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Au bonheur des salariés

Dossier | publié le : 01.01.2012 | Sabine Germain, Rozenn Le Saint

Suffit-il de proposer des activités épanouissantes pour rendre ses salariés heureux ? Trop simple. La quête du bonheur relève davantage de l’organisation et de la culture managériale. À moins que le discours sur le bien-être ne soit un avatar du productivisme.

Le P-DG du site américain de vente en ligne Zappos.com est un drôle d’oiseau : Tony Hsieh a fait du bonheur son principe de management. Il en explique quelques axes dans son autobiographie, l’Entreprise du bonheur (Leduc.s Éditions, 2011). À l’issue de leurs quatre semaines d’intégration, par exemple, les collaborateurs qui démissionnent se voient remettre un chèque de 2 000 dollars. « Nous voulons être sûrs que nos employés ont plus envie de rester chez nous que de toucher ce chèque », explique-t-il.

Parce que des salariés heureux sont plus productifs Ce lieu commun, érigé en dogme managérial, fait bondir Maurice Thévenet, professeur au Cnam et à l’Essec Business School : « Il n’a jamais été prouvé scientifiquement que le bonheur ou le bien-être améliorent l’efficacité au travail. Voyez le cantonnier de Fernand Raynaud : il était peut-être heu-reux, mais certainement pas productif. » Loin de nier l’existence de la souffrance au travail, Maurice Thévenet se demande pourquoi cette aspiration au bonheur se focalise sur le monde du travail : « Les gens sont-ils plus heureux dans leur vie de couple, leurs relations de voisinage, les transports en commun Après tout, le travail n’est jamais qu’une expérience humaine comme les autres… »

Engagement personnel. Comme les autres, certes, mais surinvestie : selon l’enquête mondiale sur les valeurs réalisée dans 80 pays du monde (World Values Survey), les Français arrivent en trentième positon mondiale, mais au premier rang des pays développés, quand on leur demande quelle valeur ils accordent au travail. Pour Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, les Français se partagent en trois catégories à peu près équivalentes : il y a ceux qui considèrent que leur travail est un gagne-pain, ceux qui en attendent un épanouissement, et ­enfin ceux qui y voient le moyen d’avoir une place dans la société. « Les directions d’entreprise ont entretenu et sollicité le développement d’une idéologie de l’épanouissement au travail en mettant en œuvre, au cours des années 80, des modes d’organisation censés favoriser l’autonomie et la prise de responsabilité, et en sollicitant l’engagement personnel », explique-t-elle dans une tribune publiée dans le Monde du 22 novembre 2011. Le discours sur le bonheur et l’épanouissement ne serait-il donc qu’une vaste escroquerie ?

Les 350 DRH qui ont assisté, le 13 octobre, au colloque organisé par l’Association nationale des DRH (ANDRH) et le cabinet de conseil Transition Carrières sur le thème du bonheur en entreprise (« Bonheur en entreprise : hasard ou nécessité ») risquent de trouver la question brutale. « Il faut croire que le sujet les a attirés : 350 participants, c’est 10 fois plus que lors de nos rencontres classiques, quand nous abordons des thèmes opérationnels tels que la GPEC ou les pratiques d’évaluation », observe Marie-Catherine Beltran, directrice associée de Transition Carrières. Ce qui ne l’étonne pas outre mesure : « En vingt ans d’accompagnement individuel, j’en ai rencontré des salariés malheureux ! Séduite par les propositions formulées par Laurent Gounelle, j’ai eu envie de partager avec des DRH. »

Laurent Gounelle est un ancien consultant en ­formation reconverti dans l’écriture de romans (dernier ouvrage : Dieu voyage toujours incognito, éditions Anne Carrière, 2010) mêlant analyse de l’entreprise et développement personnel : « La vocation des entreprises n’est évidemment pas d’assurer le bonheur de leurs salariés, admet-il. Mais elles ont tout intérêt à leur donner les conditions du bonheur et de l’épanouissement. Le management par le stress a atteint ses limites : il use les gens et bride la créativité. » Une refonte complète des équipes et des missions RH lui semble nécessaire : « On ne peut pas demander aux mêmes personnes d’accompagner les salariés dans leur développement de carrière et de les sanctionner ou de les licencier. Les licenciements devraient être portés par la direction financière : elle assumerait ainsi ses responsabilités et laisserait les équipes RH se concentrer sur leur rôle de coachs internes, avec qui les salariés se sentent suffisamment en confiance pour avouer leurs fragilités et progresser. »

Assumer ses fragilités est devenu le credo de Gontran Lejeune depuis cette sombre année 2008 qui a vu la grippe aviaire s’attaquer à l’entreprise familiale, Lejeune, de négoce de volaille et de charcuterie. « Le chiffre d’affaires a plongé de 40 %. Cela a duré plus de six mois. Les salariés se doutaient bien que la situation était grave. Mais j’ai soigneusement veillé à sauver les apparences. Jusqu’au jour où, miné par le stress, j’ai fini par lâcher la phrase salvatrice : ”J’ai 548 000 euros de fonds propres et 32 salariés. Si ça continue, dans huit mois, nous sommes morts.” Mais j’ai décidé de ne pas licencier. » En partageant cette fragilité, Gontran Lejeune a créé un véritable élan, les opérateurs proposant eux-mêmes des solutions pour réduire les coûts. « Cette expérience a radicalement changé la culture de l’entreprise, insufflant une dynamique de confiance entretenue par une réorganisation complète de l’entreprise. » Depuis, Gontran Lejeune a quitté la direction opérationnelle de l’entreprise familiale pour rejoindre le cabinet de conseil en ressources humaines Bienfait & Associés. Il y développe la même vision de l’entreprise : « À force de diviser et de tayloriser le travail, on lui a enlevé tout son sens. On n’a jamais autant parlé d’éthique, de responsabilité sociale et de bonheur, mais on ne les a jamais aussi peu vus. »

Crise morale. Pascal Jouxtel, associé d’Eurogroup Institute, interprète cela comme « la faillite d’un système rationaliste qui régit le monde depuis près de trois siècles. La crise actuelle n’est pas qu’économique ; elle est aussi morale. Le questionnement sur le bonheur, de plus en plus présent, en est une manifestation concrète ». La formation des cadres dirigeants ne leur permet pas de prendre la mesure du phénomène : « Tout au long de leur cursus et de leur vie professionnelle, on leur a demandé d’évacuer l’émotion et la subjectivité au profit de process. Il faut croire qu’ils y sont parvenus puisqu’ils sont devenus cadres dirigeants. Mais ils ont totalement déshumanisé l’entreprise. Or, quand vous mettez l’humain à la porte, il revient comme un boomerang par la fenêtre. » Volontiers ironique sur la quête de bonheur des salariés, Maurice Thévenet rejoint Pascal Jouxtel sur ce point : « L’humain, c’est difficile à gérer. Alors on préfère se concentrer sur la technique. Le problème, c’est que le facteur humain reste le principal moteur de l’implication des salariés. Quand on leur demande ce qui les motive, une variable revient systématiquement : la qualité perçue des relations humaines au travail. » Avant l’argent ou la reconnaissance.

Depuis quelques années, les entreprises les plus attentives envers leurs salariés en termes de sécurité de l’emploi et de protection sociale sont aussi celles dans lesquelles les salariés sont les plus malheureux, note Pascal Jouxtel en faisant référence au secteur bancaire, mais aussi aux grandes entreprises du secteur public. Comme si les avantages statutaires et matériels étaient une contrepartie à la déshumanisation. » À ses yeux, le retour à plus de sérénité dans les relations repose sur trois facteurs clés : « Une refonte du système de valeurs du leadership, l’instauration de règles vertueuses et la libération de la parole. » Ce qui fait sourire Serge Bonnafé, DRH de l’Ocirp (80 salariés), président du groupe ANDRH Paris 8e Élysée et coorganisateur du colloque déjà cité : « Nos collaborateurs doivent être drôlement heureux si je me réfère à la façon dont ils critiquent la direction ! Plus sérieusement, cette liberté de parole me semble fondamentale. » Le développement du Web 2.0 devrait encourager cette liberté de parole. Mais les grandes entreprises font tout pour y verrouiller une information dont elles peinent à lâcher le contrôle. La quête du bonheur semble sans fin…

Tout dépend du climat social

Cours de yoga, chorale ou atelier de jardinage : ces activités font-elles le bonheur des salariés ? « Elles ne peuvent pas leur faire de mal ! sourit Laurent Gounelle, ex-consultant devenu auteur pour explorer la question du bonheur. Mais elles relèvent du gadget si elles ne s’inscrivent pas dans une démarche plus profonde. »

Partager des activités épanouissantes, hors de tout cadre hiérarchique, peut enrichir les relations interpersonnelles. Mais la façon dont elles sont vécues par les salariés reste étroitement liée au climat social : « Une remise des prix un peu ringarde en apparence peut devenir très émouvante si elle a du sens pour l’ensemble des salariés, estime Maurice Thévenet, professeur au Cnam et à l’Essec Business School. En revanche, une fête grandiose peut être perçue comme une gabegie dans un climat de défiance. »

DRH de l’Ocirp, Serge Bonnafé encourage les 80 salariés de cette institution de prévoyance à s’engager dans des activités solidaires : « Nous participons au financement de leurs congés solidaires et avons soutenu, cette année, leur participation au Pandathlon, organisé par le WWF pour défendre la biodiversité. Seule contrainte : nous demandons aux salariés concernés de partager ensuite leur expérience avec leurs collègues. Je vous assure que, dans ces conditions, les 20 000 euros investis par l’employeur ont des retombées inestimables. »

Auteur

  • Sabine Germain, Rozenn Le Saint