les craintes des salariés de voir partir leurs emplois en Chine sont-elles fondées ?

Ces peurs et ces angoisses font partie de la vie. Rien n’est jamais écrit. En bout de la chaîne de commandement, c’est difficile de tout maîtriser, d’intégrer les changements économiques. Je comprends les craintes internes quant à la stratégie du groupe. Tous les mois, nous organisons des réunions d’échange par services sur le chiffre d’affaires, la rentabilité… et les informations redescendent jusqu’à l’opérateur. Nous n’avons pas eu de coups durs à gérer récemment. Nous avons fait des efforts pour maintenir des sites. Gennevilliers a failli fermer en 1993. Mais on s’est battus pour trouver des gisements de croissance ailleurs car cela en valait la peine. L’usine chinoise contribue même à créer des emplois chez nous !

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi

LUC THEMELIN

51 ans.

1993

Ingénieur en R&D chez Mersen.

1998

Directeur de l’activité freinage.

2004

Directeur de l’activité hautes températures.

2005

Entre au < Néant > comité directeur.

2008

Superviseur des activités applications électriques.

2011

Président du directoire.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi