logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Dossier

Le culte du bon sens

Dossier | publié le : 01.02.2012 |

Tenues, arrangements horaires, lieux de culte, règlement intérieur… Pour concilier pratiques religieuses et exigences du travail, les entreprises s’appuient sur des approches pragmatiques.

Entre deux chaînes de montage de Citroën C3, une salle de prière. En plein cœur de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, une sorte d’Algeco a été aménagé et recouvert de tapis pour faciliter la prière des salariés musulmans pratiquants, qui composent plus de la moitié des effectifs, selon le chef du personnel, Vincent Segui. Il y a quelques semaines, en voulant montrer le lieu sacré à un nouveau manager, il a fait un pas en chaussures dans la salle, par inadvertance. Sacrilège ! Scandale à l’usine… « Normalement, je suis très respectueux vis-à-vis de la religion, je ne l’ai pas fait exprès, la plupart l’ont vite compris, mais ça a fait toute une histoire, relate le responsable. C’est arrivé le matin et, le jour même, l’équipe de l’après-midi était déjà au courant ! On s’est expliqué et cela s’est arrangé. »

Preuve que le sujet reste très sensible sur ce site ouvert en 1973 et dont la main-d’œuvre a été alimentée en masse par les immigrés venus du Maghreb. À la suite d’un conflit social, les syndicats ont obtenu en 1982 l’ouverture de salles de prière pour éviter qu’elles se créent clandestinement dans des lieux inappropriés et pour privilégier les prières collectives pendant les temps de pause. Les managers de PSA ont eu très peu de remontées négatives de fervents défenseurs de la laïcité mais, pour autant, ce type d’initiative ne fait pas l’unanimité.

Des horaires adaptés pendant le ramadan. Khalid Hamdani, directeur de l’Institut Éthique et Diversité, considère qu’« établir une salle de prière collective dans une entreprise n’a pas de sens, cela revient à faire d’un lieu neutre un espace de culte ». En revanche, il trouve « parfaitement compréhensible » que, comme sur le site PSA d’Aulnay-sous-Bois, des sandwichs halal soient proposés dans les distributeurs automatiques : « Imaginons que, dans une entreprise, on ne propose que des cuisses de grenouille et que la moitié des salariés soient anglais et dégoûtés par ce mets. Il est normal de suggérer un second choix. » À la cantine de l’usine, pas de plat halal ni de menus spéciaux sans porc. « Nous estimons que la cuisine du self est assez diversifiée, avec du poisson, des œufs ou la possibilité de prendre des légumes seuls… », indique Emmanuel Diers, responsable de production.

Depuis 1982, les horaires sont aussi légèrement adaptés pendant le ramadan. Durant cette période, « l’horaire de la pause varie tous les jours, en fonction de l’heure du coucher du soleil indiquée par la Mosquée de Paris, pour qu’elle coïncide avec le moment de rupture du jeûne. Cela demande un peu de logistique, mais nous sommes habitués », témoigne-t-il. Même si les passages à l’infirmerie sont plus fréquents pendant le mois de jeûne, la productivité ne subit aucun ralentissement « grâce à un incroyable élan de solidarité. Ils ne veulent surtout pas perdre cet acquis », considère le responsable du personnel. Les collègues non pratiquants sont conciliants et évitent d’organiser des pots festifs en période de ramadan.

Dans le bureau de Vincent Segui, un gigantesque tableau schématise les chaînes de production, avec des Post-it multicolores mentionnant les noms des ouvriers. Dans ce balai incessant de personnel, pas facile de caler des temps de pause en dehors des moments officiels pour permettre aux musulmans pratiquants de réaliser leurs cinq prières par jour. « Il n’y a pas d’aménagement particulier. Je dis aux managers de traiter ces requêtes comme n’importe quelle demande liée aux besoins personnels. Le temps de prière l’est tout autant que la pause-pipi ou cigarette », estime Vincent Segui.

Le jour de la fête sacrée de l’Aïd el-Kébir, impossible de libérer la moitié des effectifs. Pour faire tourner les chaînes, sur une équipe de 30 personnes, seules deux d’entre elles ont le droit de prendre un congé. Chaque année, il y a un roulement. « Quelques personnes se mettent en arrêt maladie ce jour-là, mais cela reste des exceptions, admet le chef du personnel. En règle générale, cela se passe bien, mais cela engendre du stress, car on ne sait pas si tout le monde va être présent. Pour faciliter le dialogue, nous avons des relais en production : nous passons par une personne référente reconnue par la communauté, celle qui dit la prière. »

Mais l’organisation bien rodée du site PSA de Seine-Saint-Denis, regroupant 45 nationalités, fait tout de même figure d’exception en France, pays laïc par excellence. Rares sont les entreprises à avoir pris des mesures aussi tôt. La plupart se résolvent à aborder le sujet au coup par coup. Dans le domaine des transports, la question a été soulevée en avril dernier, après que des usagers du réseau Sqybus, à Saint-Quentin-en-Yvelines, s’étaient plaints que des chauffeurs déroulent leur tapis et fassent leur prière dans l’allée centrale du bus pendant leur temps de pause.

