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Vie des entreprises

Chasse à courre, à cor et à cri sur le World Wild Web

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.01.2012 | Jean-Emmanuel Ray

Les règlements de comptes professionnels ne datent pas d’hier : nombre de personnes publiques, de dirigeants, voire de cadres, en avaient déjà fait l’objet. La différence avec Internet ? Ce qui hier restait cantonné à la machine à café, à la brasserie du coin ou au quotidien local prend une ampleur considérable, particulièrement dommageable pour la personne visée.

Du collège à l’entreprise, pourquoi ces dérapages se sont-ils banalisés ? Car ce ne sont plus les seuls sachants (journalistes, experts…) qui s’expriment sur quelques médias bien identifiés. Pour reprendre la formule de Jean Cocteau : « Le problème aujourd’hui, c’est que la bêtise pense », a fortiori sur le Web 2.0. Car la communication y est gratuite, mondiale et donc difficilement contrôlable. Pour nombre d’internautes, grâce à l’anonymat et aux pseudos, il s’agit d’un monde virtuel où les responsabilités habituelles n’ont plus cours. Ce n’est parfois plus un seul Big Brother qui vous poursuit de sa hargne, mais des dizaines de Little Brothers chassant en meute sans véritable chef identifiable.

CHASSE À L’HOMME À LANNION

Paisible agent général d’assurances des Côtes-d’Armor, M. A. licencie au bout de six mois M. X, un chargé de clientèle auteur de multiples fraudes et coupable d’absences. Mais, au cours de son préavis, ce dernier se livre sous de nombreux pseudos à une véritable campagne de dénigrement et de diffamation sur le Net : création de profils Facebook où il raconte ses prétendus malheurs, mais avec le nom réel de l’entreprise et les coordonnées de son supérieur. Il crée le maximum de liens vers tous les sites possibles : compagnies d’assurances concurrentes, Canal Plus ou le Télégramme, forums de discussion ; mais aussi vers celui du lycée où M. A. avait été élève, et celui où étaient inscrits ses enfants. Sans parler des nombreux courriels adressés à tous les assureurs français. Sur Google, ce trafic fait monter l’agence en cause : « Contre la mise à mort d’un salarié » arrive finalement au deuxième rang. Au siège de l’assureur Z., à Paris, cette contre-publicité n’est guère appréciée, et on le fait savoir du côté de Lannion. Tout cela finit par porter sur la santé mentale de M. A., comme le cons­tate son médecin.

M. X l’ayant bêtement assigné devant le conseil de prud’hommes pour défaut de cause réelle et sérieuse, M. A. forme une demande reconventionnelle pour harcèlement et dénigrement : il obtiendra du conseil de prud’hommes de Guingamp 15 000 euros de dommages et intérêts le 20 novembre 2011, avec 800 euros au titre de l’article 700.

Le juge commence logiquement par écarter l’argument d’incompétence : M. X était en cours de préavis, donc sous la subordination de son employeur. Mais si le contrat de travail avait disparu lors des dérapages en cause, il se serait agi d’un contentieux entre citoyens : exit le droit du travail, retour des juridictions de droit commun et en particulier du médiatique tribunal de grande instance appliquant la loi Internet du 21 juin 2004, ou celle du 29 juillet 1881 sur les délits de presse.

Après avoir légitimement rappelé l’obligation de loyauté inhérente à tout contrat, le juge breton énonce que « cette obligation consiste de façon générale à ne pas nuire à la réputation et au bon fonctionnement de son employeur [sic], notamment par des actes de dénigrement contraires à l’intérêt de l’entreprise. En application de ce principe, le salarié qui blogue en dehors de ses heures de travail ne doit pas évoquer de façon négative son entreprise »: ce qui semble excessif en termes de liberté d’expression. Puis, constatant qu’il résulte « des allégations de M. X une atteinte à l’image et à la réputation de l’employeur qui justifie l’existence d’un préjudice ouvrant droit à réparation », sans évoquer expressément la faute lourde du salarié, intention de nuire ouvrant seule la voie d’une réparation civile à l’égard de l’employeur (CS, 30 mars 2011), il condamne. Vu la publicité faite à ce jugement, le salarié en cause va avoir du boulot pour en trouver, et être sanctionné par là où il a fauté : justice est faite. Et le joli principe « qui casse paie », en justice, c’est rassurant. Mais parfois un peu court.

D’ABORD PRÉVENIR

Il faut donc commencer par :

– Avoir un QI numérique minimal. Ne pas laisser traîner sur les réseaux sociaux externes mais aussi internes des photos, informations ou commentaires acides : tout ce qu’on « publie » peut être rendu « public ». Et nos chères collégiennes doivent savoir que la photo « vraiment trop ouf » de maman déguisée en esclave sexuelle pour le cinquantième anniversaire de sa meilleure amie ne doit pas être mise en ligne.

– Surveiller son image numérique. Ouvrir sur 123people.fr une alerte gratuite et son équivalent sur Facebook afin de pouvoir suivre en temps réel son e-réputation.

Mais attention à la tradition de liberté universitaire du Net, à sa tonalité adolescente et à son humour potache ; la création par de facétieux collègues d’un groupe sur Facebook (« Pour que notre Dieu DRH Daniel R. soit enfin nommé ministre du Travail en juin 2012 ») vous vaudra en interne quelques remarques sur votre ego. Mais agir en justice, oubliez ! Car le Web 2.0, c’est la victoire des soixante-huitards : un monde peace and friends où l’appel au droit et a fortiori au juge est vécu comme une incongruité : ce malotru n’a manifestement pas les codes propres au Net.

ACTION EN JUSTICE ET ARROSEUR ARROSÉ

Il est bien sûr possible de poursuivre le fautif en justice. Tel ce directeur d’une usine d’Amiens injurié sur Internet par le secrétaire général du syndicat local et qui a fait citer directement ce dernier devant le tribunal correctionnel (Cass. crim., 7 décembre 2010 : 2 500 euros d’amende pour injures publiques envers un particulier). Car, comme l’a rappelé la première chambre civile le 17 mars 2011, « le principe de libre détermination du contenu des tracts syndicaux ne permet pas à leur auteur de s’affranchir des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur les délits de presse ».

Mais, au-delà des difficultés pratiques liées à l’identifi­cation précise des auteurs des dérapages, à celle de leur fournisseur d’hébergement ou d’accès, à la constitution des preuves et au respect des procédures, l’appel au juge compétent (conseil de prud’hom­mes ou TGI) se révèle dans la plupart des cas contre-productif.

– Le temps du juge n’est pas celui d’Internet : dans l’affaire Secodip, le site CGT avait mis en ligne les informations confidentielles le 23 novembre 2004, le TGI s’étant prononcé en référé le 3 décembre ; la cour de Paris avait réformé son ordonnance le 15 juin 2006, et la chambre sociale avait cassé le 5 mars 2008. Plus de quarante mois, est-ce bien raisonnable ? S’agissant d’Internet en particulier, douze jours entre l’assignation et l’ordonnance donnent largement le temps de diffuser l’information ailleurs, ou de créer de multiples sites miroirs au contenu identique.

– Pour ce qui est des injures ou de la diffamation, il s’agit du droit de la presse, au régime extrêmement protecteur de la liberté d’expression, excluant le régime général de responsabilité de l’article 1382 du Code civil (Cass. civ., 1°, 6 octobre 2011, à propos d’un blog dénigrant). Faiblement sanctionné s’il est question d’infractions non publiques (38 euros d’amende), le droit de la presse multiplie les détails procéduraux réservés aux spécialistes : prescriptions brèves et complexes, moyens de défense efficaces (excuse de provocation pour l’injure, de bonne foi pour la diffamation)…. De quoi aboutir à un rejet par le tribunal, rejet souvent utilisé par votre adversaire : « Machin nous a assignés : mais le juge X vient de le débouter. Nous disions donc la vérité ! » Ce qui est inexact, mais l’arroseur, la victime, finit très arrosée.

