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“Les politiques ont renoncé à changer la société”

Actu | Entretien | publié le : 01.09.2011 | Laure Dumont

Aux yeux de cette sociologue, les cabinets ministériels, peuplés de gestionnaires pragmatiques, soumis au diktat de l’actualité, manquent de vision politique.

Une sociologue qui s’intéresse aux cabinets ministériels, c’est une première. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Ma curiosité est née du discours fantasmatique que tenaient à leur sujet les hauts fonctionnaires du ministère de l’Emploi, rencontrés pour mon mémoire de maîtrise. Les cabinets étaient décrits comme des lieux de toute-puissance, comme un espace de non-droit qui échappe à tout contrôle. De fait, j’ai eu du mal à y entrer, mes demandes d’entretien ont commencé par toutes être refusées. Ma démarche a suscité beaucoup de méfiance au départ, car c’est un milieu très fermé qui vit dans l’ombre.

Qu’avez-vous constaté au cours de votre recherche ?

J’ai d’abord découvert qu’ils avaient un rythme de vie fou. Je n’avais pas imaginé à quel point leur engagement était un don de soi, presque un sacerdoce. Beaucoup divorcent ou se séparent de leur conjoint dans les deux premières années de cabinet. Il y a chez eux une véritable dévotion, soit à l’égard de leur ministre, soit pour des grandes causes qui leur tiennent à cœur, comme l’écologie, le handicap… Ils se sentent investis d’une mission, mais ils sont aussi soumis au bon vouloir du ministre. Ils sont très seuls, dans un milieu très compétitif où il ne faut montrer aucun signe de faiblesse. Tous les coups sont permis. Ils se réfèrent beaucoup aux grands sportifs, et valorisent l’action individuelle du sportif qui veut changer sa place dans la société. Or les politiques sont là pour changer la société.

Quels sont les profils de ces conseillers qui sacrifient donc beaucoup ?

C’est un milieu très masculin, avec beaucoup d’énarques. Mais les profils ont beaucoup évolué depuis le milieu des années 90. Avant, pour les jeunes énarques, passer quelques années en cabinet était un véritable accélérateur de carrière. Maintenant, les conseillers se plaignent plutôt de l’effet inverse. Certains ont même du mal à se recaser. Les cabinets n’ont plus bonne presse, l’image des politiciens s’est beaucoup dépréciée. Aujourd’hui, la voie royale passe par les grandes entreprises et, dans l’entourage des politiques, les conseillers sont désormais davantage recrutés dans le monde de la communication ou des nouvelles technologies, sans avoir les salaires pratiqués dans ces métiers. Le plus surprenant est qu’ils se disent « apolitiques » et « pragmatiques ».

Les conseillers qui gardent une part importante de militantisme et d’idéologie, souvent les plus âgés, sont ringardisés et isolés. Aujourd’hui, les conseillers ministériels, que l’on soit dans un gouvernement de droite ou de gauche, sont des gestionnaires. Leur arme, ce sont les chiffres, qui sont sans odeur ni couleur, incontestables de leur point de vue.

Pour eux, il n’y a pas d’alternative, c’est ainsi que se fait la politique moderne. Avec la Lolf [la loi organique relative aux lois de finances, NDLR], ils partent du réel et font avec les moyens disponibles, plutôt que de partir d’une idée, même utopique, et d’essayer de trouver les moyens de la mettre enœuvre. C’est un appauvrissement total de la pensée.

Vous décrivez même un désarroi, voire une déprime chez ces conseillers…

Ils sont des techniciens, sans l’être réellement. Ils essaient de jouer la carte de la gestion sans la maîtriser vraiment, car ils ne sont pas les meilleurs en la matière. Parallèlement, ils sont assez mal à l’aise dans la compassion, qui est aussi une dominante de la politique moderne. Et ils travaillent toujours dans l’urgence. C’est le flux de l’actualité qui fait l’emploi du temps des cabinets. Un événement survient et tout le cabinet se mobilise pour le traiter toutes affaires cessantes, préparer la réponse du ministre, son déplacement sur les lieux, la réception des familles des victimes, etc. Les conseillers sont scotchés à l’actualité et doivent toujours se montrer prêts à réagir. L’urgence a toujours existé dans les cabinets mais, avant, elle était décrétée par le ministre. Il n’avait pas à s’exprimer sur tout, tout le temps.

Comment changer cette manière de faire ?

Les anciens conseillers que j’ai rencontrés racontent qu’ils étaient portés par une vision politique, par des grands projets territoriaux ou sociaux, comme les congés payés, la réforme du temps de travail, etc., qui allaient changer la France. Il y a à présent une impuissance à changer la société. Dans les années 90, les politiques ont non seulement renoncé à changer la société, mais aussi à la penser. Aujourd’hui ils la pansent, et leurs cabinets traitent au cas par cas les problèmes de 60 millions de Français. Ce qui est fou. Ils se mettent dans des situations inextricables.

AUDE HARLÉ

Sociologue, maître de conférences à l’université de Perpignan, elle est rattachée au Laboratoire Icress (Institut catalan de recherche en sciences sociales) et membre associée du Laboratoire de changement social de Paris 7.

Après un mémoire consacré aux hauts fonctionnaires du ministère de l’Emploi, elle a réalisé sa thèse sur les cabinets ministériels. Ce travail, le Coût et le Goût du pouvoir : le désenchantement politique face à l’épreuve managériale. Sociologie clinique des cabinets ministériels (Dalloz, 2010), a reçu en 2009 le prix de Thèse du Sénat et le prix Le Monde de la recherche universitaire.

Auteur

  • Laure Dumont