« Faire au mieux ». Stéphanie Chardon, responsable du personnel de la société de transport Savac, reconnaît que l’importance du nombre de musulmans pratiquants dans les effectifs pose parfois problème : « Quand l’Aïd tombe en semaine, alors qu’il y a une forte affluence, nous sommes ennuyés car nous ne pouvons pas autoriser tous les musulmans à poser un jour de congé. Cela suscite des mécontentements. Pourtant nous essayons de faire au mieux. Quand la fin du ramadan tombe un dimanche, tous ceux qui le souhaitent sont libérés, car il y a moins besoin d’effectifs ce jour-là. Les salariés musulmans préfèrent ne pas travailler pour l’Aïd plutôt que le jour de Noël, mais nous avons besoin de peu de personnel le 25 décembre car il y a moins de passagers. »

Peu importe le sacro-saint dimanche chômé pour les pratiquants juifs car le chabbat, jour de repos, débute juste avant le coucher du soleil le vendredi et dure jusqu’au samedi soir. Pratique du judaïsme et travail ne font pas toujours bon ménage, d’autant moins les mois d’hiver puisque, le vendredi, toute activité doit être arrêtée vers 16 heures. « Il suffit de s’arranger avec son employeur pour être libéré plus tôt le vendredi », indique Gabriel Vadnaï, directeur du Bureau du chabbat, organisme qui aide les Juifs pratiquants à trouver un emploi. Selon lui, mieux vaut se mettre d’accord dès l’entretien d’embauche, avant la signature du contrat.

Certaines professions, dans le commerce de détail, par exemple, se prêtent peu à la pratique de la religion juive, du fait du travail le samedi. « Des métiers comme celui d’expert-comptable, qui demande d’être présent 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 en période de bilan, sont dif­ficilement compatibles, indique Gabriel Vadnaï. Dans la banque, les opérations de fusion-acquisition ne sont pas non plus propices, car ça ne s’arrête jamais, il faut être disponible le samedi. » Quant à la nourriture, ceux qui souhaitent manger kasher n’ont qu’à apporter leur déjeuner, selon le responsable du Bureau du chabbat.

Dans les centres d’appels Webhelp, la direction ne voit pas d’inconvénient à ce que les salariées qui le désirent travaillent voilées. Pourtant, elles sont régulièrement en contact physique avec les clients qui se déplacent à l’agence. Depuis 2010, les distributeurs automatiques contiennent des produits halal. « Cela correspondait à une demande des salariés, il n’y a même pas eu de débat car nous sommes favorables, de façon générale, à la diversité sur nos sites », indique Évelyne Deneys, DRH du groupe. Pourtant, la question est parfois délicate à traiter pour les responsables des ressources humaines. Contrairement à la fonction publique, la conduite des entreprises ne repose sur aucune règle en la matière. Le maître mot ? Le bon sens. Pour aider les managers à la prise de décision, EDF s’est fait aider par le cabinet Cultes et Cultures Consulting, fondé par l’anthropologue du fait religieux Dounia Bouzar. Faut-il laisser un salarié pratiquant le ramadan monter à un poteau ? Et que faire lorsqu’une employée se présente le visage voilé ? Une grille a été établie pour résoudre ces dilemmes. Le manager doit d’abord se poser la question de la légalité et de la dangerosité avant d’entamer le dialogue avec la personne concernée.

Dounia Bouzar a également offert ses services à Randstad, qui a formé son comité directeur et ses managers RH au fait religieux en 2010. « Souvent, les responsables du personnel sont bloqués par leurs propres barrières, ils sont aux prises avec des stéréotypes : dans leur esprit, tout ce qui touche au fait religieux est censé rester dans la sphère privée. Certains réagissent de façon extrême et en perdent leur bon sens. Il y a donc un risque de crispation des positions, ce qui est générateur de malaise », indique Aline Crépin, directrice de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) de Randstad en France. « Il n’y a pas de méthode, il faut apprécier le sujet avec pragmatisme et neutralité, en se posant des questions telles que : la personne voilée est-elle en contact avec la clientèle ? Quel type de foulard porte-t-elle ? La demande est-elle légitime et réa­lisable en termes organisationnels  », conseille la directrice de la RSE.

Règlement intérieur. Ce n’est pas l’avis de Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS : « Le mieux est d’aborder la question dans le règlement intérieur. Celui-ci mentionnera, par exemple, que le salarié en contact avec la clientèle portera une tenue décente et neutre. Lorsque cela est clair au moment de la signature du contrat, en général, cela se passe bien. » C’est d’ailleurs la po­sition qui a été adoptée par Auchan. Passant outre l’avis de la Halde, l’enseigne a intégré dans son règlement interne l’interdiction faite au personnel de caisse de porter un vêtement exprimant une quelconque religion. Côté syndical, tant la CFTC que la CGT ne préconisent aucun règlement. Et en appellent, tout simplement, au bon sens.