– Comme l’a enfin montré au printemps 2001 le feuilleton Danone contre un curieux « Réseau Voltaire » qui appelait au boycott à la suite de la fermeture du site LU, dans notre monde de victimisation, une victoire judiciaire peut se transformer en défaite médiatique : Goliath bafouant la liberté d’expression de David…

« EFFET STREISAND » ET « EFFET WIKILEAKS »

La riposte à une information provocante sur le Web doit donc d’abord faire l’objet d’une réflexion en termes de communication : le remède supposé ne va-t-il pas être pire que le mal, l’information restée inconnue étant alors reprise partout ?

– « Effet Streisand »: choquée de voir, en 2003, des photos de sa magnifique propriété mises en ligne sur un site obscur, la star américaine Barbara Streisand demande à ses law­yers de les faire supprimer par la justice : ce qu’elle obtiendra du site dont les connexions ont été multipliées par 10 000 le mois suivant, avec diffusion mondiale des photos.

– « Effet WikiLeaks »: il ne s’agit plus ici d’informations n’in­téressant pas grand monde, mais d’une action en justice analysée par le très libertaire monde du Net comme une intolérable censure. Par provocation, principe, solidarité ou jeu tout simplement, nombre d’internautes créent alors des sites miroirs et/ou reproduisent les informations bientôt déclarées illicites. Militants, voire marketeurs, ont parfaitement intégré cet effet : ainsi de la provocante campagne de Benetton en novembre 2011 avec un photomontage du pape embrassant un imam : la justice immanente aurait été un meilleur choix.

QUE FAIRE ? TOUT SAUF LE JUGE

– Demander à Facebook (voire saisir la Cnil) de retirer des propos diffamants ou mettant en cause des données personnelles.

– S’assurer les services d’entreprises spécialisées (cf. www. reputation.com) se chargeant de joindre les responsables des dérapages en vue d’un retrait ; mais aussi et surtout d’inonder le Web d’informations (positives) sur le même sujet, ce qui permet de faire descendre au-dessous du dixième rang le classement sur Google. Coût dans l’affaire de Lannion : 8 500 euros.

– Le droit de réponse en ligne s’exerce à titre gratuit : ouvert « à toute personne nommée ou désignée » ne devant pas justifier forcément d’un préjudice, il donne parfois lieu à une réponse qui relance le trafic.

– Saisir l’hébergeur qui, ainsi avisé, doit « promptement » faire le ménage nécessaire : suppression du propos, voire du site tout entier. Conseil : « Pour vivre heureux, vivons cachés ».

FLASH
Nouveau délit d’usurpation d’identité numérique

Problème éprouvant : un tiers souvent bien renseigné (ex-salarié, collègue) vole votre identité et crée des blogs diffamatoires ou pleins de rumeurs sordides, participe à des forums où tout le monde se demande ce qui vous a pris de déraper aussi gravement. La loi du 14 mars 2011 a, d’une part, élargi le délit visant cette plaie frappant 200 000 personnes par an : « Le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou de faire usage d’une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération. »

Elle l’a, d’autre part, étendu avec les mêmes peines (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende) lorsque le délit intervient « sur un réseau de communication au public en ligne » (article 226-4-1 du Code pénal).

Quant aux sites utilisant votre nom, souvent suivi de divers noms d’oiseaux (www.hdurrant.escroc), ils tombent sous le coup de l’article R. 20-44-46 du Code des postes et des communications électroniques : « Un nom identique à un nom patronymique ne peut être choisi pour nom de domaine, sauf si le demandeur a un droit ou un intérêt légitime à faire valoir sur ce nom, et agit de bonne foi. »

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray